Une crise de la parole
Lorsqu’un responsable politique appartenant au Rassemblement National se trouve devant un contradicteur qui lui met devant les yeux que son affirmation précédente est un mensonge et non un fait, il répond : c’est mon opinion. C’était à propos des accords de Marrakech et c’est rapporté au cours de l’émission « C à dire » que je n’ai pas de raison de remettre en question.
Lorsque Laurent Wauquiez affirme devant les étudiants de l’école de commerce EM Lyon que ce qu’il dit à la télévision est « bullshit », on s’en émeut, mais on passe. Et lui continue à parler. Les réseaux sociaux sont envahis de fake news, de ragots complotistes, de rumeurs énoncées sans preuves ni fondement. La réalité des faits s’absente. Et la parole qui les rapporte peut divaguer.
La démocratie est d’abord un régime de la parole. Dès son origine, dans l’Athènes du Ve siècle av JC, la démocratie se fonde sur l’échange de la parole. Dès son origine, le rapport conflictuel de la politique et de la vérité se joue, là, sur l’espace public. Socrate ne cesse de le rappeler aux rhéteurs : attention, convaincre peut ne pas répondre de la vérité. La rhétorique ne permet pas d’accéder au monde des Idées. Lorsqu’il s’agit de déterminer quelles sont les vertus qui justifient de prétendre à la direction des hommes, Socrate, dans son dialogue avec Alcibiade, bute sur la difficulté – quelle est donc cette excellence qui permettrait de régler les relations entre les hommes ?- et fait appel à un tiers, un dieu dont l’existence n’apparaît pas dans le panthéon grec, ce que d’ailleurs les grecs ne lui pardonneront pas.
Aristote, dans l’éthique à Nicomaque, prend acte : « Dieu, écrit dans un livre aujourd’hui ancien, est désormais caché ou muet, l’homme ne doit plus compter que sur ses seules forces pour organiser sa vie terrestre » (voir Pierre Aubenque). Si Platon fait de la connaissance de l’Idée de Bien le fondement de la vie politique, Aristote sépare la théorie et la pratique. La politique serait orpheline.
Reste la Prudence, considérée comme une vertu pratique, une vertu intellectuelle des hommes à destination des hommes. Il faut entendre que cette vertu n’interdit pas l’action, elle est ce qui l’autorise ; elle n’est ni mollesse ni repli, mais examen attentif. Le théâtre tragique qui accompagne le régime démocratique en a l’expérience et, souvent par la voix du Chœur, en appelle à la prudence. Ce concept aristotélicien de Prudence serait le véritable message tragique de la Grèce. Qui s’en souvient ?
Si la démocratie est bien un régime de la parole, elle ne peut survivre au discours qui revendique sa sauvagerie.
En s’approchant de notre monde, de notre contemporanéité, que voit-on ? Notre contingence est désormais isolée, aucun Dieu ni aucune Idée transcendante ne permet de la relier à un monde supérieur de vérité. La politique qui doit régler les relations entre les hommes n’a plus d’autres critères que ceux qu’elles se donnent pour agir. Or, si le concept de démocratie sauvage de Claude Lefort énonce une contradiction féconde, l’idée de légitimer la parole sauvage est à tous égards inacceptable. Du côté des mœurs où l’émotion s’arroge le droit de dénoncer sans preuves, bafouant le principe de présomption d’innocence essentiel à notre droit pénal, ou du côté de la protestation politique déversant au nom de la révolte, insultes et contre vérités, d’un côté comme de l’autre, la parole est détroussée, mise à sac, affolée. Plus rien ne l’arrête ; la prudence est rangée au magasin des accessoires.
Si la démocratie est bien un régime de la parole, elle ne peut survivre au discours qui revendique sa sauvagerie. Il s’agit « d’ouvrir » la parole et non de la confisquer : ouvrir le sens avec prudence tel l’interprète devant son texte. Mais ceux là mêmes qui reprochent à une « caste » de confisquer le pouvoir à leur profit, détroussent la parole de ses richesses et son énoncé public de ses responsabilités comme de sa dignité. De la même façon, on ne peut légitimer son opposition en se réclamant « du peuple », d’un peuple-corps unifié, d’un peuple Un dont on serait La parole. On ne peut profiter de ce que la démocratie soit un régime instable et contester ce qui la fonde : la pluralité de ses intérêts.
Car lorsque la parole cesse d’être fondée en Dieu ou en cette unicité fantasmatique que serait le peuple holistique, elle s’oblige alors à vivre l’instabilité de la vérité et à concevoir la démocratie comme le régime de l’inachevé. À cet égard, les mouvements de haine sont comme un arrêt du cœur au sein du corps divisé, démembré, de la société démocratique. Il y a une tragédie politique salutaire de la parole lorsque celle-ci énonce le mouvement de sa propre incertitude, mais ce doute nécessaire se fige et se retourne en un drame mortel lorsque la parole politique se refuse à interroger ce qui la fonde. Le conflit, les rapports de forces et d’intérêts structurent nos sociétés et rêver d’une situation dénuée de tout désaccords revient à laisser advenir un monde totalitaire. Mais c’est aussi pourquoi il n’est aucune résolution qui ne soit pas provisoire. L’instabilité démocratique est un mouvement.
Myriam Revault d’Allonnes, dans un livre récent, La faiblesse du vrai, sous-titré Ce que la post vérité fait à notre monde commun, écrit : « le véritable danger – propre au monde politique – est donc la transformation des vérités de fait en opinions, ce qui permet de se débarrasser de leur évidence factuelle et de les rejeter ». L’opinion n’a que faire des faits ; sa parole peut ainsi être sans retenue, par nature imprudente, voire impudente. Non seulement, la réalité se perd, mais plus grave peut-être, la fiction est défaite de toute possibilité d’éclairage.
La parole de fiction, celle qui découvre, dévoile ou dénude, construit au cours d’un inlassable ressac, le monde commun.
Comme la démocratie, le théâtre en son cœur, est un art de la parole. Il est un fait de langage. Le théâtre est une fiction, un récit qui tente d’énoncer une vérité possible, de dire du vrai sur du réel : en somme, parler des multiples visages de la réalité humaine. Le théâtre suppose donc, comme un préalable ou un postulat, que nous accordions ensemble un crédit suffisant au pouvoir de la parole comme source de dévoilement. Car si notre espèce n’est bien sûr pas la seule à communiquer, elle est en revanche seule à se spécifier comme « être de langage » donnant accès au symbolique. C’est pourquoi, la dégradation du langage, sous des formes diverses, de ce qui est au coeur de notre commune humanité, crée des dangers multiples. Que sont-ils ?
Ils sont une atteinte au politique : qui croire ? Au symbolique : que représenter ? À l’artistique : que raconter ? Or, l’expérience humaine ne peut s’extraire du récit qui la constitue. La parole de fiction, celle qui découvre, dévoile ou dénude, construit au cours d’un inlassable ressac, le monde commun. En ce sens l’artiste énonce une parole politique lorsqu’il fait du langage, contre le démagogue, non l’instrument d’une prise du pouvoir, mais l’hypothèse d’un monde commun infiniment reconstitué.
Vivre démocratiquement la démocratie exige sans doute la douleur singulière, honnie par certains, du doute. L’exercice critique ne joue pas un bloc de vérité contre un autre ; il procède de la prudente et ferme analyse des situations et des textes et fonde sur cet examen son opposition éventuelle. Cette attitude ne dit pas : j’ai raison ! Mais : il se pourrait que vous ayez tord et voici pourquoi !
Mais il est un temps, le nôtre, où c’est semble-t-il, beaucoup demander que chacun accepte cette temporalité faite de convictions légitimes et de retenue devant les potentiels du temps. C’est la leçon tragique : le monde ne se coupe pas en deux sauf à ce qu’une dictature violente décide de forclore le Bien.
René Char, à la sortie de la résistance, s’en souvenait, lui qui disait qu’il ne pardonnerait jamais aux nazis de l’avoir obligé pendant un temps à vivre de cette séparation. La démocratie sera-t-elle encore ce régime qui requiert et autorise le refus de tout manichéisme ?