Lieux communs – sur Opening Night mis en scène par Cyril Teste
Parmi les lieux communs de la critique, il en est un consistant à s’étonner de la fréquente transposition de films au théâtre : relevons, pour cette saison théâtrale 2018-2019, l’adaptation de Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman (monté par Julie Deliquet à la Comédie-Française), Les Analphabètes, librement inspiré de Scènes de la vie conjugale de Bergman encore (conçu par le Balagan’ retrouvé et joué au Théâtre Gérard-Philipe à Saint-Denis), Fric Frac d’Édouard Bourdet (mis en scène par Michel Fau au Théâtre de Paris), ou encore Western d’après La Chevauchée des bannis de Lee E. Wells (créé par Mathieu Bauer au Nouveau théâtre de Montreuil).
Lieu Commun
Si la récurrence de Bergman peut être imputable au centenaire de sa naissance célébré en 2018 – le théâtre comme les autres arts suivant le rythme des commémorations –, si l’omniprésence de la Nouvelle vague peut avoir à voir, comme le suggère la journaliste Lucile Commeaux, avec une recherche d’un certain type de jeu, détaché ou désinvolte, la transposition de films au cinéma n’est en rien une nouveauté. Tout comme le cinéma s’est, depuis ses débuts, largement inspiré d’autres œuvres (littéraires, dramatique, sérielles), le théâtre (notamment Broadway) est également régulièrement allé voir du côté du septième art. Au-delà du goût d’un artiste pour une œuvre déjà existante, le désir de s’en saisir à travers son médium, il traîne dans cette liaison ancienne d’autres raisons, plus mercantiles. Un scénario inspiré d’un texte littéraire, une pièce inspirée d’un film, ont déjà un public potentiel, curieux de découvrir l’adaptation. Le succès préalable d’une œuvre permet d’apporter certaines garanties et ces projets sont, de fait, plus rassurants pour des producteurs, les garanties étant parfois renforcées par la constitution d’un casting séduisant.
À l’aune de ces éléments, l’adaptation par le metteur en scène Cyril Teste d’Opening Night, célèbre film de John Cassavetes sorti en 1978 aux États-Unis, en 1992 en France – tout comme le choix de la star Isabelle Adjani pour endosser le rôle de Myrtle Gordon (jouée dans le film par la géniale Gena Rowlands, épouse de Cassavetes) –, s’inscrit dans un mouvement assez commun : la contamination du théâtre public par les logiques du star-system et les dialogues fructueux entre théâtre et cinéma. Sauf qu’en choisissant Opening Night, Cyril Teste redouble ce dialogue, l’amplifie, le creuse, le film de Cassavetes constituant l’une des œuvres cinématographiques les plus puissantes sur le théâtre, le travail de l’acteur, son engagement, ses limites.
Dans Opening Night, nous suivons la vie de Myrtle Gordon, célèbre comédienne, et de la troupe qui l’entoure : le metteur en scène Manny Victor (avec qui Myrtle eut autrefois une liaison) et sa femme Dorothy, le producteur, l’autrice de la pièce Sarah Goode, le comédien Maurice Aarons. En attendant le « soir de la première » à New York qui se tiendra à la fin du film, la troupe est en tournée de rodage dans des villes moyennes et alterne représentations et répétitions de The Second Woman. Dans cette pièce de Sarah Goode, cette « deuxième femme » est celle que toute femme d’âge mûre doit accepter de voir advenir en vieillissant, avec une diminution de son pouvoir et de ses capacités. Tel un documentaire, le film débute par un passage de représentation à New Heaven de la pièce. Coulisses, public dans la salle, entrées et sorties des comédiens : c’est une équipe artistique au travail qui nous est donnée à voir.
Mais en sortant de la représentation, la troupe est confrontée à un drame. Nancy Stein, une jeune fan, est mortellement renversée par une voiture. Si ces collègues demeurent indifférents, l’accident trouble profondément Myrtle Gordon, d’autant que Nancy Stein s’était à la sortie du théâtre accrochée à elle, en larmes et suppliante. Le film suit au plus près les multiples soubresauts de la crise existentielle qui affecte Myrtle, la comédienne peinant à oublier la jeune femme comme à se saisir de son rôle. Dans une écriture complexe et à double-fond, Opening Night entremêle des réflexions sur le travail de l’acteur, le sens du jeu, la constitution d’un rôle, l’interpénétration de l’art et de la vie, et sur la vieillesse. Notamment pour une femme, notamment actrice, notamment célèbre.
Lieu commun (bis)
Parmi les lieux communs de la critique, il en est un autre : la récente apparition de la vidéo et des caméras sur les plateaux de théâtre. Sauf que là aussi, la vision est partielle. Certes, avec le développement des technologies et l’arrivée de générations ayant grandi avec ces médias, la vidéo est plus que fréquente. Néanmoins, sa présence n’est pas nouvelle. Comme l’explique la directrice de recherche émérite au CNRS Béatrice Picon-Vallin (universitaire travaillant depuis plus de trente ans sur les liens entre le cinéma et le théâtre) : « Les rapports entre théâtre et cinéma existent depuis la naissance du cinéma. En Russie, en Allemagne, ou encore en France, les metteurs en scène qui se sont emparés du médium cinématographique sont nombreux (Vsevolod Meyerhold, Erwin Piscator pour citer les plus importants dans les années 1920). Évoquons Josef Svoboda et Jacques Polieri dans les années 1960, l’un Tchèque, et l’autre Français – si peu connu. » Évoquant les artistes explorant aujourd’hui cet usage, Béatrice Picon-Vallin cite volontiers le travail du collectif MxM et de son metteur en scène Cyril Teste.
C’est qu’au sein de ce collectif créé en 2000 avec le concepteur de lumières Julien Boizard et le compositeur Nihil Bordures, Cyril Teste impulse depuis 2015 des « performances filmiques » : des créations dont les contours formels sont définis par une charte[1]. À l’image du Dogme95 initié pour le cinéma par les réalisateurs danois Lars von Trier et Thomas Vinterberg, la charte de MxM répond aux contingences et nécessités du plateau. Au vu d’une telle démarche, le souhait de MxM de se saisir d’Opening Night semble évident, d’autant que Cyril Teste revendique au titre de ses influences le travail du réalisateur américain. Pour son adaptation, le collectif épure le film, dans sa durée – passant de 2h24 à 1h15 – et son récit. Plutôt que de représenter certaines situations (la mort de Susan, la visite chez ses parents, les errances de Myrtle, etc.) le spectacle de Teste les raconte. De même, certains personnages disparaissent (le producteur, l’autrice), d’autres sont moins présents (Nancy Stein) ou seulement évoqués (l’épouse de Manny Victor). Ces derniers choix atténuent la polysémie fertile de la métaphore de la « deuxième femme », le film étant hanté de deuxièmes femmes : il y a Susan, le spectre de la jeunesse de Myrtle, et il y a Dorothy, l’épouse actuelle de Manny et ancienne rivale de Myrtle.
Ce recentrement opéré par Cyril Teste sur le trio Myrtle Gordon-Manny Victor-Maurice Aarons s’accompagne également d’une redistribution des positions. Le metteur en scène est ici plus jeune que Myrtle Gordon, cet écart d’âge valant mise en abîme du rapport entre Cyril Teste et Isabelle Adjani. En simplifiant la narration, ces resserrements de focale tendent à appauvrir le propos – exit ainsi la tension entre l’individu et le groupe via les conflits entre Myrtle et le reste de la troupe –, à empêcher ambiguïté et profondeur d’advenir. Là où le film de Cassavetes tire sa puissance de sa durée, de sa lente et intense exposition d’états émotionnels, laborieuse plongée sensible, le spectacle de Teste, en substituant à la traversée de certains sentiments leur seul récit devient tantôt elliptique, tantôt simpliste, trop peu incarné.
Lieux communs (au pluriel, donc)
Néanmoins, les accointances existent bel et bien entre l’œuvre et sa reprise, dans le souci de travailler l’imprévisible, dans les procédés utilisés pour y parvenir, comme dans le jeu de miroirs et de mise en abîme entre théâtre et cinéma, représentation et répétition. Si Opening Night (le film) n’est ni le théâtre dans le théâtre, ni le film dans le film, mais la pièce dans le film, Opening Night (la pièce) serait le théâtre dans le théâtre contaminé par le film. Cette présence du cinéma est énoncée d’emblée, le grand écran où sera projeté les vidéos live noir et blanc constituant l’un des éléments décoratifs du salon bourgeois. Et tout comme le film débute par les hors-champs du théâtre avec une représentation, le spectacle débute avec la répétition d’une scène du spectacle que le public s’attend à voir. Jouée en coulisses et retransmise sur l’écran, cette séquence introductive donne le ton : la mise en abîme sera perpétuelle.
Le spectacle ne cesse de travailler à la répétition de la représentation, et met en scène ce qui demeure habituellement pour les spectateurs de l’ordre de l’invisible : les essais, les difficultés d’une actrice pour modeler son personnage, les liens parfois conflictuels entre les comédiens et le metteur en scène. On retrouve ici l’enjeu du film, montrer que ce qui se joue au plateau est traversé des humeurs, émotions, expériences de la vie. De même, les acteurs sont également poursuivis par la caméra, la légèreté de cette dernière et les modalités de tournage rappelant les conditions du cinéma direct documentaire. Ce faisant, cet œil ultra-mobile libère autant le jeu du comédien qu’il lui impose une surprésence, l’acteur étant tout le temps susceptible d’être vu, mis à nu.
À ce défi de présence pour les interprètes s’ajoute une volonté d’instabilité et de mise en danger, Cyril Teste et son équipe insérant quotidiennement de nouvelles scènes, en retirant d’autres. Manière de refuser de fixer le jeu, ce parti pris comporte son revers, celui d’entraver la capacité des comédiens à faire corps avec leur personnage, à leur donner chair. Un geste d’autant plus risqué que le cinéma de Cassavetes repose fondamentalement sur l’acteur. La mise en scène de Cyril Teste balance ainsi paradoxalement entre une simplification des enjeux du film et une complexification du récit par son enchâssement des niveaux d’histoires, au risque de perdre le spectateur.
Lieu commun (épilogue)
Parmi les lieux communs du critique, il y a les voyages de presse, qui amènent les journalistes à se rendre dans une ville afin d’assister à un spectacle au début de sa tournée. Un usage auquel Dan Israel a consacré un article dans la Revue du Crieur (2016/2, n°4) [2], le journaliste s’interrogeant sur les dérives de cette pratique. À le lire, l’on pourrait croire que tout voyage de presse muselle son bénéficiaire – qui se déplace tous frais payés invité par la structure dont l’article traitera. S’il y a évidemment des effets induits dont les journalistes doivent être conscients afin de se prémunir de l’autocensure ou de l’amabilité contrainte, se déplacer pour une soirée n’est pas comparable avec un voyage de plusieurs jours (comme aux Îles Marquises aux bons soins du Musée du Quai Branly).
Néanmoins, les voyages de presse sont toujours particuliers en ce que le journaliste s’arrache quelques heures à son quotidien. Personnellement, c’est comme si, malgré moi, j’avais dans ce cas une curiosité différente, entièrement centrée sur le spectacle et ses alentours. Pour Opening Night, ce sentiment était étrangement accentué par la prévenance entourant la découverte du spectacle, et le rappel aux journalistes du souhait du collectif MxM de faire laboratoire. Difficile de ne pas voir dans ce rappel un lien avec les premières critiques parues, pour certaines virulentes. Difficile, également, de ne pas s’interroger sur la teneur de celles-ci en regard de la présence d’Isabelle Adjani. Si tout comédien bankable suscite une attente particulière, il en va encore autrement d’une comédienne ultra-célèbre ayant depuis longtemps dépassé la vingtaine. Cette dernière sera attendue au tournant par certains sur son physique, sa capacité à se/nous mystifier sur son âge.
Un état de fait qui, incidemment, renvoie à la citation introductive d’Opening Night, « Ils (les acteurs) veulent être aimés, il faut les aimer », ainsi qu’à tout un pan du film. Lorsque Myrtle Gordon bloque sur son rôle, c’est parce qu’elle refuse la théorie de la « deuxième femme », couperet à une vie passionnée. Face à un personnage auquel elle reproche d’être « sans espoir », elle préfère lutter qu’abdiquer. Lors de la première à New York, elle parvient enfin à jouer. Elle a rejoint son personnage, mais elle l’a subverti au passage, lui insufflant sa force, ses convictions – un retournement qui passe par des effets de comique incongrus dans son jeu –, son refus de la fatalité.
Il s’est agi pour Myrtle Gordon, comme le souligne justement le critique de cinéma Thierry Jousse, de « convertir ses faiblesses en forces, d’opérer une transmutation qui pousse la destruction jusqu’à son terme, terme au-delà duquel n’existe plus que la régénération. Opening Night est tout entier fait de cette beauté de la maladie, de la destruction, de la défaite. [3] » Si, en l’état, Isabelle Adjani n’a pas rejoint Myrtle Gordon, souhaitons que la tournée permette à la comédienne de faire fi des injonctions liées à sa position et qu’elle parvienne, en faisant corps avec son personnage, à, qui sait, bousculer son image…
Opening Night, d’après le scénario original de John Cassavetes, mise en scène de Cyril Teste.
En tournée : Théâtre des Célestins de Lyon du 26 mars au 30 mars 2019 ; Bonlieu Scène nationale Annecy du 6 au 12 avril 2019 ; Théâtre de Nice du 24 au 27 avril 2019 ; Théâtre des Bouffes du Nord du 3 mai au 26 mai 2019 ; Théâtre du Gymnase de Marseille du 3 juin au 6 juin 2019 ; Printemps de Comédiens du 12 au 15 juin 2019.