Comment rester moderne après la pandémie de Covid ?
La pandémie de Covid a commencé il y a cinq ans avec les premiers cas de cette maladie respiratoire très contagieuse à Wuhan. Un tel anniversaire doit favoriser la réflexion : comment inscrire cet événement dans notre histoire et quelle doit être notre relation avec lui ?
La pandémie de Covid met en question le projet même de la modernité, car elle a vu s’effondrer les infrastructures de l’économie globale sous l’effet d’un virus causé par ces mêmes infrastructures. Je distinguerai trois lignes généalogiques pour comprendre l’émergence et la diffusion du SARS Cov-2 responsable de la pandémie de Covid : une mutation du vivant (ligne que je qualifierai d’hyper-moderne), une transformation de la nature (ligne que je qualifierai de non-moderne) et une révolution géopolitique (ligne dont je suggérerai qu’elle est la seule à prolonger le projet émancipateur de la modernité).
Cette pandémie restera dans les mémoires d’abord pour ses victimes directes – plus de sept millions de personnes sont décédées en étant porteuses du coronavirus SARS-Cov2 selon l’Organisation Mondiale de la Santé – et indirectes – environ quatre milliards de personnes se sont confinées pour limiter la contagion.
Mais le nom du virus qui a causé cette pandémie indique qu’il faut en chercher les origines bien avant 2019 : le SARS-Cov2 est une mutation du SARS-Cov1 détecté dans le sud de la Chine en 2002 lors de la crise du SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère). Au cours de cette crise, un nouveau virus venu des chauves-souris et transmis aux humains par les marchés aux animaux du sud de la Chine a infecté environ 8 000 personnes dont près de 800 sont décédées dans différents pays asiatiques et dans la communauté chinoise de Toronto.
La mobilisation des sociétés asiatiques après cette crise pour se préparer à la prochaine pandémie y explique sans doute la limitation du nombre de victimes dans les premiers temps de la pandémie de Covid en 2020[1]. Pour ces sociétés, la pandémie de Covid s’inscrit donc dans une séquence qui commence en 2003 au cours de laquelle les menaces de nouvelles maladies infectieuses étaient la contrepartie de leur émergence comme nouvelles puissances économiques dans le « village global ».
La pandémie de Covid arrive au terme d’une séquence d’une cinquantaine d’années : l’accélération de la modernité en Chine
Les experts en « santé globale » alertaient cependant sur les risques d’émergence d’un nouveau virus de grippe en Chine depuis les années 1970. Au moment où le virus Ebola apparaissait en Afrique Centrale, mettant en question la promesse d’éradication des maladies infectieuses par l’Organisation Mondiale de la Santé après le succès de la campagne de vaccination globale contre la variole, ces microbiologistes montraient qu’un virus de grippe pouvait passer des oiseaux aux porcs et aux humains dans les élevages du sud de la Chine et se transmettre rapidement au reste du monde, causant l’une de ces pandémies de grippe qui ont scandé le vingtième siècle.
L’émergence du virus de grippe aviaire H5N1 à Hong Kong en 1997 fit l’objet d’une mobilisation intense pour contenir dans son « réservoir animal » ce virus très létal (il a infecté environ 900 personnes dont près de 500 sont décédées) mais il s’est diffusé au reste du globe à travers les oiseaux sauvages. La pandémie de Covid arrive donc au terme d’une séquence d’une cinquantaine d’années : l’accélération de la modernité en Chine, qui a intensifié l’élevage industriel et le trafic d’animaux, a causé l’émergence d’un virus qui s’est transmis au reste de la planète du fait de sa dépendance vis-à-vis de l’économie chinoise[2].
Pour limiter les effets des maladies infectieuses émergentes, les experts en santé globale suivent les mutations des virus et lancent l’alerte dès qu’on nouveau virus franchit les barrières d’espèces et risque de causer une pandémie. C’est ce qui explique l’alerte sur le « mpox », un virus de variole qui était suivi sur les rongeurs d’Afrique Centrale depuis une cinquantaine d’années, et dont les effets sur les humains étaient connus à travers un cas sur un singe en Europe (d’où le nom « monkeypox » alors que le virus ne se transmet pas des singes aux humains), ce qui conduisit l’Organisation Mondiale de la Santé à mobiliser la vaccination contre la variole dans les communautés concernées[3].
On peut caractériser cette gestion des pandémies comme hyper-moderne : face à un nouveau virus causé par l’accélération de l’économie globale, il faut accélérer les outils de surveillance pour aller plus vite que les mutations virales. René Dubos, considéré comme un des fondateurs du paradigme des maladies infectieuses émergentes, disait ainsi dans les années 1970 : « Nous devons courir pour rester à la même place. »
Cette citation de René Dubos est en vérité ambivalente : elle peut se lire soit en faveur de l’accélération de la modernité soit en faveur de son ralentissement. La première partie de cette citation est en effet « Nature strikes back », que l’on a parfois traduit par « La nature se venge ». René Dubos était un bactériologiste français qui a fait sa carrière sur la côte Est des États-Unis et qui a étudié le rôle des bactéries dans la constitution du sol. Il fut un des premiers à lancer l’alerte sur les mécanismes d’antibiorésistance favorisés par la diffusion des antibiotiques, mais aussi sur l’adaptation des virus aux vaccins.
C’est le sens de la phrase « Nature strikes back » : lorsque les humains inventent une technique pour contenir les microbes pathogènes, ceux-ci trouvent des mutations qui contournent ces défenses. Mais Dubos est aussi avec Barbara Ward l’auteur du premier rapport sur les limites de la Terre en 1972, intitulé Nous n’avons qu’une Terre, et il inventa en 1977 le slogan « Penser global, agir local ». Les historiens des sciences ont montré l’influence de la conception française du « terroir » sur sa pensée bactériologiste[4]. Dubos est donc un drôle de moderne, à la fois hyper-moderne et non-moderne : il propose de penser avec la Terre pour anticiper les mutations des microbes causées par l’activité humaine.
L’idée d’une vengeance de la nature et la nécessité de penser l’émergence virale à l’échelle de la planète ont été au centre de la discussion publique au début de la pandémie de Covid. Les villes revenues au silence pendant le confinement ont donné l’occasion aux animaux sauvages de réoccuper l’espace humain, alors que celui-ci ne cesse de rogner sur le leur depuis des siècles. De nombreux habitants des villes, espérant rejoindre un milieu rural dont ils s’étaient coupés, se sont rêvés en chasseurs-cueilleurs pour rompre radicalement avec la modernité. Si ces rêves se sont peu traduits en mesures écologiques concrètes, ils soulignent les échos profonds que la pandémie a suscités dans l’aspiration de chaque humain à vivre en harmonie avec son environnement.
La pandémie est une chance pour l’Europe de ressaisir son projet démocratique au moment où il pourrait disparaître sous la pression de régimes autoritaires
Une exposition en cours au Musée des Confluences à Lyon montre que l’histoire des pandémies raconte les étapes de la mondialisation économique à travers laquelle certaines espèces animales se sont étendues à l’ensemble de la planète en suivant les humains, comme les rats et les oiseaux[5].
Les livres de l’ornithologue Jared Diamond ont popularisé une idée déjà énoncée par les historiens dans les années 1970 : la révolution néolithique, en faisant passer les humains de la chasse à la domestication, a rapproché les humains des animaux, favorisant l’émergence de zoonoses (maladies transmissibles entre espèces animales) ; les sociétés qui ont adapté leurs systèmes immunitaires à ces pathogènes ont ensuite contacté d’autres sociétés qui ne les connaissaient pas et qui ont été dévastées (comme les sociétés amérindiennes) ; les villes ont longtemps connu une expansion limitée du fait des épidémies jusqu’à la révolution hygiénique du XIXe siècle, amplifiée par l’essor de la microbiologie, qui a imposé au reste du monde une conception européenne de la bonne distance entre les êtres vivants[6].
Ces deux séquences historiques vues à travers les virus émergents – une histoire courte depuis les années 1970 et une histoire longue depuis le Néolithique – ne permettent pas cependant de saisir la portée géopolitique de la pandémie de Covid[7]. Elles racontent l’accélération et les prémices de ce que les géologues appellent l’Anthropocène – l’impact irréversible de l’espèce humaine sur son environnement à l’échelle planétaire – mais elles n’en décrivent pas la prise de conscience. Les historiens de l’environnement ont montré que les deux derniers siècles sont une séquence pertinente pour comprendre l’avènement de la modernité, c’est-à-dire l’imposition par les sociétés européennes de leurs valeurs morales et de leurs conceptions du monde au reste de la planète. Or c’est dans cette séquence qu’il faut replacer la pandémie de Covid-19.
Revenons en effet à la controverse sur les origines du SARS-Cov2. Le gouvernement de la République Populaire de Chine a décidé en 2004 de faire construire à Wuhan – cœur technologique de son territoire et foyer de la première révolution politique de la Chine du vingtième siècle – un laboratoire de haute sécurité – dit P4 – pour répondre aux critiques de l’Organisation Mondiale de la Santé sur sa gestion de la crise du SRAS – les autorités de Pékin avaient dissimulé leurs cas aux experts de l’OMS, ce qui avait donné un avantage aux experts de Hong Kong et Canton dans la communication transparente sur leurs cas.
Lorsque les experts chinois diffusèrent dès le mois de janvier 2020 la séquence du SARS-Cov2 et reconnurent que c’était bien un virus de type SRAS qui avait causé les premiers cas de pneumonie atypique à Wuhan en décembre 2019, cet effort de transparence fut loué par tous les experts internationaux. Mais les erreurs des autorités de Wuhan dans la gestion des premiers cas, notamment la répression des lanceurs d’alerte comme Li Wenliang mort du SARS-Cov2 en février 2020, conduisirent à une série de décisions hasardeuses et inédites, en particulier le confinement de la ville de Wuhan qui fut pris comme modèle pour toutes les autres formes de confinement à travers le globe.
Lorsque les experts de l’OMS se rendirent à Wuhan en janvier 2021 pour observer les marchés et les laboratoires de la ville, ils ne purent prouver que le SARS-Cov2 venait des uns ou des autres, et durent valider comme également probables deux autres scénarios avancés par les autorités chinoises : une transmission directe d’une chauve-souris à un humain dans le sud de la Chine ou une importation de l’Occident par des produits congelés sur des marchés dans le nord de la Chine.
Cette controverse ne sera sans doute jamais tranchée, car les échantillons qui permettraient de prouver tel ou tel scénario ont été détruits par les autorités chinoises. Il vaut donc mieux analyser les infrastructures qui rendent cette controverse possible pour en comprendre le sens. J’ai qualifié cette controverse de « cryopolitique » au sens où elle oppose les experts chinois et les experts de la santé globale autour de la conservation d’échantillons congelés, soit sur les marchés soit dans les laboratoires. L’invention de la chaîne du froid à Chicago dans les années 1870 a en effet bouleversé l’économie globale, car elle a non seulement permis l’acheminement sur des longues distances de grandes quantités de viande mais elle a aussi favorisé la synchronisation du vivant dans les laboratoires, et donc la modélisation des mutations biologiques en-dehors de leur effectuation en-dehors du laboratoire.
On est ici au cœur des paradoxes de la modernité : la même infrastructure qui favorise la diffusion de matériel biologique potentiellement infectieux permet d’en étudier les effets en laboratoire pour contenir l’infection. Or les sociétés euro-américaines ont longtemps reproché aux sociétés asiatiques de ne pas accepter ce cadeau empoisonné (au double sens de gift) qu’est la chaîne du froid. C’est justement parce que les consommateurs chinois ne font pas confiance à la chaîne du froid dans les supermarchés qu’ils vont acheter des animaux vivants sur les marchés, ce qui est décrit par les experts en santé globale comme un comportement arriéré et dangereux alors qu’il est parfaitement rationnel dans les conditions sociales de l’économie chinoise. De la même façon, le succès des vaccins chinois par comparaison avec les vaccins euro-américains tenait à ce qu’ils ne nécessitaient pas une chaîne du froid aussi soutenue (Sinovac devait être conservé à 2°C et non -80 ou -20°C comme Moderna et Pfizer).
Si l’on cesse de regarder la pandémie de Covid avec nos préjugés modernes (des marchés ou des laboratoires dangereux en Chine causent l’émergence d’un virus qui infecte la planète), on peut la regarder à travers le récit qu’en fait le gouvernement chinois, qui est tout aussi moderne. Pour le régime de Xi Jinping, la pandémie de Covid met fin à deux siècles d’humiliation de la Chine par les sociétés euro-américaines et permet à la Chine de redevenir la première puissance économique de la planète à travers un réseau d’alliances avec les pays du Sud.
C’est le sens de la politique des masques et des vaccins qui fut déployée par la Chine pendant la pandémie, et qui eut plus de succès dans les pays du Sud que la controverse sur les origines du SARS-Cov2 dans les pays du Nord. Qu’un virus apparu en Chine ait fait plus de victimes dans le reste du monde que dans son pays d’origine et ait donné l’occasion au gouvernement chinois de se présenter comme le sauveur des pays du Sud global a pu apparaître comme une sinistre revanche pour les dirigeants de cet État autoritaire.
Cela signifie-t-il que la pandémie de Covid marque la victoire de la Chine et le renversement du monde après deux siècles de domination européenne ? La réélection de Donald Trump, dont un des moteurs est la peur du déclassement des États-Unis par la Chine, pourrait le laisser penser. Mais ce serait laisser peu de place pour l’Europe dans ce nouveau jeu géopolitique, sinon comme espace d’affrontement entre grandes puissances autoritaires.
Une notion centrale dans le dispositif de gestion des pandémies permet de penser la place de l’Europe : celle de sentinelle. On désigne par ce terme des êtres vivants (comme des poulets non vaccinés) ou des territoires (comme celui de Hong Kong) situés à l’avant-poste de l’émergence de virus zoonotiques, qui lancent l’alerte au reste des vivants de façon à ce que ceux-ci construisent des défenses immunitaires adéquates.
On a beaucoup parlé de « guerre aux virus » pendant la pandémie de Covid, mais on a peu compris le sens spécifique que prend ce terme dans la « chasse aux virus » pour en détecter les formes nouvelles. Or une telle forme doit beaucoup à l’histoire européenne, c’est-à-dire à la façon dont ce bout de continent s’est lui-même pensé comme une sentinelle pour donner un sens social aux transformations économiques de la planète. Les États-Unis ont conçu cette technique de préparation aux catastrophes dans le cadre de la politique social-démocrate du New Deal pour anticiper une attaque aérienne de leur continent.
De même, l’Europe a mené une réflexion intense sur le rôle des sentinelles dans l’attente de la Première Guerre Mondiale, et cette réflexion a joué un rôle central dans la genèse du socialisme, notamment à travers les réflexions de Jean Jaurès publiées dans L’armée nouvelle en 1911[8]. La pandémie de Covid est aussi une chance pour l’Europe de ressaisir son projet démocratique et émancipateur au moment où il pourrait disparaître sous la pression de régimes autoritaires qui ont bénéficié du traumatisme causé par cette pandémie, car les régimes autoritaires écrasent l’écosystème politique dans lequel peuvent se développer les sentinelles, notamment la liberté de la presse qui permet aux lanceurs d’alerte de les relayer.
Comment alors rester moderne après la pandémie de Covid ? Cette pandémie a fragilisé les grandes infrastructures de la modernité, notamment les frontières de l’État-nation (et leurs déclinaisons dans tout un ensemble d’espaces disciplinaires comme les écoles, les hôpitaux, les prisons) et les formes d’anticipation de l’État-Providence (notamment les calculs de l’épidémiologie qui sont devenus un catéchisme quotidien pendant la pandémie).
Si elle a révélé la fragilité de ce que Michel Foucault a appelé le pouvoir souverain et le pouvoir pastoral, elle a aussi montré les ambivalences de ce que Grégoire Chamayou a appelé le pouvoir cynégétique : un pouvoir de capturer du vivant pour s’approprier son agentivité, tout en le tenant à distance car la proie peut à tout moment se renverser en prédateur[9]. Si les philosophes et anthropologues contemporains ont valorisé les capacités des chasseurs à imaginer de nouvelles possibilités de relation avec les vivants, allant dans le sens d’une critique de la modernité, ils ont rarement analysé les infrastructures modernes dans lesquelles se déploie ce pouvoir cynégétique, tandis que les historiens des sciences qui l’ont fait ont souvent critiqué sa tendance à accélérer la modernité sans relever les possibilités d’émancipation dont il est porteur[10].
Rester moderne après la pandémie, c’est assumer que nous vivons de façon paradoxale dans des infrastructures cryopolitiques au sein d’une planète qui se réchauffe, et construire des sentinelles démocratiques pour penser la conservation des relations entre les êtres vivants.