Machine de guerre contrapocalyptique – sur La Grande Conspiration Affective de Romain Noël
On n’a pas tous les jours la chance de rencontrer un véritable contemporain : quelqu’un de vraiment sensible à l’époque, comme à tous les temps qui s’y agrègent, avec qui vous avez la sensation exacte de coïncider. Romain Noël est assurément de cette espèce.
Comme il arrive parfois, j’ai d’abord fait sa connaissance sans m’en apercevoir : il fallut une deuxième rencontre pour que je me souvienne qu’il y en avait eu une première. Celle-ci avait eu lieu en 2019, à la lecture d’un numéro de la revue Critique intitulé « Vivre dans un monde abîmé », dans lequel un article en particulier m’avait retenu, « Une science mélancolique », auquel je dois la découverte de l’existence insoupçonnée des Extinction Studies. M’avait alors marqué une certaine manière de situer l’Anthropocène du côté de l’expérience vécue, d’affecter la science et de réactiver le potentiel révolutionnaire de la mélancolie.
C’est en lisant, sur la recommandation d’une amie, un petit livre sorti en 2021, que je découvris que son auteur était celui-là même qui avait codirigé, avec Marielle Macé, le numéro de Critique et rédigé l’article sur les Extinction Studies. Intitulé Mycelium, petit conte post-apocalyptique, l’opuscule me fit l’effet d’un livre sorcier qui aurait été écrit avec la matière même qu’il traite : un livre composé de filaments qui vous pénètrent et viennent se loger en vous quand vous le lisez. J’écrivis aussitôt à son auteur pour lui dire que c’était « tout simplement le meilleur texte littéraire contemporain que j’[avais] lu ces derniers temps, le livre que j’aurais adoré écrire, le livre que j’ai adoré lire ».
D’une certaine manière, l’intensité de l’expérience de lecture ici relatée fait partie du projet global de Romain Noël, dont La Grande Conspiration Affective nous livre la forme la plus aboutie. Brassant toute la matière de ses texte antérieurs, l’ouvrage, de plus de 300 pages et de grand format, est de ces livres dont la densité et la puissance agissante sont telles qu’ils semblent s’affranchir de la catégorie des choses inertes. Son auteur le présente comme « un livre de programmation magique », « une machine de guerre contrapocalyptique » ou « un bouquet de rencontres, de langues, de vœux ». On songe également à Bataille, écrivant L’Expérience intérieure « pour qui, entrant dans [s]on livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus ». Au sens le plus fort de ces deux termes, le livre de Romain Noël est une performance et sa lecture, une expérience.
La Grande Conspiration Affective est une performance par son ambition, sa composition et sa portée. Fruit d’une thèse de doctorat préparée à Sciences Po sous la direction de Laurence Bertrand-Dorléac, ce « thriller théorique » (c’est son sous-titre), ne vise à rien moins qu’élaborer une nouvelle façon d’être au monde, sur la base de réflexions et d’expériences vécues, étroitement entrelacées les unes aux autres[1]. Ce serait trop peu dire qu’il s’inscrit dans le champ de la pensée écologique : son auteur y déploie une écologie intégrale, pensée et vécue dans une âme et un corps.
De la pensée écologique, Romain Noël reprend le principe d’une ontologie de la relation – et non de la substance – mais en se situant du côté d’une écologie vécue, ce qui a pour effet de nous déplacer d’une pensée de la relation à une pensée du rapport, c’est-à-dire de l’affection. Là où la relation se contente d’associer deux termes, le rapport est en effet ce qui affecte un sujet. C’est même là ce qui pourrait constituer le sujet comme tel : une capacité d’affecter ou d’être affecté, d’être une puissance active ou passive. Telle est la conception du sujet que La Grande Conspiration Affective va pousser à son plus haut degré, en prenant résolument, c’est-à-dire activement, le parti de la passivité.
Faisant résonner, sur un mode apocalyptique, l’expérience d’un effondrement personnel (une rupture amoureuse) et la crise écologique terrestre, le livre s’inscrit dans la tradition des critiques de la modernité formulées depuis l’expérience d’une subjectivité affectée. Avec l’idée que ce que je suis, ce que je vis, que j’éprouve et qui m’affecte, suffit à contester le grand processus d’homogénéisation auquel on a donné le nom de modernité. Alors que celui-ci se fonde sur la rupture avec les grandes transcendances (la tradition, la religion, la nature) et le déploiement d’une rationalité scientifique, technique et économique, mon expérience m’indique au contraire que j’échappe à l’empire de la rationalité et que je reste en lien, ou aspire à me lier, à une présence qui me dépasse et me traverse.
Romain Noël reconnaît sur ce point une double filiation. La première est celle du romantisme, via le Novalis des Disciples à Saïs, qui définit la Nature comme « la somme de ce qui nous touche », et le poète anglais John Keats, à qui l’on doit le formidable concept de « capacité négative », pour nommer la faculté de « demeurer au sein des incertitudes, des mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait et la raison ». La seconde lignée nous conduit à une autre figure, ou plutôt à une image ou une scène, qui va faire retour dans le livre : celle de l’effondrement de Nietzsche, lorsque le 3 janvier 1889, sur la piazza Alberto de Turin, alors qu’il croise un fiacre dont le cocher fouette violemment son cheval, le philosophe se jette au cou de l’animal et s’effondre en sanglot.
À cette double filiation, on pourrait ajouter d’autres écrivains ou artistes, parfois évoqués rapidement dans le livre, qui mirent pareillement leur corps et leur vie en jeu pour contester l’empire de la rationalité moderne. Je pense en particulier à Artaud (dont me revient à l’instant cette déclaration, dans Le Pèse-Nerfs : « Nous avons moins besoin d’adeptes actifs que d’adeptes bouleversés »), à Pasolini ou de nouveau à Bataille, le penseur de la « négativité sans emploi », avec lequel la démarche de Romain Noël présente de nombreux points communs. Chez l’un comme chez l’autre, on relève une inclination théorisée pour le négatif et la dramatisation, une pensée de la communauté, une attirance pour la mystique, les larmes et les sociétés secrètes, ou encore, plus largement, un usage métaphorique et réticulaire des concepts et une tendance au composite.
Mais on manquerait la singularité détonante de l’ouvrage si l’on se contentait de l’inscrire dans une généalogie, aussi prestigieuse soit-elle. Les références innombrables qui jalonnent le livre sont du reste loin de se limiter à la pensée moderne ou à la haute culture. La Grande Conspiration Affective est une médiathèque hétérogène et queer, dans laquelle la pensée hérétique, la poésie romantique et la théorie critique dialoguent avec les études décoloniales, féministes, écologiques et intersectionnelles et où les livres de Wilhelm Reich, Leo Bersani, Paul B. Preciado et Donna Haraway voisinent avec les films Dark Crystal, Inception et Matrix.
Multipliant les concepts et les rencontres, Romain Noël réussit ainsi ce tour de force de nous livrer simultanément l’intérieur de son cerveau et l’esprit d’une époque
Ce foisonnement est par ailleurs soutenu par une composition remarquable, qui tient à la fois du diptyque et du labyrinthe. À une première partie, intitulée « Entrées dans le Pathocène », qui expose en une cinquantaine de pages la méthode et l’appareillage conceptuel, en succède une seconde qui constitue la plus grande part du volume. Intitulée « Le livre de mes rêves », elle se compose de 222 paragraphes qui mêlent différents registres, du poème à l’essai, en passant par le récit de rêve ou de rencontre avec de multiples personnages, qui sont tous artistes.
Sur le modèle d’un « livre dont vous êtes le héros », que l’auteur reformule en « livre dont vous êtes le terreau », le lecteur ou la lectrice est invité à composer son parcours, en choisissant à la fin de chaque paragraphe parmi deux ou trois propositions. Immergée dans un monde mouvant de références, de concepts et de sensations, elle ou il va découvrir une communauté à la fois réelle et rêvée de conspirateurs et conspiratrices affectives, au sein de laquelle circule un mystérieux manuscrit, qui aurait été écrit par Giordano Bruno dans les geôles du Vatican à la veille de son exécution. C’est là le côté à la fois ludique et labyrinthique du livre, quelque part entre Harry Potter et Borges, Marelle (de Cortazar) et Le Nom de la Rose (d’Umberto Eco).
C’est là ce qui fait aussi l’essentiel de sa force : sa capacité à matérialiser, à incarner, dans une forme fidèle et juste, à la fois processuelle et agissante, la recherche d’une alternative à la modernité dévastatrice. Plus encore que le propos, qui s’inscrit dans le champ de la critique écologique, c’est sa mise en œuvre qui frappe par son originalité. Tenant à la fois de l’essai et du poème, celle-ci passe, en plus des multiples références, par la création d’un grand nombre de concepts, qui procèdent principalement de néologismes (« Pathocène », « Endarkment », « transpassion »…) ou de la recharge sémantique de noms communs (« Infamie », « zone d’affectivité », « dramatisation »…). S’invente ainsi tout un arsenal d’images et de notions visant à renverser le système de valeurs (rationaliste, humaniste et capitaliste) qui régit la modernité.
Certains lecteurs ou lectrices pourront sans doute être agacés par plusieurs mécanismes récurrents. Je pense notamment à la propension de l’auteur à néologiser et conceptualiser plus vite que son ombre, à se référer constamment à ses textes antérieurs, qu’ils soient publiés, inédits ou restés au stade de l’ébauche ou de la seule idée, ou encore à se répéter. Ces traits d’écriture et de pensée s’inscrivent cependant dans une démarche globale : celle d’une recherche en cours, qui assimile la répétition à ce qui dans la vie réellement se répète aussi bien qu’à la préparation d’un acte ou d’une pièce à venir, et l’autoréférence à une forme d’excavation. Tout en somme se tient, s’enchevêtre et passe à travers tout, dans l’esprit vivant d’une écologie intégrale.
Loin de former un système abstrait, les concepts sont par ailleurs incarnés ou portés par les personnages artistes, selon une logique qui n’est pas sans rappeler, transposée dans la vie réelle, la notion de personnage conceptuel inventée par Deleuze et Guattari. Multipliant les concepts et les rencontres, Romain Noël réussit ainsi ce tour de force de nous livrer simultanément l’intérieur de son cerveau et l’esprit d’une époque, en rendant sensible la complexité, la densité et la consistance de l’un et l’autre. En même temps qu’il synthétise tous les motifs de la pensée critique contemporaine (du vivant au liquide en passant par le chamanisme, la sorcellerie, le mycélium ou encore le kombucha), il brosse le portrait d’une génération d’artistes dont le travail excède et met en question ce qu’on entend communément par le mot « art ».
Nés dans les années 1980-1990, ils et elles s’appellent Mimosa Echard, Josefa Ntjam, Jimmy Beauquesne, Alice Brygo, Tarek Lakhrissi, Anna Solal, Hugo Laporte, Tania Gheerbrandt, Balthazar Heisch, Charlotte Heninger, Valentin Ranger ou encore Youri Johnson, qui est le nom sous lequel Romain Noël œuvre en tant qu’artiste. Formés dans les écoles d’art, révélées dans les expositions collectives ou les salons dédiés à la jeune création, évoluant entre l’institution et ses marges, suivis de près par les jeunes générations de curateurs et curatrices, ils et elles sont la nouvelle scène artistique française.
Douées d’une conscience critique aiguë, couvrant les trois grandes lignes de front de l’époque – écologique, queer et décoloniale – elles et ils mènent une double opération critique : déconstruire, renverser et/ou dépasser les systèmes d’opposition binaire qui régissent nos existences ; en finir avec le régime de la séparation auquel appartient encore le système de l’art. Les formes qu’ils et elles produisent représentent ou incorporent le vivant et l’organique, n’hésitent pas à franchir la barre du symbolique, font primer le liquide sur le solide, l’hybridation sur la séparation, la multiplicité sur l’unité.
Derrière ce panorama empathique de la jeune scène contemporaine et la rêverie d’une conspiration artistique, on reconnaît au fond un même geste : celui qui consiste à ouvrir l’art au-delà de lui-même, en se fiant à sa capacité agissante. Resurgit ici la tradition romantique, qui tient l’art et la poésie pour des formes supérieures de connaissance, à partir desquelles il devient possible de (re)fonder une éthique et une politique. Une telle mobilisation de l’esthétique ne va cependant pas sans une forme d’ambivalence et d’indécision, qui constitue ce qu’on pourrait appeler la part du risque ou le pari romantique.
D’un côté, l’histoire des avant-gardes nous invite à modérer notre enthousiasme quant au potentiel révolutionnaire de l’art, en méditant par exemple le jugement de Charles Duits, qui fréquenta longuement Breton pendant son exil new-yorkais, sur la «révolution surréaliste » : « On ne fait pas de véritable Révolution avec des dormeurs ». De l’autre, la dévastation écologique et la tension géopolitique ont désormais atteint un stade si avancé, leur lien de causalité avec le modèle viriliste du « mâle froid et impassible », dont Adorno et Horkheimer – Romain Noël y revient à plusieurs reprises – font le véritable sujet des Lumières, est en train de devenir si évident, que tout nous porte à miser sur l’envers des Lumières. C’est cet envers du décor moderne, ce territoire de « l’Endarkment », que ne cesse d’arpenter le livre, à travers l’éloge des « femelles gémissantes » et de la passivité, du drame et de l’amour, des larmes et de l’obscurité.
Sans doute l’art n’est-il pas seulement cela. Pour peu cependant qu’on le porte au-delà ou en-deçà de qu’il peut devenir sous la lumière crue des foires et de certaines galeries, qu’on le rende à sa valeur d’usage, pratique, matérielle et agissante, il se révèle un fidèle allié de la critique de la modernité. Activité sensible, gratuite et libre dans un monde gouverné par l’intérêt et ordonné à la rationalité, s’inscrivant à la charnière de l’imaginaire et du symbolique, doué d’un pouvoir exploratoire unique des formes et de leurs significations, problématisant constamment les notions de justesse et de valeur, l’art opère à un endroit décisif de notre présence au monde.
De même en va-t-il de la poésie, dont le compagnonnage avec les arts plastiques ne se dément pas. Le regain d’intérêt dont elle fait l’objet, la place croissante accordée, dans les écoles d’art, aux enjeux écologiques, queer et décoloniaux ainsi qu’aux valeurs du soin et de l’empathie ; l’engagement croissant des artistes dans la création, au-delà des formes plastiques, de formes de vie et d’organisation ; le ciblage récent des musées par des groupes d’activistes écologiques, sont autant d’éléments qui invitent à considérer l’art comme un champ propice à la reconfiguration de nos façons de vivre et d’habiter.
En se fiant ainsi aux puissances de l’art d’aujourd’hui et en concevant le sujet comme capacité d’être affecté, c’est finalement un traité d’esthétique générale pour notre temps que nous livre Romain Noël. Reste maintenant à faire le pas qui nous conduira au-delà de l’esthétique, à trouver des manières de convertir les affects en ferments de transformation sociale. C’est là l’horizon face auquel nous laisse le livre, aussi bien à la fin de chaque paragraphe qu’une fois refermé le volume. Telle est sans doute la limite objective de la « programmation magique », aussi bien que de la pensée et de la poésie.
Mais telle est aussi sa force : un horizon est tracé, une communauté esquissée, des formules circulent. À tous les acteurs et toutes les actrices qui participent de près ou de loin à la configuration et au déploiement du champ de l’art de s’en saisir, pour prendre part à l’invention des arts de vivre et d’habiter que notre temps exige.