Conjurer les vertiges – sur Trash Vortex de Mathieu Larnaudie
Lecteurs et lectrices l’ont remarqué, en particulier Pierre Schoentjes[1] : l’écologie ou le souci de la Terre sont devenus le cœur battant des littératures contemporaines. Quelques-uns partent à la recherche d’espaces préservés ou en retrait comme Claudie Hunzinger, mais la plupart cherchent à nouer de nouvelles alliances, à composer des imaginaires alternatifs, à inventer de nouveaux attachements au vivant, d’autres enfin auscultent la catastrophe.
C’est, selon la terminologie du critique, une « littérature marron », qui décrit les atteintes faites à la Terre, met en évidence les blessures du vivant ou raconte l’emballement de l’Anthropocène : c’est une littérature aux prises avec les déchets, qui s’écrit dans « les ruines du capitalisme », pour reprendre la formule de l’anthropologue Anna Tsing. Guillaume Poix, Lucie Taïeb ou Raphaëlle Guidée s’inscrivent dans cette veine. Et avec Trash Vortex, Mathieu Larnaudie leur emboîte le pas.
Le titre du roman fait énigme et impose d’emblée des imaginaires, entre le film catastrophe et le goût des marges. La formule désigne en fait des immenses tourbillons de déchets, oscillant entre la soupe de plastique et un nouveau continent, lourd de plusieurs millions de tonnes et de millions de kilomètres carrés. C’est l’envers du capitalisme : ce que produit notre fièvre de consommation, notre insouciance du temps à venir, la matérialisation concrète de nos modèles sociaux, une mauvaise conscience cancéreuse qui envahit à mesure notre monde. Pourtant, Mathieu Larnaudie ne saisit pas ce continent de déchets au ras des habitants ou des manières concrètes de pactiser avec ce monde dévasté : il déplace la focale pour prendre en charge les hyperpuissants de notre monde, à la fois les plus éloignés des atteintes concrètes faites à la planète et les plus responsables du suicide planétaire en cours.
Business as usual : le roman décrit avec une forte verve satirique ce théâtre des hommes et femmes de pouvoir, qui pressentent que le monde bascule et qui cherchent malgré tout à en tirer un nouveau bénéfice. Mathieu Larnaudie est, on le sait, gourmand de cette langue du pouvoir, des représentations politiques qui la structurent : il est un entomologiste hors pair de ces cercles politiques, décrypte avec une jubilation leurs discours, qui oscillent entre l’autojustification et le cynisme sans bord.
C’est un Proust contemporain, qui déplace ici son microscope ou son télescope des petits cercles mondains aux cercles étroits des puissants ; il le faisait déjà en suivant la promotion Senghor de l’ENA dans Les Jeunes gens, il prolonge cette entreprise avec un sens ironique plus affirmé. C’est le bal des têtes du Temps retrouvé auquel on assiste, mais la duchesse de Guermantes a laissé place à Elon Musk, Donald Trump, Benalla, Liliane Bettencourt, etc. Si tous sont immédiatement reconnaissables dans la transposition romanesque, c’est qu’il ne s’agit pas d’un roman à clef, mais de trouver par les outils de la fiction un puissant levier pour accentuer les traits, rendre sensibles les types. Non pas reconnaître des figures réelles, mais travailler par l’ampleur du style, l’art de la touche, le commentaire ironique, où la satire le dispute à la caricature, à rendre méconnaissable notre propre réalité.
Ce qui fascine Mathieu Larnaudie, plus que les ors et la pompe, c’est de décrire la collision entre les rhétoriques du pouvoir et la déflagration historique ou écologique : c’était ce vertige qu’il décrivait dans Les Effondrés, lorsque la crise économique percutait le milieu des décideurs politiques et financiers. Vertige et vortex : l’ample langue tourbillonnante de l’écrivain rend compte d’une telle perte de repères, de la folie obsidionale de ces puissants confrontés à notre impuissance collective. La langue du roman est à l’image du vortex en son cœur : à la manière de ces tourbillons qui charrient les déchets de notre civilisation, l’écriture fluide de Mathieu Larnaudie obéit à ce maelstrom marin, empoignant bribes de langage et scories rhétoriques pour les remettre en mouvement, les traverser comme un sémionaute.
Ce roman de l’anthropocène est aussi un roman de fin du monde : la teneur d’apocalypse est palpable tout du long et contraste avec la force satirique. Sans doute est-ce ce que creuse Mathieu Larnaudie, plus que nos attachements au vivant : comment l’événement de l’anthropocène modèle nos imaginaires, infléchit nos représentations, bouleverse notre rapport au temps. Car au centre du roman, la figure d’Eugénie Valier, héritière d’un empire financier sans borne, décide de le dilapider complètement dans des fondations destinées à réparer vainement le monde.
Ce qui est passionnant dans le roman de Mathieu Larnaudie, c’est qu’il y interroge ce que font l’expérience et l’imaginaire de l’apocalypse à nos manières de raconter : la fin des temps est aussi une fin des récits.
Le roman dialogue avec ces imaginaires de la fin qui nous obsèdent : de récits postapocalyptiques en dystopies, films, séries et romans ne cessent de nous affronter ou de nous faire fabuler la fin du monde, pour reprendre le titre de Jean-Paul Engélibert[2]. Ce que pointe Mathieu Larnaudie, c’est moins la force critique ou la puissance d’urgence de cette atmosphère apocalyptique que la sombre jouissance devant la destruction de notre monde, qui fait de chacun de nous un Sardanapale en miniature.
C’est d’ailleurs ce qui traverse bien des personnages, le désir de la fin du monde comme spectacle : « Et il ne pouvait s’empêcher de penser également qu’il avait, alors, manqué le plus beau ; qu’il était arrivé un jour trop tard, à la fin, qu’il était passé à côté de la tragédie ; et que, à choisir, il aurait bien voulu être sur cette terrasse, sur ce toit, la veille, durant les heures splendides et terrifiantes où le spectacle du grand brasier montait au-dessus de Paris, où Notre-Dame flambait de tout son être, partait en flammes et en fumée à travers le ciel : il regrettait de ne pas l’avoir vue brûler. »
L’écrivain fait l’anatomie de cet imaginaire contemporain à travers les longs monologues d’Eugénie Valier : l’obsession eschatologique et le plaisir messianique se mêlent dans cette logorrhée incantatoire qui inscrit l’anthropocène dans une archéologie des imaginaires de la fin du monde, depuis la peur de l’hiver nucléaire jusqu’aux prophéties sur la fin de l’histoire. Recycler les imaginaires, suivre du doigt leurs failles, faire résonner leur force de cliché, mais dans une ampleur de langue : il y a là comme le souci d’un contraste entre la grande langue et ces scories rhétoriques, permettant à l’écriture de faire résonner le vide de nos représentations. L’écriture de Mathieu Larnaudie ne cesse d’interroger les mots d’ordre de l’époque, et ainsi des injonctions contemporaines à panser la Terre, à « prendre soin » d’elle : le roman est férocement critique envers ce mouvement-là, en mettant en évidence les sous-entendus des discours, les impensés ou le cynisme qui s’y logent.
Le goût de la fin était déjà au cœur de Strangulation (2015), consacré au poète Jean de La Ville de Mirmont, décadent à contretemps. Le poète est cité ici encore, manière de dire que l’écrivain a fait des imaginaires de la décadence l’une de ses basses continues. Mais se tenir en ce lieu de la fin, c’est surtout se situer dans ce moment où le temps et l’histoire cessent de s’ordonner sur le mode de la linéarité : expérience du contretemps, d’un « temps hors de ses gonds » ou d’une anachronie essentielle. Car ce qui est passionnant dans le roman de Mathieu Larnaudie, c’est qu’il y interroge ce que font l’expérience et l’imaginaire de l’apocalypse à nos manières de raconter : la fin des temps est aussi une fin des récits, et toute l’entreprise du romancier est d’inventer une forme, giratoire, circulaire, ondoyante, pour s’écrire à l’oblique de l’histoire.
Eugénie Valier, dans son délire eschatologique, touche juste en effet : « Nous ne raconterons plus. Le récit sera devenu le cadet de nos soucis, survivance folklorique et dérisoire que, peut-être, seule cultivera encore, parmi les derniers reclus qui parachèveront notre histoire, une poignée de sectateurs improbables, des amateurs un peu fêlés qui n’auront pas trouvé de meilleure façon pour occuper leurs jours. […] Sans avenir, nous n’aurons plus besoin de relancer les souvenirs piochés dans le passé. Ce qui est en train de s’achever n’a pas besoin d’épopées pour se dire. Nos fables auront été remisées. »
Mathieu Larnaudie est de ces amateurs un peu fêlés, cherchant, dans son grand flux de langue, dans un roman aux chapitres tour à tour consacrés à un monologue intérieur, une forme narrative dynamique et heurtée, circulaire et débordante, qui s’affronte au temps catastrophique, en délaissant la flèche du temps.
De Pôle de résidence momentanée à Boulevard de Yougoslavie, écrit avec Oliver Rohe et Arno Bertina, en passant par Blockhaus ou le livre collectif consacré au geste révolutionnaire des places, Le Livre des places, il y a dans l’œuvre de Mathieu Larnaudie une interrogation sur nos lieux et nos espaces, sur nos manières d’habiter. Et Trash Vortex ne fait pas exception, en montrant combien les puissants cherchent à inventer des enclaves, entre fuite et survivalisme, pour continuer leur existence au milieu du chaos.
Forteresse, île, blockhaus : il s’agit de trouver un lieu, mais protégé du monde, tout ensemble dans le monde et hors du monde. Des mots savants disent cette position contradictoire, hétérotopie selon Michel Foucault ou paratopie selon Dominique Maingueneau. Et si Mathieu Larnaudie égratigne la lâcheté de ces puissants qui tentent vainement de fuir les conséquences de la dilapidation de la Terre, on sent néanmoins comme une sourde fascination envers cette place paradoxale : c’est peut-être là le lieu de la littérature selon lui, qui charrie tous les discours contemporains dans un maelstrom stylistique, mais qui le fait dans une haute langue presque hors du temps.
Mathieu Larnaudie, Trash Vortex, Actes Sud, août 2024.