Marianne Marić : « Il y a beaucoup de censure dans l’art en France »
Tout le monde n’a pas tout de suite compris pourquoi Marianne Marić a fait poser une jeune femme en train de faire pipi sur les pistes de bobsleigh de Sarajevo pour parler de l’Histoire de l’ex-Yougoslavie. Mais c’est peut-être ce qui caractérise le travail profondément chargé et engagé de l’artiste et photographe alsacienne, basée entre Strasbourg et Mulhouse, dont l’actualité est foisonnante en cet automne. Passionnée par la mode, les corps, l’architecture et la photographie de guerre, elle mélange avec lucidité ses récits personnels à ceux de la grande Histoire dans des œuvres qui peuvent au premier abord paraître d’une grande impudeur tandis qu’elle est plutôt du genre « pudique insolente ». Alors qu’elle expose à l’Hôtel La Louisiane pour PhotoSaintGermain [jusqu’au 10 novembre], au CEAAC à Strasbourg avec l’artiste hongrois Endre Tót et dans quelques jours au Palais de Tokyo, la cofondatrice du collectif Pétasse d’Alsace nous a parlé d’espace public, de femmes fontaines, de faire du pain avec ses fesses, de la censure et de son amour de la photographie argentique dans un entretien à bâtons rompus pour AOC. O.R.
On est dans la semaine la plus intense de l’année pour la photographie à Paris. Est-ce que c’est important d’être à Paris pendant Paris Photo pour une photographe ?
Marianne Marić : Paris Photo est un lieu où l’on peut voir des tirages photographiques extraordinaires, des tirages du siècle dernier. Moi, c’est ce que j’adore ! C’est aussi l’occasion de rencontrer les gens que j’aime, de revoir tous les contacts avec qui on a travaillé, ceux avec qui on travaille. C’est très émouvant de retrouver tous les passionnés de photo. Je me réjouis.
Vous travaillez aussi beaucoup le tirage photographique, ce qui n’est pas le cas de tous les photographes…
Je pense que c’est une question de génération. J’ai vécu le moment où le numérique est apparu. J’ai fait ma série du métro avec l’un des premiers appareils numériques que j’avais loué à quelqu’un. J’ai vraiment été formée à l’argentique, avec un photoreporter, dans la rue. Je n’avais pas le droit de recadrer. J’ai appris à former mon œil. J’ai aussi fait mes premiers stages et mes premiers tirages pendant dix ans avec deux icônes du tirage photographique, Jean-Yves Brégand et Didier Léger, chez Imaginoir, le laboratoire le plus connu. Ils sont malheureusement décédés aujourd’hui. Tous les noms qu’on voyait, que ce soit Sebastião Salgado ou Peter Lindbergh, tiraient leurs photographies là-bas, alors je leur avais demandé un stage. C’était assez incroyable !
Depuis dix ans, je tire avec Diamantino Quintas. C’est l’un de mes lieux préférés à Paris. À chaque fois que j’y vais, je rencontre quelqu’un d’intéressant. J’y ai rencontré des artistes femmes assez incroyables ! À l’époque, on pouvait y croiser Agnès Varda par exemple. Personne n’y va avec son ego. On est là pour bosser. Je suis très exigeante sur mes tirages. Quand j’ai une nouvelle photo à faire, on la tire toujours ensemble. Je ne peux malheureusement pas tirer beaucoup de photos car le tirage devient un sport de luxe.
C’est un métier qui est en voie de disparition ?
Oui, c’est un danger. Parfois, je pense au pire et je me dis « mon dieu, si ça ferme ! » C’est pour ça que j’aime beaucoup Paris Photo. Cette foire est très différente des autres. La photographie argentique fabrique des sculptures de lumière, des objets. La photographie, ce n’est pas être sur un ordinateur. Ce n’est pas quelque chose que je renie ou que je dénie, attention ! Mais pour moi, le numérique aurait dû s’appeler autrement. À une époque, on parlait de « photo-graphisme ». Pourquoi pas ! J’avais participé aux manifestations à la fermeture de Kodak, quand ils avaient arrêté de produire des pellicules, mais aussi à celles qui avaient été organisées pour essayer de sauver Imaginoir. Beaucoup de questions intéressantes se sont posées quand la photographie numérique a pris le devant.
Vous avez une petite exposition pour le festival PhotoSaintGermain, dans une chambre de l’hôtel La Louisiane, jusqu’au 10 novembre. Pourquoi cet hôtel est-il si connu ?
C’est en quelque sorte le Chelsea Hotel de Paris ! Il y a toujours des gens qui y vivent. Patti Smith y est passée. Tarantino, il y dort. Miles Davis, Juliette Gréco, Amanda Lear, Dali, Boris Vian… Dans son histoire, cet hôtel est assez extraordinaire et reste bizarrement toujours un peu secret alors qu’il s’y est passé des trucs de fous. Depuis quelques années, l’hôtel a un partenariat avec le festival PhotoSaintGermain et propose à des photographes d’investir une chambre avec une carte blanche, ce qui est assez beau. J’ai choisi de montrer une série inédite, prise en ex-Yougoslavie il y a deux ans, mélangée à mes premières photos de Bosnie à travers le corps de femmes que j’ai photographiées là-bas. Je voulais réexpliquer l’Histoire à ma façon. On y voit principalement des femmes, quelques chats, quelques hommes, des territoires, de l’architecture, du textile. Il y a toujours deux niveaux dans mes photographies. On voit des femmes qui posent ou qui performent dans des lieux qui peuvent paraître anodins, mais je peux expliquer qu’on a creusé un tunnel pour cacher des armes sous cette maison-là, que c’est à cet endroit qu’il y a eu les premiers morts de la guerre, etc. L’exposition s’appelle Yougoslavie ex-Yougoslavie.
Vous avez passé beaucoup de temps en ex-Yougoslavie. Qu’est-ce que vous vouliez montrer ?
Je ne voulais rien montrer. Je voulais comprendre. Quand j’avais 28 ans, j’ai rencontré Pierre Courtin de la galerie Duplex, c’est lui qui a prononcé mon nom à la serbe pour la première fois. Il m’a appelée Marić. Je me suis tellement énervée que je me suis dit que j’avais quelque chose à régler. J’étais ensuite obsédée par l’idée d’aller à Sarajevo. J’ai cherché des subventions pendant deux ans, sans succès. Tout le monde me disait : « Mais qu’est-ce que tu veux aller foutre là-bas ? C’est la guerre. » En France, de nombreuses personnes ne savaient même pas que la guerre était finie depuis plus de vingt ans. À ce moment-là, j’étais artiste associée au Centre d’Art Contemporain de Brétigny qui était dirigé par Pierre Bal-Blanc. Je lui ai dit que je sentais qu’il fallait que j’y aille, que je voulais comprendre des choses sur Sarajevo, sur mon père… Il m’a débloqué une bourse.
Parce que jusque-là, vous prononciez et écriviez votre nom à la française, Maric ?
Oui, tout le monde disait Maric. Pour la première fois, quelqu’un avait prononcé mon nom de la bonne façon. Ça m’a fait un tel choc que je me suis dit qu’il était temps d’y aller. Mon rapport à la Yougoslavie est compliqué. Mon papa était serbe de Bosnie, il est venu en France avec la première vague, pour fuir Tito en 1967. Mais surtout, j’ai une sœur qui est décédée d’une overdose en 1992. Elle était mannequin à Paris et elle a été retrouvée découpée dans la Seine… Le décès de ma sœur et la guerre en Yougoslavie ont eu lieu au même moment. Mes parents se sont plongés dans le conflit et ont voulu aider le pays pour oublier la mort de ma sœur. Ils ont monté la plus grande association de l’est de la France et envoyaient tous les jours des camions de médicaments là-bas. Mon autre sœur et moi, on a souvent dû laisser notre chambre à des gens qu’on ne connaissait pas, des Yougoslaves, des inconnus. Ça nous a un peu traumatisées. À onze ans, on ne comprend pas très bien. J’ai grandi en ressentant une sorte de haine car tout à coup, nos parents ne s’occupaient plus de nous. J’ai eu l’impression qu’on m’avait volé mon adolescence. Je m’appelais Maric – de toute façon l’accent n’était pas sur nos papiers d’identité – et je ne voulais plus en entendre parler.
Vous ne parlez pas le serbe ?
Ma mère est française mais elle parle et elle écrit très bien le serbe qu’elle a appris par amour. Mes sœurs parlaient yougoslave, elles passaient leurs vacances là-bas mais moi j’étais trop jeune, j’en ai juste de vagues souvenirs. On a arrêté d’y aller en 1990, quand ça a commencé à chauffer. Mes parents avaient une maison qu’ils ont perdue pendant la guerre. Les frontières de la Yougoslavie ont toujours été mouvantes. Elles le sont encore aujourd’hui. Par exemple, mon père, serbe de Bosnie, est né dans un village qui est entre-temps devenu croate parce que les frontières se sont déplacées. Je trouve qu’un corps c’est vraiment comme un pays, avec ses cicatrices et toutes les choses qu’il nous raconte. On est liés à notre territoire.
Donc vous êtes finalement allée à Sarajevo…
J’y suis allée en 2014. Je faisais des recherches en bibliothèque quand j’ai découvert les pistes de bobsleigh de Sarajevo construites pour les Jeux Olympiques de 1984, une grande fierté, un lieu emblématique de la « grande Yougoslavie. » Elles étaient dans tous les bouquins mais je n’arrivais pas à y aller, personne ne voulait m’y emmener. Je ne comprenais pas pourquoi c’était si compliqué. Des amis m’ont finalement dit que c’était possible et j’ai payé cher un taxi pour qu’il m’y emmène mais le mec était hyper flippé, il me criait dessus. J’ai compris que pendant la guerre, c’était un lieu parfait pour les snipers parce que les pistes surplombaient la ville. Le lieu était aussi très miné mais pas la piste de bobsleigh en elle-même, on le sait parce qu’elle est graffée. Ça a pris du temps, mais j’ai compris au fur et à mesure l’importance de ce symbole pour l’ex-Yougoslavie. Donc j’ai fait poser une amie et je lui ai proposé de faire pipi sur les pistes. Si ça n’avait pas été elle, je l’aurais fait. J’avais envie de le faire pour dire qu’il s’était passé quelque chose à cet endroit. J’utilise toujours le corps pour raconter l’Histoire, même si c’est avec ma façon bizarre à moi. Je n’avais jamais vu de photographies de ces pistes mais depuis, beaucoup de photographes y sont allés. Je trouve que c’est un très beau décor pour raconter l’histoire.
Quelles ont été les réactions ?
Mon travail a toujours fait l’objet de drôles de remarques. En France, les gens qui voyaient mes photographies de filles en train de faire pipi sur les pistes de bobsleigh ne comprenaient pas le sens de ces images, comme s’il s’agissait d’un geste amusant. Mais mon travail n’est pas du reportage, je cherche justement une autre façon de montrer l’histoire. Je fais beaucoup de recherches. Pour mon exposition solo sur les Balkans à la Filature à Mulhouse, un panneau à l’entrée indiquait « Peut heurter le jeune public » alors que pour mes expositions à Sarajevo, en Bosnie, en Macédoine, etc. les gens ont tout de suite compris. Pour ma grande exposition rétrospective en 2014 en Bosnie, les gens me remerciaient de ne pas avoir montré les trous dans les murs. Ils me disaient : « On en a marre des Français qui viennent ici et utilisent cette histoire. » Ils n’en pouvaient plus. Il y avait encore des mines et des trous mais ce n’était plus la guerre. Sur place, mon travail n’a posé aucun problème et les gens venaient me faire des bisous dans la rue avec l’affiche de l’exposition.
À quoi ressemblait cette affiche ?
On voit une femme nue, de dos, les bras écartés sur la piste de bobsleigh des Jeux Olympiques de Sarajevo. Pour moi, cette photographie porte un message optimiste, ce n’est pas la guerre, ce n’est pas la souffrance, c’est autre chose. À Sarajevo en tout cas, les gens étaient heureux de cette image. En France, on ne la comprend pas, parce qu’on ne connaît pas bien l’Histoire je pense.
Vous êtes aussi allée à Omarska…
On a beaucoup entendu parler du massacre de Srebrenica, on peut dire que c’est le plus connu, mais il existe un autre camp à Omarska qui n’a toujours pas été reconnu officiellement comme camp de concentration. ArcelorMittal a racheté le site [en 2004] et l’usine continue aujourd’hui de fonctionner. Il n’est ouvert au public qu’une fois par an. En participant à la marche d’Omarska, je me suis retrouvée avec des gens de tous les pays, dont un homme que j’ai filmé, qui vit maintenant à New-York, et qui m’a montré comment il respirait à travers un trou quand il avait été enfermé en 1992. Les gens venaient là pour se recueillir et se dire : « Ça a existé, putain de merde ! » Car certains remettent toujours en question l’existence de ce camp. J’y suis allée avec Nicolas Moll, un historien belge assez extraordinaire qui vit à Sarajevo que m’avait présenté Pierre Courtin. J’avais lu ses livres sur l’ex-Yougoslavie pour essayer d’en savoir plus sur les frontières. Il m’a aidée à comprendre énormément de choses. Pierre Courtin n’a jamais voulu mettre les pieds à Omarska, il m’avait interdit d’y aller car c’est assez dangereux, mais pour moi c’était important. Avec mes origines serbes de Bosnie, je voulais me rendre compte par moi-même de cette histoire. Quand j’en ai parlé autour de moi, certains ont pensé que j’y allais pour m’amuser alors qu’on trouvait très courageux que certains photographes hommes y soient allés.
J’ai l’impression que c’est aussi l’histoire des lieux qui vous intéresse beaucoup…
J’ai fait une série sur le métro parisien. J’étais en stage à Paris et en prenant le métro, je trouvais le mobilier assez beau. Quand je me suis renseignée, j’ai appris que ce nouveau design très coloré avait été conçu pour empêcher les clochards de se coucher. Ça m’a vraiment choquée ! J’ai passé trois jours dans le métro avec un petit carnet pour essayer de trouver un endroit où il n’y avait pas trop de pub. On n’était pas en studio, il y avait énormément de monde. J’étais avec deux copines de lycée qui travaillaient dans le milieu médical et qui étaient à Paris à ce moment-là. C’est l’une des premières actions où l’on voit que j’aime la mode, que j’aime la danse. On a dû faire très vite. On s’est fait agresser, un mec s’est branlé, on s’est fait courser par des flics mais pour moi, cette série est importante. On voit des corps féminins dans des positions pas possibles sur les bancs du métro. J’ai joué avec les couleurs du mobilier et des habits.
Vous travaillez beaucoup sur les limites de l’espace public en général…
Oui, c’est le cas dans ma série des Femmes fontaines. C’est fou parce que tout est parti de nouvelles fontaines dans l’espace public à Mulhouse : une grille au sol d’où un jet d’eau sort directement. La première fois que je les ai vues, je me suis dit : « Mais c’est pas possible ! C’est une éjaculation de béton. » J’avais l’impression que le sol transpirait, respirait, éjaculait. J’ai commencé une série sur l’éjaculation féminine, mais sans la montrer. J’ai juste fait poser une de mes amies en body, un soir, un peu accroupie au-dessus d’une des fontaines. Jerry Saltz [critique d’art du New York magazine] l’a postée sur les réseaux sociaux et des Américains m’ont menacée en disant que c’était dégueulasse, que je maltraitais les filles. Comme les gens étaient gênés, les langues se sont déliées et on a commencé à parler des femmes fontaines, de l’espace public, de ce qu’on avait le droit de faire ou pas. Du coup, j’ai trouvé que c’était encore mieux et j’ai continué la série. Se prendre en photo dans la rue pose la question de ce qu’un corps de femme a le droit de faire ou non. Ça parle aussi de sexualité. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qui est mal perçu ?
Ces derniers jours une image à beaucoup circulé dans les médias et sur les réseaux sociaux. Celle d’une jeune étudiante iranienne qui se déshabille pour protester contre la milice. Comment avez-vous regardé ces images ?
Je me demande bien sûr ce qu’elle est devenue… C’est la première chose à laquelle je pense. Je la trouve magnifique dans tout ce qu’elle a fait. On a presque l’impression que ce n’est pas réel, c’est presque un tableau.
Et sur l’action de se déshabiller comme signe de protestation ?
Le nu pour le nu ne m’intéresse pas. Je repense à une action d’Andrea Fraser qui s’était frottée sur les murs de l’entrée du Guggenheim à New York. Le corps est une arme incroyable. On parle beaucoup de Britney Spears, on raconte qu’elle est folle, qu’elle se montre toujours à moitié à poil en train de faire des petits tournis mais, quelque part, elle montre que c’est son corps et qu’elle en fait ce qu’elle veut. C’est peut-être le dernier moyen qu’il lui reste pour s’exprimer. Oui, c’est une petite meuf qui tourne à moitié dénudée, mais elle montre qu’elle s’appartient.
Et à propos de la censure ? On a énormément de libertés en Occident, mais la censure est aussi présente sur les réseaux sociaux par exemple. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve qu’il y a beaucoup de censure dans l’art en France, mais vraiment énormément. Que ce soit sur les classes sociales, leur histoire, mais aussi sur beaucoup d’autres choses. Pour prendre un exemple personnel, en 2016 quand j’ai fait une exposition au Quadrilatère, le centre d’art de Beauvais, la veille du vernissage, l’adjoint au maire d’extrême droite m’a fait retirer une photo. J’étais très peinée. Je peux comprendre qu’il y ait de la censure sur le marché de l’art mais dans un centre d’art ! Pour moi c’est un des derniers espaces de liberté. Ça m’a vraiment mis un coup.
Que représente cette photographie ?
C’est une photographie de statue de dos, un modèle antique de beauté prise dans la cour de l’École des Beaux-arts de Paris.
Ce n’est pas une photographie d’un corps vivant ?
Non, c’est une statue, mais on dirait fortement un corps. La censure vient vraiment du regard du spectateur. J’ai vraiment été marquée.
Et la censure sur les réseaux sociaux ?
Je suis un bon exemple, je suis shadow banned. C’est catastrophique. Après, être sur les réseaux sociaux est une espèce de jeu malsain…
Beaucoup de comptes disparaissent ?
Nick Knight a récemment fait un talk sur SHOWstudio très intéressant à propos des photographes et du shadow ban. Il y a beaucoup d’artistes que j’aime bien dont on ne trouve plus les comptes.
Comment compose-t-on avec ça ?
Certaines collègues comme Romy Alizée ou Lina Scheynius n’en peuvent plus et font maintenant des newsletters. Elles trouvent d’autres moyens. Je ne l’ai pas encore fait mais je trouve ça super. Ça m’énerve évidemment, mais je suis ambivalente là-dessus parce que ça m’a beaucoup servi et que je m’en sers toujours…
Qu’est devenue la photographie de statue censurée ?
Les statues m’ont toujours intéressé. Pour moi la photographie a toujours un lien évident entre ce qui est mort qui paraît vivant et ce qui est vivant qui paraît mort. Cette série n’était pas vraiment prévue J’étais en train de faire une performance avec Thomas Sauvin à Offprint, le salon de l’édition pendant Paris Photo, en 2015.L’ambiance a commencé à devenir bizarre, ça commençait à se vider, les téléphones vibraient. En fait, c’était le soir des attentats, le 13 novembre, mais on ne savait pas encore ce qu’il se passait. Cela faisait trois jours que je regardais ces statues, on n’était pas très loin, et tout d’un coup, j’ai dit aux femmes avec qui je performais : « On y va ! » Elles avaient déjà posé pour moi, donc elles pouvaient aller vite. Je les ai fait monter sur les statues mais il y avait du monde autour, il faisait froid, c’est vite devenu inconfortable pour elles. Je ne savais pas du tout ce que ça allait donner.
C’est donc cette série qui a été prise dans la fameuse cour du mûrier que se partagent les Beaux-arts et de l’École d’Architecture Paris-Malaquais !
On voit une femme qui enjambe une statue féminine assez classique mais elle créé un rapport assez fort visuellement : du marbre, de la chair et de la pierre. On ne sait pas si la femme se touche sur la pierre, si elle veut grimper dessus, si c’est un décor, si elle lui fait l’amour… Elle contient beaucoup de choses. La série s’appelle Chair/pierre. Elle questionne ce qu’est une statue blanche déjà, mais aussi ce que représente ce physique-là. Aucune personne vivante n’a ce corps, ou alors très peu de gens. Je ne renie pas les artistes qui ont fait des actions avec l’art académique, mais je trouve qu’il faut s’en servir à un autre niveau.
Votre travail est exposé en ce moment au CEAAC à Strasbourg avec celui d’un autre artiste, Endre Tót. Comment s’est passée la rencontre entre vos univers ?
C’est un duo show, mais aussi une exposition rétrospective. On y voit des œuvres que j’ai faites quand j’avais 19 ans. J’en ai 42 aujourd’hui. Endre Tót est un artiste hongrois d’une autre génération, je connais son travail depuis mes études aux Beaux-arts. Beaucoup de connaisseurs en art et en histoire de l’art ont été étonnés par ce duo mais pour moi le lien était évident et c’est aussi ce qu’a vu Alice Motard, la commissaire de l’exposition : le corps, l’architecture, travailler avec ce qu’on a autour de soi, ce qu’on est. J’avais candidaté pour faire une résidence à Budapest avec le CEAAC. Je voulais faire des recherches dans le fonds de certaines galeries hongroises et notamment celui d’acb, une galerie que j’admire dirigée par Róna Kopeczky que je connais depuis longtemps. Elle représente Endre Tót mais aussi d’autres artistes extraordinaires comme Ágnes Dénes, beaucoup de serbes aussi. Il se trouve qu’Alice Motard travaillait sur Tót depuis plusieurs années et pensait faire une rétrospective de son travail. Je suis d’abord allée à Budapest pendant un mois faire des recherches sur Tót et d’autres artistes de sa génération importants dans les Balkans qui travaillaient le geste et la performance, mais je suis aussi partie découvrir le pays et faire des photographies. Les Hongrois ont une énorme culture photographique et un passé photo assez extraordinaire toujours accessible aujourd’hui, surtout en argentique.
D’où vient le titre, Dirty Rains ?
C’est le titre d’une œuvre qu’Endre Tót avait faite pour montrer des images on va dire un peu « osées » face à la censure de son époque au cœur de ces actions. C’est un titre que j’adore. Le Dirty, je le vois plutôt du côté des gens qui exercent la censure, pas sur moi. Rains, c’est les fluides, les corps, les frontières aussi : le Danube, le Rhin. Nous, on est pleines de liquides, les hommes, les femmes. Quand je parle de l’éjaculation féminine, des femmes fontaines, j’ai envie de parler de Courbet, du trou, de l’architecture, des fluides, de tout quoi !
Vous présentez aussi beaucoup de photographies des thermes de Budapest il me semble, non ?
Oui. Des choses très intéressantes y ont lieu. Par exemple, beaucoup de réunions politiques se passent dans les thermes encore aujourd’hui parce que personne ne peut enregistrer. Dans l’exposition il y a une photo de pétrification prise dans les thermes de Budapest. Il y a aussi beaucoup de choses qui s’y passent que je n’ai pas pu filmer ni photographier comme des rituels de femmes qui se tirent par les cheveux pour la fertilité, des choses un peu secrètes. On est tous nus, donc il n’est pas question de classe sociale.
On connaît peut-être davantage votre travail photographique plutôt que performatif…
Je pense que les Femmes fontaines, c’est une performance, les statues aussi. J’ai aussi fait du pain lors d’une FIAC il y a quelques années. J’ai fait du pain avec mon corps, avec mes fesses, avec les fesses d’une amie et ensuite je l’ai donné à manger aux visiteurs à l’entrée de la foire. J’avais fait une vidéo de mon amie Antoinette toute nue, très apprêtée où on la voyait mettre la pâte à pain partout sur son corps. À l’entrée de la FIAC, on était toutes les deux habillées en jogging, les visiteurs mangeaient le pain puis voyaient la vidéo et ils faisaient le lien. D’un coup, certains le recrachaient, il y en a d’autres que ça faisait rire. Ça a été l’une de mes performances les plus importantes pour pouvoir dire « C’est mon corps, le corps de l’artiste. » L’art, c’est mon Metoo à moi. Quand je pense à tous les messages que j’ai pu recevoir de collectionneurs ou de gens du milieu de l’art qui pensent que tu leur appartiens. Ça m’insupporte. Ce n’est pas parce qu’un jour quelqu’un m’a acheté une photo à cent euros qu’on doit dîner ensemble ou que je dois accepter ses avances. Cette performance, c’était pour dire « Ce pain, je l’ai fait avec mon cul, alors vas-y, bouffe mon cul. »
C’est intéressant de revoir les performances d’Endre Tót dans le contexte actuel car elles font vraiment écho à beaucoup de choses qu’on traverse aujourd’hui. Je pense à sa banderole « on est heureux quand on manifeste » que l’on voit dans l’exposition Dirty Rains. Est-ce qu’on est heureux quand on manifeste ?
Pour ma part, non, mais c’est tout à fait personnel. Déjà à l’époque, Endre Tót s’en servait de masque. Je pense que c’est toujours d’actualité. Il a fait toute une série « on est heureux quand… », il a utilisé des zéros, des images où on le voit souriant, mais en fait, il dénonçait le régime de l’époque. Il n’a pas été censuré car le régime n’a pas compris la force de son message et son art a pu passer la frontière.
Il s’agissait donc de contre-performances en quelque sorte ?
Des contre-performances qui n’ont pas du tout été prises au sérieux, en Hongrie en tout cas. Du coup, en traversant la frontière, son art a pu vivre. Il était très intelligent, il l’est toujours d’ailleurs, mais c’était cynique.
En parlant de cynisme, l’exposition de Pierre Bal-Blanc qui ouvre au Palais de Tokyo le 13 novembre prochain et à laquelle vous participez s’appelle La République (cynique). Elle va proposer un « contre-récit de l’histoire de la performance » et l’une de vos photographies fait l’affiche de l’exposition.
C’est une image d’un homme qui grimpe sur une statue. La traduction de son titre Schweissdissi c’est « l’homme qui sue ». Elle représente un travailleur, c’est une ode au prolétariat. Ça fait très longtemps que j’ai cette statue en ligne de mire. C’est un cadeau de l’Italie à la France. On n’a pas pu la fondre pour en faire des armes parce qu’elle est en mauvais bronze. On voit les signes de son érosion, c’est incroyablement beau bizarrement. Elle a posé problème parce que c’est un homme nu qui montre ses fesses. Elle était au départ en face du temple et de l’hôtel de ville. On l’a ensuite déplacée et elle se trouve maintenant dans un endroit où travaillent des prostituées, à Mulhouse, derrière la gare. Vraiment, j’adore cette statue.
J’ai demandé à mon voisin d’atelier de l’époque, un artiste que j’aime beaucoup, de grimper dessus. Il était tout à fait d’accord, mais là où j’ai été surprise, c’est que c’est quelqu’un qui fait beaucoup de yoga, il est donc est très musclé de l’intérieur et il a réussi à grimper dessus sans attaches !
Que verra-t-on dans l’exposition ?
Pierre Bal-Blanc est un commissaire connu pour ses choix radicaux et sa liberté. C’est lui qui m’a fait découvrir Teresa Margolles en exposant son travail en France. C’est aussi le premier à avoir montré Santiago Sierra en France. C’est quelqu’un qui n’a pas peur de la censure. Il va y avoir beaucoup de performances, de la danse, j’ai en tête des sculptures, du papier peint… Il y aura une projection de mes photographies. Il travaille sur cette exposition depuis plusieurs années, ça va être assez énorme.
NDA : Merci à Norma Lejop pour son travail à la préparation et à la transcription de cet entretien.
« Yougoslavie ex-Yougoslavie » de Marianne Marić, Room service, PhotoSaintGermain, du 10 au 13 novembre dans la chambre 38 de l’Hôtel La Louisiane à Paris.
« Dirty Rains », d’Endre Tót et Marianne Maric au CEAAC à Strasbourg, jusqu’au 23 février 2025.
« La République (cynique) » de Pierre Bal-Blanc au Palais de Tokyo à Paris, du 13 novembre au 1er décembre 2024.