Politique

De quelle révolution l’hystérie actuelle est-elle le signe avant-coureur ou révélateur ?

Politiste

Rien ne me rend plus perplexe que les épithètes de « courage » ou « radicalité » attribuées à mes prises de position. Ne s’agirait-il pas plutôt de désigner en creux la veulerie du monde intellectuel et scientifique ? Alors que chaque jour, l’actualité révèle des parallèles troublants entre la situation de l’entre-deux-guerres et la nôtre, il est de notre devoir d’universitaires de faire entendre un autre son de cloche que celui du troupeau, envers et contre tous.

Rien ne me rend plus perplexe, par les temps qui courent, que les épithètes dont je suis régulièrement affublé après la publication de l’une de mes tribunes relatives à la situation politique française ou internationale, dans différents médias : par exemple, « courageux » ou « radical », c’est selon, et parfois les deux. Nul ne sera surpris que les sujets dont je traite, les plus propices à la formulation de tels jugements, sont le macronisme, la progression de la révolution conservatrice en France, l’islam, l’immigration, l’enseignement supérieur, les conflits du Proche-Orient.

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Par définition, chacun et chacune est libre d’exprimer ses appréciations. Mais leur caractère souvent péremptoire et excessif me laisse un malaise et une inquiétude. Car il me semble être le symptôme d’un mal politique et intellectuel qui ronge notre démocratie et même notre société. Certes, ma langue est parfois acérée et rude. Néanmoins, ne sont-ce pas plutôt les faits relatés qui le sont ? La vocation du chercheur en sciences sociales n’est-elle pas de nommer les félins par leur nom ? Est-il logique, raisonnable, d’imputer la responsabilité d’une guerre, d’une injustice ou d’un crime contre l’humanité à celui ou celle qui les relate ?

À l’aune des auteurs classiques dont l’ironie était mordante, ma langue est plutôt sage. À celle des polémistes du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, elle serait presque fade. Que traduit la pudeur de vierge effarouchée qui saisit le lecteur contemporain dès que l’on s’efforce à la précision des mots ?

Bien sûr, entre en ligne de compte la pudibonderie d’une époque qui préfère parler de mal entendants et de mal voyants, plutôt que de sourds et d’aveugles, et de disparition ou de décès, plutôt que de mort. Mais si les défunts font peu de cas de la manière dont on les désigne, les vivants méritent que l’on continue de dire ce qu’ils sont et font, au lieu de les étouffer ou de les dissimuler dans des euphémismes, ou pis encore de les dénaturer. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » : cette sentence bateau de Camus qui sonne comme un sujet de dissertation de philosophie pour classe de terminale somnolente n’en garde pas moins sa pertinence et son exigence.

En outre, il est intrigant que soient souvent incriminés non seulement ce qui est perçu comme une exagération par rapport à ce qu’il serait approprié d’affirmer, par rapport au standard requis, mais aussi ce qui est retenu comme une nuance insupportable par rapport à l’indignation attendue, par rapport à la norme de disqualification en usage.

L’analyse des conflits du Proche-Orient est le banc d’essai par excellence de cet effet de ciseaux dans lequel est aujourd’hui pris le chercheur. Se refusera-t-il à qualifier de « terroristes » les attaques immondes du 7 octobre parce que cette notion n’a aucun sens du point de vue de la sociologie politique ? Il se verra aussitôt accusé de pactiser avec le Hamas. Hésitera-t-il à parler de « génocide » ou d’ « apartheid » à propos de l’occupation israélienne de Gaza et de la Cisjordanie, et des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre auxquels elle donne lieu, avant que les instances de la justice internationale, ou tout au moins ses collègues juristes, ne se prononcent ? Il se verra vite taxé de négationnisme et de compromission. Toute tentative d’un usage un peu rigoureux du terme de « sionisme » soulève également un tir croisé venant de tous côtés. L’auteur de ces lignes, qui n’est pas partie prenante du conflit, ni par ses origines familiales ni par ses appartenances politiques ou idéologiques, a goûté les joies de cette stéréophonie.

Parler de « courage » pour taire la veulerie ?

Essayons de décliner le malaise qui m’étreint. Ayant souvent travaillé sur des situations autoritaires, j’ai toujours trouvé gênant de voir complimenter mon « courage » supposé. Après tout, je n’ai jamais connu la prison, ni même le risque de la prison bien que la législation liberticide adoptée par la France, sous prétexte de lutte contre le terrorisme et l’antisémitisme, m’en rende théoriquement passible dès lors que je ne me satisfais pas de l’équivalence abusive désormais établie entre toute critique de la politique israélienne, l’antisionisme et l’antisémitisme.

En dépit du très noir regard que m’avait jeté l’avocat de Charles Pasqua après mon témoignage en tant qu’universitaire, dans le procès pour diffamation que celui-ci avait intenté contre l’association Survie – un style de regard assassin qui ne m’avait pas paru relever des compétences attendues du barreau de Paris – je ne me suis pas senti en danger et n’ai jamais fait particulièrement attention en traversant la rue. En tout cas pas en France.

Le coût principal que j’ai enduré du fait de mes prises de position dans le débat public en tant que chercheur, c’est-à-dire en tant qu’ « intellectuel spécifique », au sens où l’entendait Michel Foucault – jamais en tant qu’ « intellectuel engagé », la chemise blanche ouverte sur mon torse – a été celui-ci du refus par le CNRS et Mme Valérie Pécresse, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, sur demande vraisemblable du conseiller « Afrique » de Nicolas Sarkozy qu’avait indisposé ma tribune « Obscénité franco-tchadienne » dans Le Monde du 12 février 2008, de me nommer directeur de recherche de classe exceptionnelle, comme l’avait recommandé la commission compétente. La belle affaire, résolue d’ailleurs au bout d’un moment ! Ah, et puis j’avais été privé d’un déjeuner auquel j’avais été invité par le cabinet du ministre de la Coopération et du développement. Je m’en suis aisément remis, tout comme de mon éviction du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères, en 2005, parce que je pensais mal sur l’Iran, ou plus exactement que je continuais de croire utile de penser au sujet de ce pays.

Il est également vrai que les médias ne m’invitent plus guère depuis la parution de L’Impasse national-libérale (La Découverte, 2017), livre dans lequel j’eus le front d’écrire que la politique étrangère des pays occidentaux au Moyen-Orient commençait là où s’arrêtait celle d’Israël, ce qui me valut d’être traité à demi-mots d’antisémite – à demi-mot, malheureusement, ce qui m’a empêché de porter plainte pour diffamation – par un journaliste de gauche très en vue, dans une émission du dimanche matin sur France Inter. Sans doute suis-je plus ou moins « blacklisté » par les rédactions, comme tant d’autres, plus célèbres que moi.

Néanmoins, de quel « courage » parle-t-on ? Qu’ai-je jamais risqué ? Ne s’agirait-il pas plutôt de désigner en creux la veulerie qui s’est emparée du monde intellectuel et scientifique, et que dissimulent précisément ses excès de langage, ses emportements commodes ? En tout cas, si je suis « courageux », cela augure mal de notre capacité de résistance à l’émergence d’un régime autoritaire.

Par ailleurs, le « courageux » que je suis supposé être se voit taxer de wokisme, d’islamo-gauchisme, de radicalité et autres noms d’oiseaux, étant entendu que ceux-ci sont des « cons » comme nous l’a appris le grand Chaval. Aimant beaucoup ce dessinateur en dépit de sa neurasthénie idéologiquement un peu suspecte, cela ne me gêne pas outre mesure. Mais cela est à peu près aussi grotesque que de voir en Sciences Po Paris un temple des études de genre et une volière d’extrémistes drogués aux études postcoloniales. « À gauche », j’ai souvent été soupçonné d’être un « social-traître ». Nul imprécateur de droite n’a par exemple remarqué que j’étais l’auteur d’un petit essai qui avait provoqué la fureur des adeptes de la décolonialité : Les Études postcoloniales, un carnaval académique (Karthala, 2010). Plus déroutant encore : que ce livre était le produit dérivé d’un article que m’avait commandé Marcel Gauchet et qu’avait publié Le Débat.

Que l’on puisse à la fois signer ces textes, dénoncer l’islamophobie d’État en France et défendre en commission universitaire d’un institut suisse la candidature d’une collègue adepte des études postcoloniales dépasse l’entendement des excités de la droite et des laïcards nationaux dits de gauche. D’aucuns identifieront peut-être une forme de « don quichottisme » chez un chercheur incapable d’appliquer les préceptes du Président Mao et de discerner un ennemi principal. Mais enfin, sommes-nous payés par le contribuable, en tant qu’universitaires, pour cela ? Bon sang, notre vocation, notre ethos intellectuel, notre devoir professionnel est d’être des empêcheurs de penser en rond. Et là, force est de reconnaître que la liberté scientifique n’est pas seulement remise en cause par les pouvoirs publics ou les entreprises privées, de plus en plus enclines à entreprendre des procédures-bâillons à notre encontre. Elle est en danger au cœur des institutions qui sont censées la porter.

L’hystérisation du débat public

Laudatives ou infamantes, les épithètes dont je suis l’objet sont, me semble-t-il, le symptôme de la dégénérescence de l’Université et de la Recherche que leur mise au régime du New Public Management a engendrée, comme prévu par la corporation et sans doute voulu par les tenants du néolibéralisme, et que l’hystérie du débat public contemporain manifeste. Non sans bonnes raisons, on en impute volontiers la responsabilité aux réseaux sociaux, à la compartimentalisation de la sphère publique que leurs algorithmes engendrent à grand renfort de « likes » ou d’anathèmes, à la simplification des messages qu’induit leur technologie même.

Néanmoins, notre Histoire n’a pas attendu les GAFAM pour découvrir ce « style d’échanges sociaux », pour reprendre la notion de l’historien Peter Brown à propos de Rome[1]. Une telle polarisation fut de règle entre les deux guerres en Italie, en Allemagne, en Russie devenue Union soviétique. Peut-être est-elle le propre de toute révolution, celle-ci fût-elle prolétarienne ou conservatrice. Après tout, nos aïeux de 1789-1799 ne s’entretuaient pas dans la subtilité discursive.

Dès lors, la question serait de savoir de quelle révolution l’hystérie actuelle pourrait être le signe avant-coureur ou révélateur. Elle mérite d’être posée de manière assez ouverte. Car, même si l’on refuse, à bon droit, de renvoyer dos-à-dos les « extrêmes » quitte à en désigner l’un d’entre eux plus menaçant que l’autre – suivez mon regard –, il est clair que ni les ténors de La France insoumise ni ceux de la droite pas même extrême ne font plus dans la nuance. Nous sommes devant un problème de « style » et de « langue » dont des auteurs comme Victor Klemperer, Furio Jesi, Umberto Eco et Antonio Scurati – parmi d’autres – nous ont montré qu’il avait été au cœur du fascisme, du national-socialisme ou du bolchévisme et de leur capacité à prendre le contrôle de la société qu’embrassait leur idéologie.

Or, nous sommes à nouveau en présence du cocktail toxique qui a déjà ravagé le monde en 1939-1945, et dont les effets continuent de ronger nos esprits au prix de bouffées délirantes. Les ingrédients en sont connus des historiens : un ressentiment diffus qu’exacerbe une mise en concurrence généralisée, et que propagent les instruments de communication d’une société de masse ; l’exaltation oxymorique de la tradition et en même temps de la technologie de pointe, qu’associe une vision à la fois moderne et réactionnaire du monde[2] ; le refuge régressif dans une identité primordiale, définie en termes ethnoreligieux, voire raciaux, au détriment de la reconnaissance de la diversité sociale et culturelle constitutive de toute société ; un virilisme primaire susceptible de conduire au militarisme et en tout cas à des conceptions agressives du nationalisme ; l’offre d’opportunités de revanche sociale pour les exclus ou les ratés de l’ordre établi, passant par le mépris conjugué de l’establishment social et des plus pauvres que soi ; le ralliement, par intérêt, par conviction ou par crainte sociale, des virtuoses de l’économie à cette voie de la modernisation conservatrice.

Le fascisme et le national-socialisme furent les fruits vénéneux de cette intoxication. Mais les historiens ont montré que le stalinisme en fut lui aussi une variante, à partir du moment où il prit le contrôle du bolchevisme et en broya d’autant plus facilement les autres potentialités que celles-ci étaient somme toute chétives, tout romantisme révolutionnaire mis à part.

Chaque jour, l’actualité met en évidence des similarités troublantes entre la situation de l’entre-deux-guerres et celle que nous vivons. Pour nous en tenir aux dernières semaines, le cynisme et l’arrogance avec lesquels Elon Musk et Mark Zuckerberg se sont ralliés à Donald Trump pour croiser le fer avec la notion même de vérité et pour essayer de démanteler la construction européenne dont les régulations frustrent leurs ambitions planétaires, la sidération toute « munichoise » des dirigeants du Vieux Continent face à leur ingérence éhontée dans les campagnes électorales étrangères ou aux accusations diffamatoires hallucinantes dont ils font eux-mêmes l’objet, la substitution de la figure du Juif par celle de l’Immigré comme fauteur de tous les troubles du monde contemporain, les revendications territoriales du nouveau président étatsunien à l’encontre du canal de Panama – ce nouveau corridor de Dantzig ? –, du Canada et du Danemark nous ont précipités dans un avenir imprévisible et inquiétant, voire une forme de science-fiction orwellienne.

Il est un autre point de comparaison entre ces époques que nul n’évoque et qui pourtant est troublant. Les historiens ont décrit comment les combats de la guerre civile, en Russie, après la prise du pouvoir par les bolchéviques, la violence du national-socialisme au détriment de ses opposants ou en son sein, ses victoires militaires, ses crimes contre l’humanité d’ampleur génocidaire ont été largement effectués sous l’emprise de l’alcool, mais aussi de la drogue. De nos jours, de nombreux faits divers et crimes de droit commun ont révélé la consommation banale de cocaïne ou d’autres narcotiques, sans même parler de celle d’alcool, dans les élites médiatiques, artistiques et politiques, ou même universitaires, ce qui ne les empêche pas de stigmatiser leur commerce dans les « quartiers ». L’hystérie du débat public n’est-elle pas également tributaire, peu ou prou, de ces addictions qui pourraient favoriser, le moment venu, le passage à des actes insensés ?

De même, notre dépendance par rapport aux réseaux sociaux dont les Maîtres dévoilent maintenant leur vrai visage n’est-elle pas une « servitude volontaire » par laquelle nous nous assujettissons les uns aux autres et à eux-mêmes ? N’est-elle pas l’équivalent fonctionnel des meetings de masse par lesquels la foule consentait à la domination de Mussolini et Hitler, et même la désirait, au sens libidinal du terme ? Il y aurait beaucoup à dire de la légèreté avec laquelle nos dirigeants politiques ont fait des réseaux sociaux leur principal outil de communication, sans que cela ne les ait en rien rapprochés du bon peuple. Ils découvrent, stupéfaits, les dangers de leur propre toxicomanie numérique. Mais leur inconséquence ne nous exonère en rien de notre responsabilité. Jour après jour, nous avons installé au cœur de notre vie professionnelle, civique et intime les canalisations qui distribuent l’« arsenic » de mots toxiques dont parlait Victor Klemperer : « On les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir[3]

La comparaison met en valeur les différences plutôt que la similarité[4]. La révolution (ou les révolutions) dont les excès (ou les insuffisances) de langage sont les symptômes ne sera pas d’une nature identique à celles qu’a connues l’entre-deux-guerres. Néanmoins, notre accoutumance aux crimes contre l’humanité que nos suffrages entérinent, par exemple en matière de lutte contre l’immigration ou contre le « terrorisme », montre que le péril est bien dans la demeure. Nombreux sont les rhinocéros qui courent dans nos rues et qui devraient nous inciter à relire Ionesco. Pour sa part, Antonio Scurati insiste sur la nécessité de « voir le fascisme de l’intérieur », de « voir son abîme en nous ».

Contre le mélange des genres

De ce point de vue, la responsabilité des chercheurs, des enseignants, des intellectuels, des journalistes est d’autant plus grande que la réflexivité est au fondement de leurs professions respectives. En outre, historiquement, leur démission éthique, par rapport à leur vocation (au sens wébérien du mot : Beruf), a joué un rôle dévastateur dans la victoire du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne, dans les années 1920-1930[5].

Aujourd’hui, nous devons nous alarmer de notre propension à mélanger les genres. Les journalistes se font commentateurs, voire acteurs politiques, au point d’en oublier de relater les faits et de préférer les déformer ou les inventer. Les artistes, au lieu de se cantonner à manifester leur solidarité avec les victimes de telle ou telle catastrophe politique ou naturelle, s’en font volontiers les analystes sans nécessairement en avoir la compétence ni disposer des informations indispensables à un jugement averti. Enfin, les universitaires eux-mêmes deviennent des relais de mobilisations civiques, politiques ou sociales et de campagnes idéologiques en en épousant les termes de référence, de communication et de propagande, plutôt que d’essayer d’enrichir le débat public en tant qu’« intellectuels spécifiques ».

La désolante polémique entre enseignants-chercheurs de l’École des hautes études en sciences sociales dans les « colonnes » d’AOC au lendemain de l’offensive du Hamas du 7 octobre 2023, la signature par des spécialistes de l’Iran d’une tribune nauséabonde laissant entendre que l’anthropologue Fariba Adelkhah était coupable de complaisance à l’égard des violations des droits de l’Homme de la République islamique d’Iran tout simplement parce qu’elle se départit du sympathiquement correct et ne revêt pas les habits conformes de l’ancienne prisonnière d’un régime autoritaire, la caution apportée par certains professeurs à l’ingérence du pouvoir politique dans le processus de succession du directeur de Sciences Po et du président de la Fondation nationale des sciences politiques et dans la répression des étudiants manifestant leur solidarité avec la population de Gaza, la participation de nombreux universitaires à la traque administrative et médiatique de leurs collègues « islamo-gauchistes », sous la houlette de Jean-Michel Blanquer, ont confirmé, ces dernières années, que nous n’avons guère appris de l’entre-deux-guerres. D’ores et déjà, une forme de maccarthysme à la française a été instaurée qui, pour être « républicaine » et « laïque », n’a rien de plus aimable que son éponyme américain.

En quoi ces effets de meute universitaire sont-ils différents de ceux que l’on observe dans la société civile ordinaire et qui nous rappellent qu’en bonne philosophie politique ce concept ne désigne pas une entité naturellement démocratique qui serait l’antipode vertueux de l’État, mais le rapport de la société à l’État, toujours susceptible de s’en approprier, d’en inventer ou d’en inspirer les pratiques coercitives[6] ? Pour répondre à cette question, il est précieux de reprendre l’un des témoignages les plus saisissants de l’installation du nazisme : Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), rédigé en 1939 par Sebastian Haffner et publié à titre posthume (Actes Sud, 2002 pour la traduction française).

Une première différence saute aux yeux. Contrairement à ce qui s’est produit en Allemagne et en Italie, aucune expérience du front (Fronterlebnis) chez les jeunes hommes ni son interprétation mimétique et ludique par différentes classes d’âge d’enfants ne constituent le terreau sur lequel prospère la révolution conservatrice à la française (ou sa symétrie « insoumise »), selon une même logique agonistique. Il est probable que la mémoire traumatique et refoulée de la guerre d’Algérie, chez les anciens appelés et chez les rapatriés, ait joué un rôle dans son émergence et son amplification, mais pas de la même manière que celle de la Grande Guerre pour les nations vaincues (ou, dans le cas de l’Italie, « mutilée » de sa victoire), en 1918. De même, l’accroissement de l’inégalité sociale sous la pression de la politique économique d’orientation néolibérale n’est pas de même nature que les cataclysmes de l’inflation et de la pauvreté abjecte qu’ont subies la plupart des Allemands dans les années 1920, sur fond d’enrichissement éhonté d’une petite partie d’entre eux.

En revanche, la convergence, d’une situation à l’autre, de certains éléments de contexte est troublante : la place et la manie du sport comme « grande folie collective » et « abrutissement » de la jeunesse ; l’imputation des maux de la cité à un bouc émissaire dont l’expulsion justifie la renonciation aux libertés publiques (en Allemagne, les communistes incendiaires du Reichstag et les Juifs ; en France, les Insoumis et les immigrés) ; la « poursuite machinale de la vie quotidienne » alors que la prohibition de l’immigration tue par milliers et que nous savons que se déroule en Palestine, dans l’angle mort de nos caméras, ce qui relève de plus en plus manifestement d’un génocide, au dire de la justice internationale ; une « certaine atrophie du sentiment » ; la « propagation d’un gaz toxique qui traverse tous les murs » et finit par contaminer les foyers et rendre difficiles les repas de famille ou d’amis ; la reprise inconsciente, par les démocrates, du langage des ennemis de la démocratie, ainsi que l’avait si bien compris Victor Klemperer ; l’ « ambition d’excellence abstraite, l’ambition d’accomplir le mieux possible une tâche imposée, si absurde, incompréhensible et même humiliante fût-elle » que le néolibéralisme exige de ses travailleurs ; la pratique de la « camaraderie » comme l’ « un des plus terribles instruments de la déshumanisation », chose que peut comprendre aujourd’hui n’importe quel « ami » de Facebook et autres followers sur les réseaux sociaux – « suiveur », quel horrible rôle, lourd de crimes non encore accomplis !

« On dit que les Allemands sont asservis. Ce n’est qu’une demi-vérité. Ils sont aussi quelque chose d’autre, quelque chose de pire, pour quoi il n’existe pas de mot. Ils sont encamaradés. C’est un état terriblement dangereux. On y vit comme sous l’emprise d’un charme. Dans un monde de rêve et d’ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n’a plus aucune valeur. On y est si content de soi, et pourtant d’une laideur sans bornes. Si fier, et d’une abjection infrahumaine. On croit évoluer sur les sommets alors qu’on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède », écrivait Haffner en 1938[7].

Tout cela sur fond de massification et d’accélération de la société, de mise en concurrence cruelle de ses membres, d’absorption en tous lieux et tous domaines de la « drogue des chiffres froids et sans contact avec la réalité », et de l’instauration d’une « semi-dictature au nom de la démocratie et pour empêcher une dictature véritable » : le point de rencontre entre Emmanuel Macron et le chancelier Brüning, sous les auspices de Carl Schmitt.

Curieusement, Sebastian Haffner passe sous silence le traumatisme de masse qu’a provoqué la grippe espagnole, laquelle fit plus de victimes que la Première Guerre mondiale elle-même, dont elle fut la conséquence directe. Dans le cas de la France, je pense que nous avons tort de ne pas prendre en considération l’impact de la pandémie de Covid et des confinements, en 2020-2021, et de l’institution d’un état permanent d’urgence que l’événement a banalisé, en contrepoint des attentats, et dont les dispositions répressives en matière de surveillance et de privation de la liberté de circulation sont remises en vigueur à intervalles réguliers, à l’occasion d’événements sportifs ou autres.

La comparaison de la situation française avec l’Allemagne ou l’Italie des années 1920-1930 ne nous permet certes pas de pronostiquer l’enclenchement d’une politique génocidaire, la banalisation des assassinats politiques, la multiplication de camps de concentration, la construction d’un État totalitaire. En revanche, elle nous donne à penser la possibilité – la probabilité ? – d’un « collapsus collectif » et d’une « capitulation morale des chefs de l’opposition », toujours pour citer Sebastian Haffner, qui plongeraient la France dans une forme de régime autoritaire dont les fondements ont été mis en place tant par la droite que par la gauche, depuis au moins trois décennies, de « crise migratoire » en vague d’attentats.

Face à cette menace, la responsabilité des universitaires est à la fois dérisoire et écrasante. D’une part, nous sommes devenus inaudibles, parce qu’il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. D’autre part, nous sommes parmi les derniers – avec quelques forces syndicales ou religieuses ou juridiques – à faire entendre un autre son de cloche que celui du troupeau. Cette cloche, nous devons continuer à la faire résonner et nous garder de crier avec les loups, de trottiner avec les rhinocéros. Nous devons rester fidèles à l’ethos de notre métier, envers et contre tout, éventuellement contre tous.


[1] Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, Gallimard, 1983, pp. 12 et suiv.

[2] Jeffrey Herf, Le Modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme, Paris, Éditions L’Échappée, 2018.

[3] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996, p. 40., (collection : « Agora »).

[4] Paul Veyne, L’Inventaire des différences, Paris, Seuil, 1976.

[5] Walter Laqueur, Weimar. Une histoire culturelle de l’Allemagne des années 1920, Paris, Les Belles Lettres, 2021.

[6] Jean-François Bayart, « Hégémonie et coercition » (chap. 6), dans L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022.

[7] Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Arles, Actes Sud, 2002, p. 427., (collection : « Babel », nouvelle édition augmentée). Les autres citations sont tirées du fil du livre.

Jean-François Bayart

Politiste, Professeur à l'IHEID de Genève titulaire de la chaire Yves Oltramare "Religion et politique dans le monde contemporain"

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Notes

[1] Peter Brown, Genèse de l’Antiquité tardive, Paris, Gallimard, 1983, pp. 12 et suiv.

[2] Jeffrey Herf, Le Modernisme réactionnaire. Haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme, Paris, Éditions L’Échappée, 2018.

[3] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996, p. 40., (collection : « Agora »).

[4] Paul Veyne, L’Inventaire des différences, Paris, Seuil, 1976.

[5] Walter Laqueur, Weimar. Une histoire culturelle de l’Allemagne des années 1920, Paris, Les Belles Lettres, 2021.

[6] Jean-François Bayart, « Hégémonie et coercition » (chap. 6), dans L’Énergie de l’État. Pour une sociologie historique et comparée du politique, Paris, La Découverte, 2022.

[7] Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Arles, Actes Sud, 2002, p. 427., (collection : « Babel », nouvelle édition augmentée). Les autres citations sont tirées du fil du livre.