Politique

Frankenstein à l’Élysée ou le Prométhée moderne de la Ve République

Juriste

Sous la Ve République, il existe une tendance naturelle qui formate le personnel politique depuis de longues décennies : le fait majoritaire. Empêchant tout compris dans la pratique parlementaire, il condamne d’avance le nouveau gouvernement de François Bayrou, comme l’a été avant lui celui de Michel Barnier, de toute façon d’emblée vicié par les expériences du Frankenstein de l’Élysée, qui gagnerait à réviser son arithmétique.

Depuis la dissolution prononcée par Emmanuel Macron le 9 juin 2024 et le résultat des élections législatives anticipées qui en ont résulté, la Ve République est entrée dans une période de turbulence dont elle n’était pas coutumière. Le rapport de forces à l’Assemblée nationale est désormais agencé de telle manière qu’aucun gouvernement, pas même celui récemment formé par le nouveau Premier ministre François Bayrou, n’est à l’abri de la censure. La France est alors menacée d’un blocage institutionnel qui confine à la crise de régime ; la Constitution du 4 octobre 1958 était pourtant censée l’en prémunir. Comment avons-nous pu nous fourvoyer dans cette impasse ?

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Nous souhaiterions montrer, au terme de cet article, dans quelle mesure Emmanuel Macron porte seul la responsabilité de cette situation[1], en comparant la stratégie qu’il a déployée à son service depuis 2017 avec l’expérience à laquelle s’est livré le jeune savant suisse imaginé dans le célèbre roman épistolaire publié en 1818 par Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne[2].

Une telle analogie littéraire ne serait-elle pas un brin extravagante ? On rappellera que depuis de nombreuses années la littérature juridique à laquelle participe le droit constitutionnel comme science puise parfois ses sources d’inspiration dans la littérature tout court. Un courant a vu le jour en ce sens outre-Atlantique, avant de se répandre en Europe pour devenir un champ interdisciplinaire de la théorie du droit : le courant Law and Literature[3], qu’il nous semble intéressant de mobiliser pour rendre compte de l’action d’un président de la République dont l’épopée a déjà pu être comparée avec celle d’Eugène de Rastignac. Nous opterons, cette fois, pour la figure d’un autre personnage de fiction : celle de Victor Frankenstein.

Commençons par revenir un instant sur le motif essentiel pour lequel le régime politique issu de la Constitution du 4 octobre 1958 fut mis en place. Il s’agissait alors de garantir au pouv


[1] Même s’il ne faut pas négliger la coresponsabilité de François Bayrou, qui décida lors d’une conférence de presse du 22 février 2017, rappelons-le, « de faire à Emmanuel Macron une offre d’alliance » en se retirant de la course présidentielle pour favoriser la victoire du jeune candidat. D’où la toxicité du nouveau couple exécutif au sein duquel le président de la République est aujourd’hui forcé de reconnaître sa dette à l’égard de son Premier ministre. Le fantasme centriste du dépassement du clivage gauche/droite, qui est à l’origine de la paralysie actuelle de nos institutions, a été longtemps celui de François Bayrou, qui a échoué à trois reprises aux élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012. Le succès d’Emmanuel Macron en 2017 a alors permis au leader centriste, comme l’écrit Marc Joly dans son récent essai pamphlétaire, de vivre « par procuration la jouissance d’un pouvoir absolu qui a su abattre les tours jumelles de la droite et de la gauche » (Marc Joly, La Pensée perverse au pouvoir, Anamosa, 2024, p. 219).

[2] Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818), édité par Jean-Pierre Naugrette et traduit de l’anglais par Joe Ceurvorst, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2009.

[3] Le courant fut initié par Benjamin Cardozo (1870-1938), professeur de droit et juge à la Cour suprême des États-Unis. Voir Benjamin Cardozo, Law and Literature and Other Essays and Adresses, Harcourt, Brace & Cie, 1931, présenté par Charles E. Clark dans la Yale Law Journal, vol. 40, 1931/6, p. 1011-1012 ; Françoise Michaut, « Le Mouvement Droit et Littérature dans le développement d’une science du droit aux États-Unis », Clio@Themis, n° 7 (« Droit et littérature. Quels apports pour l’histoire du droit ? »), 2014 ; en France, on recommandera la consultation de l’excellente revue créée en 2017 par le professeur de droit Nicolas Dissaux, Droit et littérature, aux éditions LGDJ, ainsi que les travaux de François Ost, auteur de nombreux contes juridiques (pour

Alexandre Viala

Juriste, Professeur de droit public à l'Université de Montpellier

Notes

[1] Même s’il ne faut pas négliger la coresponsabilité de François Bayrou, qui décida lors d’une conférence de presse du 22 février 2017, rappelons-le, « de faire à Emmanuel Macron une offre d’alliance » en se retirant de la course présidentielle pour favoriser la victoire du jeune candidat. D’où la toxicité du nouveau couple exécutif au sein duquel le président de la République est aujourd’hui forcé de reconnaître sa dette à l’égard de son Premier ministre. Le fantasme centriste du dépassement du clivage gauche/droite, qui est à l’origine de la paralysie actuelle de nos institutions, a été longtemps celui de François Bayrou, qui a échoué à trois reprises aux élections présidentielles de 2002, 2007 et 2012. Le succès d’Emmanuel Macron en 2017 a alors permis au leader centriste, comme l’écrit Marc Joly dans son récent essai pamphlétaire, de vivre « par procuration la jouissance d’un pouvoir absolu qui a su abattre les tours jumelles de la droite et de la gauche » (Marc Joly, La Pensée perverse au pouvoir, Anamosa, 2024, p. 219).

[2] Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818), édité par Jean-Pierre Naugrette et traduit de l’anglais par Joe Ceurvorst, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2009.

[3] Le courant fut initié par Benjamin Cardozo (1870-1938), professeur de droit et juge à la Cour suprême des États-Unis. Voir Benjamin Cardozo, Law and Literature and Other Essays and Adresses, Harcourt, Brace & Cie, 1931, présenté par Charles E. Clark dans la Yale Law Journal, vol. 40, 1931/6, p. 1011-1012 ; Françoise Michaut, « Le Mouvement Droit et Littérature dans le développement d’une science du droit aux États-Unis », Clio@Themis, n° 7 (« Droit et littérature. Quels apports pour l’histoire du droit ? »), 2014 ; en France, on recommandera la consultation de l’excellente revue créée en 2017 par le professeur de droit Nicolas Dissaux, Droit et littérature, aux éditions LGDJ, ainsi que les travaux de François Ost, auteur de nombreux contes juridiques (pour