Littérature

Fragments d’un discours amoureux – sur Le Polonais de J. M. Coetzee

Professeur de littérature anglaise

Un Polonais, une Catalane, une passion amoureuse tissée des grands mythes : le nouveau livre de J. M. Coetzee, masterclass musicale et scripturale, aurait pu s’appeler Petit chef-d’œuvre de drôlerie, mêlé d’accents tragiques. Mais, fidèle à son ton, l’auteur a préféré une boutade : The Pole en anglais, un anglais qu’il espère assez bancal pour déboulonner la langue hégémonique, soit l’histoire d’un Polonais, véritable bâton merdeux polaire.

Curieux destin que celui de Le Polonais, dernier opus en date de J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature et deux fois lauréat du Booker Prize. Écrit en anglais, le court roman fut aussitôt traduit en espagnol et confié à un éditeur argentin qui le fit d’abord paraître en Espagne, avant sa diffusion dans la sphère anglo-saxonne.

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Au centre de l’intrigue, la liaison entre un pianiste polonais et une bourgeoise de Barcelone, contraints, pour se rapprocher, d’en passer par la langue anglaise, qu’ils maîtrisent diversement, bien chez elle, et de manière plus rudimentaire pour lui. Et voici que le livre se trouve désormais traduit en français, par les soins de Sabine Porte, à qui est revenue la responsabilité de transposer dans notre langue les effets souvent cocasses causés par un anglais volontairement bancal. Tâche dont elle s’acquitte à merveille, se doit-on de signaler.

Pour finir d’expliquer en quoi J. M. Coetzee est un auteur « mondialisé », ainsi que l’expliquerait Gisèle Sapiro, il convient de préciser que, né en Afrique du Sud, il a fait le choix, depuis au moins vingt ans, de vivre en Australie, et que sa familiarité avec la langue de Cervantès n’est ni récente, ni le fruit du hasard. Déjà massivement présent dans Au cœur de ce pays (1981), l’espagnol, pour le dire d’un mot, lui est utile pour contrecarrer l’hégémonie de l’anglais, globish ou pas globish, qu’il a en horreur.

Curieux destin, encore, d’un récit auquel on prête complaisamment des allures testamentaires, et dont la critique s’est évertuée à lui trouver des traces de « style tardif », dans l’acception qu’en donnent Adorno et/ou Edward Saïd. Et si la réalité était plus simple ? Si ce bref récit, portant autant sur la traduction que sur l’amour, se voulait, pour une bonne part, un petit chef-d’œuvre de drôlerie ? Rien de forcément léger, pour autant, tant la partition interprétée change brusquement de tonalité, revêtant des accents autrement plus graves en fin de parcours.

Ainsi est-ce à l’équivalent d’une authentique « masterclass » auquel on assiste, non pas de musique, en dépit des apparences, mais d’écriture. Le maestro y apparaît au sommet de son art, épuré, elliptique, détaché en apparence, mais poignant quand l’artiste veut s’en donner la peine. D’où ce drôle de Künstlerroman en miroir, chroniquant non point ici la formation (et le déclin) d’un certain Witold Walczykiewicz, pianiste autrefois réputé et désormais en fin de carrière, mais l’état de forme d’un écrivain aujourd’hui âgé de 84 ans, J. M. Coetzee, double presque parfait du premier, et se portant, lui, comme un charme, en apparence du moins.

La seule vérité qui vaille réside dans l’écriture et le parfois douloureux discernement qu’elle permet.

Dès la première phrase, énigmatique à souhait – « 1. La femme est la première à lui donner du mal, suivie de près par l’homme » –, un impérieux dispositif, maintenu de bout en bout ou presque, se met en place et, avec lui, une suite de fragments numérotés où l’homme, la femme et le narrateur vont se livrer à des « figures » plus imposées que véritablement libres, et de nature essentiellement discursive. Surtout chez la femme, dont la narration rend visible la redoutable complexité de ses états d’âme, partagée qu’elle est entre dégoût physique et flatterie à l’idée d’être séduite, entre refus de l’amour et attirance secrète. Alors que l’homme paraît plus gauche, au risque de la grandiloquence dans l’affirmation d’une passion incongrue, voire déplacée, d’un autre âge en somme.

Comme on pouvait s’y attendre, les grands mythes de la passion traversent leur histoire d’amour – à commencer par Dante et Béatrice, ce qui est tentant quand Coetzee se risque à donner le nom de Beatriz à sa Barcelonaise mélomane. Mais l’ironie n’est jamais loin, surtout quand Beatriz refuse obstinément la destinée de Béatrice que son amant vieillissant entend lui conférer contre son gré, et de surcroît ad vitam æternam. L’amour éperdu, quasi mystique, du Polonais, l’Espagnole de vingt ans sa cadette n’en a que faire, et elle s’emploie vertement à le faire savoir au triste sire. Pour un lecteur français, l’image d’un Alceste ridicule parce qu’amoureux d’une personne qui n’est pas son genre, en l’occurrence la coquette et gracieuse Célimène, vient à l’esprit. Plus subtils encore, des souvenirs de Marivaux pointent le bout de leur nez.

Quand il ne fond pas comme une « gigantesque araignée » sur son piano, Witold (il y a dans son patronyme trop de w, de k et de z pour l’appeler autrement que par son prénom) est le portrait craché de Max von Sydow, l’acteur fétiche de Bergman, auquel il confia le rôle du chevalier Antonius Block affrontant la Mort aux échecs. Lequel Sydow, à y regarder de plus près, pourrait être un lointain cousin de Coetzee : même chevelure, même allure élancée, austère et nordique. Et l’écrivain d’en rajouter une couche en jouant à fond la carte des stéréotypes nationaux. Une Espagnole ardente tombe dans les bras d’un polaire Polonais, ce dernier jeu de mots étant plus qu’autorisé par la langue anglaise, où The Pole désigne bien sûr un natif de Pologne, mais aussi un poteau, un bâton (Witold est, de fait, raide comme un bâton merdeux), ou bien encore l’un des deux pôles terrestres.

Autre stéréotype, musical celui-là : Beatriz s’attend à ce que son cher Polonais joue Chopin comme elle l’a toujours entendu jouer, à savoir romantiquement. Alors que Witold persiste à l’interpréter comme du Bach, sinon sèchement, du moins froidement, sans affect ni passion, en apparence du moins. Au festival des idées reçues, les malentendus et autres méprises sont à leur comble : pour le concertiste professionnel, son Chopin révisionniste se veut pleinement terrestre et « solide », et donc aussi peu « Polonais » que possible, alors que pour sa séduisante auditrice, Chopin n’est qu’air et eau, liquides et vapeurs confondus.

Comédie des erreurs, où chacun joue sa partie à front renversé : le musicien situe ailleurs que dans la musique qu’il interprète la passion qui l’habite. De fait, il ne se détache de l’image d’Épinal d’un compositeur impétueux que pour mieux s’imaginer livré corps et âme à l’intensité de la liaison qu’il rêve d’entretenir avec Beatriz. Quant à la mélomane frustrée, car privée de l’ardeur musicale attendue, elle refuse de s’investir dans la passion romantique qui lui tend pourtant les bras.

L’absolu recherché par Witold a pour nom fin’amor, amour courtois, idéalisation de la Dame juchée sur son piédestal. Aux yeux de son amante d’un soir ou deux, pareille sublimation ne saurait être autre qu’anachronique. D’un côté : « Je veux vivre comme deux mains jointes » ; de l’autre : « Quel poseur ! Quel vieux bouffon ! » La compassion et la pitié lui tiendront lieu d’amour. Et basta ! Exit la comédie romantique. Début du dialogue de sourds, aggravé par l’anglais emprunté du partenaire masculin, qui peine à s’exprimer autrement que devant un clavier. Dispersion du couple, à peine formé. « Dans l’eau, ils se séparent. Il reste là où il a pied, elle va droit vers le large. » Une scène que la couverture du livre, en français, représente presque littéralement, contrairement aux éditions anglaises, figurant, sans une once d’originalité, les touches blanches et noires d’un piano qu’on présume désaccordé.

Entrée en scène de l’écriture, suivie comme son ombre par la traduction, en qualité de personnages à part entière de l’allégorie. Avant de mourir, l’amoureux transi a entrepris de rédiger des poèmes dans la solitude glaciale de son appartement de Varsovie. Il compte les léguer à la femme à laquelle il est toujours resté fidèle. Ces pauvres productions, auxquelles manque l’art de « vivifier les mots », sont en polonais, or les traducteurs de cette langue ne courent pas les rues. S’invite de prime abord un logiciel d’intelligence artificielle, vite congédié pour raison d’insensibilité aux nuances de ton. Un passage par le russe ferait-il l’affaire ? On frôle l’incident diplomatique. Il faudra une traductrice en chair et en os, la señora Weisz, qui parle castillan avec un accent italien, pour tenter le difficile décryptage, en prose et en vers, contre la modique somme de mille cent euros.

Et c’est « le scalpel à la main » que l’héritière à courte vue les parcourt dans un premier temps, sans les comprendre ni les apprécier. Sous son vernis de culture, Beatriz n’est qu’une philistine. Lui vient même la tentation de tout brûler, de se livrer à un autodafé… avant de se raviser. Après tout, ce sont à ces pauvres poèmes, où Béatrice côtoie Aphrodite, et où « brûle entre les jambes d’une femme une rose parfaite », que Witold a confié le soin de traduire « le secret de Barcelone », à savoir le mystère insondable de l’amour entre deux êtres que tout oppose et sépare.

Au sixième et dernier chapitre, les fragments numérotés s’interrompent pour laisser place à une lettre adressée à un mort. Et les notations laconiques de se faire déborder par les sentiments de Beatriz envers celui qu’elle nomme désormais son « prince » d’outre-tombe. Une reconnaissance tardive s’y fait jour, semblant triompher des ultimes freins et réticences. L’heure de la révélation aurait-elle sonné, et si oui, comme dans les drames antiques, serait-ce trop tard, après la mort de l’être qu’elle ne se savait pas aimer ? La vue retrouvée après l’aveuglement se paierait-elle au prix fort ? Ou aurait-elle enfin appris, telle Alice, à se projeter « de l’autre côté du miroir » et à « habiter ce double étranger, ce regard étranger » ?

Sans se départir de son scepticisme acide, constitué tout à la fois de prudence et d’autodénigrement, la repentante remercie le Polonais de la haute opinion qu’il a d’elle, jurant de s’en montrer digne à l’avenir. Serait-ce qu’après l’avoir (trop) longtemps déprécié, l’amoureuse « intraitable » affirme in fine « l’amour comme valeur » (Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux) ?

Le dispositif narratif adopté par Coetzee est trop rusé, trop construit, pour que le lecteur puisse en avoir la certitude. Mais, au moins, la possibilité d’une telle réévaluation existe-t-elle, et c’est déjà beaucoup. Jadis, il est vrai, leurs conversations se ressemblaient toutes : « des pièces échangées dans l’obscurité sans en connaître la valeur ». Ce temps-là n’est plus, à ceci près qu’il n’y a désormais de « conversation » que par le truchement virtuel de l’encre et du papier. Comme s’il fallait du temps pour qu’on cesse de se mentir à soi-même, pour que, surtout, on accepte de se laisser emporter par le choc de la nouveauté (« choc étincelant, comme d’être électrocuté, et non pas sombre, comme d’être emporté par une coulée de boue »), a fortiori quand un étranger débarque dans votre vie rangée et confortable.

« Je vous écrirai de nouveau », telle est la dernière phrase de la lettre et, par voie de conséquence, du livre. Preuve que la seule vérité qui vaille réside dans l’écriture et le parfois douloureux discernement qu’elle permet ; preuve, surtout, que Coetzee n’a nullement l’intention d’en rester là. On s’en réjouit.

J. M. Coetzee, Le Polonais, traduit de l’anglais par Sabine Porte, Seuil, septembre 2024.

NDLR : L’incipit de Le Polonais a été prépublié, le 8 septembre dernier, dans les colonnes d’AOC.


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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