Histoires d’hospitalité – sur la 17e Biennale de Lyon
Miettes méthodologiques :
– se rappeler que votre ado de seize ans dort avec son doudou ;
– noter que la 15e Biennale de Lyon en 2019 s’appelait « Là où les eaux se mêlent » (d’après Raymond Carver) et que celle-ci s’intitule « Les voix des fleuves Crossing the waters » (d’après Sylvia Plath) ;
– ne toujours pas savoir différencier la Saône et le Rhône quand on les croise ;
– avoir des références de vieux : « Quand il eut traversé le pont, les spectres vinrent à sa rencontre » (traduction française absurde d’un intertitre du Nosferatu de Murnau) ;
– connaître les canuts, les filatures, la métaphore du tissage ;
– trouver préférable d’utiliser un panier pour vivre dans le monde, comme dit l’écrivaine Ursula LeGuin, plutôt qu’une sagaie (la sagaie ça brutalise et ça tue, ça cloue les trucs sur un tableau théorique, le panier ça accueille les champignons) ;
– envisager le rapport entre les doudous et les mycoses ;
– supposer que ce qu’on appelait jadis l’élan créateur était arraché au narcissisme primaire (qu’est-ce que je fous là, quel est ce grand vide en moi, pourquoi quelque chose plutôt que rien) ;
– soupçonner qu’aujourd’hui ce serait plutôt une question de narcissisme secondaire (on n’a pas été gentil avec moi, pourtant je le vaux bien) ;
– se dire que le tragique du narcissisme primaire est un ressenti privilégié d’hommes blancs hétéro cisgenre et que le prétendu « art » est assurément une affaire de domination ;
– parcourir le Hall 1 des ateliers SNCF de la Biennale rebaptisés « les Grandes Locos » dans le sens inverse des aiguilles d’une montre et se rendre compte qu’on fait comme au supermarché, c’est-à-dire dans le sens de l’écoulement de l’eau dans le siphon des lavabos de l’hémisphère nord ;
– n’en être pas bien fier ;
– soupeser longuement la métaphore de la réparation et se demander s’il est pertinent de l’appliquer indifféremment à une locomotive et à un·e humain·e bombardé·e ;
– préférer lutter contre la violence réelle que contre la catharsis ;
– évoquer donc parfois des choses malveillantes ;
– appeler de ses vœux la transmutation finale et totale de l’art contemporain en soupe populaire, mais alors vite, s’il vous plaît, parce que cette agonie est interminable et pour de vrai, parce qu’il y a trop de gens qui ont faim ;
– se trouver complètement réactionnaire ;
– admirer follement tout·e curateur·ice de Biennale (en l’occurrence Isabelle Bertolotti et Alexia Fabre qui dirigent l’une le MacLyon, l’autre les Beaux-Arts de Paris), parce que ça doit être l’enfer à monter ;
– se répéter que la critique et l’esthétique sont mortes, etc.
« Les doudous vinrent à sa rencontre »
Il y a un thème général : « Les relations humaines et l’accueil de l’autre. » Quatre lieux principaux : les Grandes Locos (ateliers SNCF à Oulins) dédiées aux « expériences collectives et aux pratiques de réparation », aux « rituels d’alliance pour se retrouver, se rassembler, faire front ensemble » ; le Musée d’art contemporain de Lyon, où l’on interroge « les nouveaux possibles et les enjeux des amours et des amitiés » ; la Cité internationale de la Gastronomie (ancien hôpital du Grand Hôtel-Dieu) avec des « rituels parfois remémorés, inventés, syncrétiques et métissés : rituels de guérison, rites incantatoires et de passage » et l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne (dix artistes émergent·es, cinq issu·es de la scène régionale et cinq de la scène internationale). Sur soixante-dix-huit travailleur·ses de l’art présenté·es, tente-quatre sont né·es dans les années 1990 et un·e sur cinq a moins de trente ans.
Il y a des traumas. À un moment, on se demande si l’on ne va pas donner comme titre à cet article « Chacun voit le malheur à sa porte » ou bien « Tous·tes traumatisé·es ». Heureusement, au fond d’une armoire du Grand Hôtel-Dieu, on trouve les animaux empaillés de l’immense Annette Messager (80 ans), déguisés en peluches hébétées : « Eux et nous, nous et eux » (2024).
Cette Biennale offre plusieurs moments de partage. Ces moments d’accueil sont, comme d’habitude, possibles grâce à différentes sortes de vide, de jeu, de refus de maîtrise.
C’est un fait, les confinements ont abîmé mentalement la jeunesse, le libéralisme veut votre peau, beaucoup de gens vous ont causé du tort, les étudiant·es sont précaires, etc. Toutes les douleurs sont certes légitimes, incomparables entre elles du point de vue de celui qui souffre, mais les voir aplaties à la queue leu-leu peut sembler obscène.
On se demande aussi quelquefois si le vecteur choisi est le bon, si certaines illustrations édifiantes font œuvre, ou si un podcast, une conférence ou un article n’auraient pas été, en termes de transmission et de soin, de rassemblement (si c’est de cela qu’il est question), plus judicieux.
Pour qui s’accroche au privilège de « l’expérience », cette Biennale offre aussi plusieurs moments de partage. Rétrospectivement, on constate que ces moments d’accueil sont, comme d’habitude, possibles grâce à différentes sortes de vide, de jeu, de refus de maîtrise.
« Il n’y aura pas de miracle ici »
Concernant les idées, on peut mettre en scène leur généalogie au lieu de les asséner. Par exemple dans la vidéo « RIDE » de Jérémie Danon (né en 1994) & Kiddy Smile (1988) avec (entre autres) Rokhaya Diallo. Filmés dans des voitures en marche (cf. Ten de Kiarostami) des personnes racisées témoignent de la double injonction contradictoire à laquelle elles sont soumises en permanence : accusées soit d’avoir l’air trop « ghetto » soit de vouloir « imiter les Européens ». De toute façon, iels sont coupables.
Il y est question des rapports avec la communauté LGBTQIA+, des personnages dark skin dans le cinéma français, de la color blindness de leurs potes blanc·hes qui refusent de les considérer comme « noir·es » et sont donc dans le déni du racisme structurel. Et puis, à un moment, le film bascule vers une question qui fâche : si le réalisateur n’était pas blanc, y dit-on, le film serait-il arrivé jusqu’à la Biennale ? Ce dévoilement d’un dispositif idéologique se double d’un dévoilement du dispositif technique du film : l’effet comique donne soudain corps à la problématique de la désinvisibilisation.
La mise à distance peut avoir pour support l’ironie. C’est le cas dans les peintures a tempera et à l’huile de Malo Chapuy (né en 1995) imitant les primitifs italiens mais avec des éléments de la catastrophe capitalocène en fond de décor (pollution, inondations,…). Chapuy a aussi peint des visages de saints médiévaux sur des visières de protection anti-Covid : l’être humain fait n’importe quoi, et le rappeler avec humour peut être salutaire. Un autre cas d’ironie majeur est aussi tout simplement le panneau en néon géant de l’Ecossais Nathan Coley (né en 1967) qui accueille les visiteur·ses des Grandes Locos : « There Will Be No Miracles Here » (2006). Il n’y aura pas de miracles ici : voilà une sage promesse.
Engagement score (corps et partition)
Pour tenter de susciter la défunte « expérience » esthétique, on peut accueillir le corps du ou de la visiteur·se. Beaucoup a été écrit sur deux pièces monumentales de cette Biennale à effet « waouh » garanti : « Monument for People on the Move » (2024) de l’Autrichien Hans Schabus (né en 1970) et « Resonance Cave » (2022) du Britannique Oliver Beer (né en 1985). On traverse la première (un tube de bois au format d’un A321 posé sur des tortues gris métallique) coupé·e de l’espace et dégondé·e du temps. Pour un peu, on s’assiérait et on hibernerait.
La seconde est vocale, musicale, comme plusieurs autres travaux de cette 17e édition (« voix des fleuves » obligent) : « Live » (1999) du Tchèque Pavel Büchler (né en 1957), « Majority of Accents » de la Turque Gödze Ilkin (née en 1981) ou encore « Study of Slopes (The Mutes) » de la Litunanienne Lina Lapelyté (née en 1984). Si dans ces trois œuvres sonores les participant·es n’ont ordinairement pas voix au chapitre, c’est en quelque sorte l’inverse pour « Resonance Cave », « opéra vidéo » en huit écrans dans lequel des chanteur·ses connu·es (Mélissa Laveaux, Rufus Wainwright,…) reprennent chacun·e un motif musical à l’origine de leur art et issu de leur enfance, et le fondent dans les harmoniques de la grotte préhistorique de Font-de-Gaume en Dordogne. Fondation, fondement, fusion de communautés.
À cette section sur le corps engagé du ou de la visiteur·se, on ajoutera volontiers une autre pièce exposée aux Grandes Locos, « le Cactus » (2024) de Mona Cara (née en 1997). Avec ses 10 mètres x 12 mètres, cette tenture domine la·e visiteur·se et appelle son attention, fourmille de personnages tissés, semble une sorte de dessin animé statique et inépuisable à la fois, un univers tout entier à déplier.
Il se passe quoi
Pour laisser aux visiteur·ses la possibilité d’une expérience – c’est gentil de faire comme si j’étais là, me laisser respirer, ne pas m’obliger à psittaciser ton cartel –, on peut aussi ménager de l’absence, de l’incompréhensible : c’est par exemple le travail photographique d’Elsa & Johanna (nées en 1990 et 1991), tranches de vies mises en scènes dont il manque le début, le contexte, l’intention. Tout est là sous nos yeux, tout est leurre à la fois. On pense à du Cindy Sherman à deux. Histoire de discrédit, ère du soupçon, « idiotie » ancienne.
Autre partition libre, le travail des Iranien·nes Tirdad Hashemi & Soufia Erfanian (né·es en 1991 et 1990) dont on a déjà parlé ici. Plusieurs toiles et dessins sont présentées au MacLyon, dans le lexique expressionniste reconnaissable des deux artistes : techniques mixtes (acrylique, crayon, pastel gras), prééminence du trait, figures autofictives (couples queer couchés). Les titres sont parfois doloristes (The history of our childhood traumas is even drier than Berlin weather (2021), « Le récit de nos traumatismes d’enfance est plus rude que le climat berlinois », ou Surviving the darkness (2023), « Survivre à l’obscurité ») mais le contenu ne l’est pas : il y a à la fois de la réaction, du jaillissement, de la déchirure, et du lien dans ces images, des fluides passant d’une figure à l’autre, bénéfiques ou maléfiques, cauchemars intestinaux ou phylactères roses (qui pourraient aussi bien être des poches de transfusion). On y construit quelque chose de fort et labile à plusieurs : « les œuvres (…) retracent, au gré des turbulences de l’actualité, leur quotidien et celui de leurs ami·es en exil » indique la notice. On reconnaît de fait des ateliers, des soirées, des interactions, tableaux vivants où aucun récit ni contre-récit ne s’impose.
Liberté d’expérience encore avec Hélène Delprat (née en 1957) aux Grandes Locos : son installation « Vous êtes en train de m’enregistrer ? » (2024) renvoie la·e visiteur·se de tableaux en microphones en boucles enregistrées (issues en particulier du travail de l’artiste pour France Culture) : on y lit des phrases liées à des sons, du genre « If I was silent » couplé à un extrait de Beckett en anglais, ou bien « La réalité de Mickey n’est pas la nôtre » avec la voix de Bertrand Lavier répétant « Mickey est moche », etc. Il y a aussi le fantôme de la résistante d’origine juive Nicole Stéphane (1924-2007), amante de Sontag, productrice de Duras, à laquelle Delprat consacra un documentaire en 2018. On n’a, au sortir de ce labyrinthe, aucun doute d’avoir été enregistré·e.
Oblivio
Faire œuvre peut donc aussi consister à accepter les spectres. Ce seraient les travaux entre autres de Jean-Christophe Norman (né en 1964), de Julien Discrit (né en 1978) et de Taysir Batniji (né en 1966 à Gaza), tous dans des genres bien différents. Jean-Christophe Norman prend prétexte de la puissance évocatrice d’une phrase (« Par mer calme le bateau disparut de la surface de la mer ») dans sa série de peintures « Le fleuve sans rives », Hans Henny Jahnn (2024). Sur chacune des pages du roman de l’Allemand, il figure la disparition du bateau, la transformation du récit en surface.
Julien Discrit quant à lui investit un des lieux clos (un bureau en hauteur) des Grandes Locos : il en incruste les vitres de linéaments de stars hollywoodiennes, entre hallucination et persistance rétinienne. On traverse un espace évoquant le laboratoire et l’imagerie médicale avant d’arriver à la vidéo « Forever Reverb (1958) » (2024) qui explore un centre de soins pour patients Alzheimer à San Diego : étrange plongée dans d’antiques souvenirs générationnels modélisés par IA. On a l’impression de naviguer dans le rêve américain réduit à l’état de maquette, de devenir la fiction qu’on n’a sans doute jamais cessé d’être.
Le travail de Taysir Batniji est autrement plus grave dans son évocation de ce qui nous lie aux spectres et à l’oubli : captures d’écrans de conversations avec sa mère restée à Gaza (« Disruptions » (2015-2017)) et surtout « Au cas où #2 » (2024), deux cents photographies de clés correspondant à des domiciles gazaouis disparus, chacune légendée par un bref récit manuscrit : « Mahmoud Akram Al-Masri, habitant de Khan Younès. Réfugié le 9 octobre 2023 à Tal Al-Sultan à Rafah. Sa maison a été détruite le lendemain de son départ. » Parfois il est indiqué un nombre de morts. D’autres fois « Informations manquantes ». Le dispositif est on ne peut plus simple et efficace, puisque nous possédons tous·tes des clés.
17e Biennale de Lyon. Jusqu’au 5 janvier 2025.