Roy Köhnke : « Je cherche à comprendre les mécanismes qui construisent notre regard et, par la même, nos corps »
Les œuvres de Roy Köhnke, né en France en 1990, sont traversées par une énergie tentaculaire, par une jolie décrépitude entre reliquaires technologiques et formes auto-immunes. Probablement l’aspect attirant des sculptures nous invite-t-il à une fausse proximité, à un scepticisme bienvenu. Chacun·e peut en faire l’expérience avec l’exposition « Fleur, feu », ouverte depuis peu au Centre d’art contemporain d’Ivry (Crédac) avec la complicité de Claire Le Restif.
L’artiste propose, à travers un large ensemble de pièces, une immersion dans un univers équivoque et une expérience singulière de la sculpture. Il ne s’agit pas, ici, de travailler par l’explicite ou la provocation, mais bien de proposer une lecture par l’image, le savoir-faire ou le savoir-défaire de ce qu’est l’altérité. L’artiste nous parle de désirs et de sexualités, de rencontres et d’attirances, et cela hors d’un discours convenu et d’images stéréotypées.
Roy Köhnke, en prenant le parti de s’extraire du simplement humain dans ses représentations, s’offre la possibilité d’en dire plus, c’est-à-dire de trouver des consonances, des processus de séduction et d’hybridation. Intimement liée à des enjeux d’actualité, l’œuvre s’inscrit aujourd’hui dans une ligné, celle notamment d’une œuvre du vivant et de sa subversion. L.G.-D.
Vos œuvres, depuis une dizaine d’années, semblent prendre le parti de la sensualité et d’une radicale étrangeté. Faisant face aux interrogations de notre temps, c’est un discours profondément libre qui s’y élabore, depuis une évolution du regard sur le corps humain, sa finitude, mais aussi l’actualité ou encore les conflits culturels en cours. Déjà en 2020, Suspended Consumption apparaissait, dans vos expositions, comme un corps incertain. Pouvez-vous en retracer le parcours ?
En effet, Suspended Consumption est peut-être ma première expérience d’une sculpture qui dialogue corps à corps avec le spectateur. Ce projet est intimement lié à une expérience de vie en communauté, au sein de l’atelier où je travaillais et vivais à l’époque et qui s’appelle Le Wonder. Nous venions de nous installer à Nanterre et nous devions vider la salle des serveurs. C’est là que j’ai travaillé et élaboré ces sculptures, en découpant à la meuleuse des centaines de câbles qui ont été, pour certains, assemblés dans les œuvres. J’avais véritablement l’impression d’être, à ce moment, à l’intérieur d’un corps, de sectionner des nerfs, comme si je réalisais une opération chirurgicale, mais à l’échelle d’un bâtiment.
Les prémices de la dimension organique que l’on retrouve dans vos travaux ?
De fait, autour du squelette en câbles Ethernet des sculptures, se forme un être parasitaire, une seconde entité sur laquelle une peau va peu à peu s’agréger. Le dos, c’est-à-dire le verso de cette forme qui nous fait face, est très finement poncé, en plâtre, avec ses propriétés duveteuses, à l’inverse de l’intérieur qui demeure brut.
On retrouve, dans certains de vos travaux, un contraste entre un aspect sensuel des pièces et une certaine violence, une forme de brutalité résiduelle qui peut transparaître.
Violent, je ne sais pas, mais je pense que ces sculptures sont impactantes. C’est ce que je cherche dans leurs formes, dans ce qu’elles donnent à voir et dans l’effet qu’elles produisent. Ces pièces prennent aussi racine dans une lecture qui m’accompagnait à cette époque, Esthétique de la charogne d’Hicham-Stéphane Afeissa. Ce livre soulève des questions importantes qui vont irriguer la suite de mes œuvres.
Oui, l’ouvrage revient longuement sur l’évolution anatomique, qui va trouver un écho dans certaines de vos pièces, et sur la question de la chair en décomposition au prisme de l’histoire de l’art.
C’est à cet endroit que le livre m’a passionné. On saisit comment la question morale, dans son rapport à l’ordre scientifique, a construit pour partie un rapport au corps et à la charogne. On le voit : dans l’esthétique artistique, il y a un rejet de ces étapes de notre décomposition. Pourtant, ces moments sont habités par des milliards de formes de vie qui se développent après la mort. Tout cela n’est malheureusement pas représenté et n’est pas représentable. C’est de l’ordre du dégoûtant, on le cache, alors qu’il s’agit de l’un des moments les plus fertiles dans la production de la vie.
Ces pièces semblent entrer en résonance avec deux autres travaux présentés au Crédac : Evolv’in(g) to You et Escap’in(g) to You (2024).
Il y a de fait une grande proximité qui se synthétise dans l’exposition « Fleur, feu » au Crédac. Les sculptures en construction et en mutation existent en diffraction des environnements sociaux et technologiques qu’elles traversent. Ici, de nouveau, je pars d’un squelette, d’une matrice qui va permettre à l’œuvre de grandir. Alors s’épaissit le corps, couche après couche. Les sculptures des Trap Series prennent forme depuis l’intérieur de structures qui paraissent très autoritaires et ressemblent à des cages. Et c’est depuis cet intérieur qu’elles trouvent la force de déformer les carcans dans lesquels elles ont évolué. Les titres des sculptures évoquent un mouvement à double courant, une échappatoire, une fuite qui se dirige vers et depuis l’intérieur. Elles sont dans un processus de séduction, mais elles sont aussi dangereuses, du moins se protègent-elles à l’endroit du public.
Est-ce qu’il y aurait là une métaphore de l’œuvre d’art ?
Non. Certainement pas… mais on est face à un double jeu. Comme l’exprime leur titre, les sculptures génèrent un mouvement à double sens. Elles nous attirent parce qu’elles brillent et que leur forme est séduisante, sexuelle, mais leur agressivité apparente nous retient, à distance. Les Trap Series se protègent et peuvent aussi, parfois, se transformer en piège.
On en revient, d’une certaine manière, à ce qui était énoncé avec la charogne ou encore la putréfaction, c’est-à-dire à cette incapacité à regarder un corps en train de se décomposer, de muter. La non-représentation appartient à l’ignoble ou, littéralement, à l’ob-scène, c’est-à-dire à ce qui ne doit pas être exposé. Souhaitez-vous, à cet endroit, montrer ce qui ne peut être vu ?
Je n’irais pas jusque-là car mon travail est loin d’être ignoble, au contraire. On ne ressent pas de dégoût en le regardant. Je pense que je cherche à comprendre les mécanismes qui construisent notre regard et, par la même, qui construisent nos corps. J’essaye de comprendre les biais de lecture qui les régissent ou les ignorent pour mieux les déconstruire. En cela, il me semble important de rappeler que la décomposition est un moment magnifique d’un point de vue esthétique, plein de couleurs, plein de mouvements. Si l’on se séparait un instant de notre conscience de la mort, de notre peur à cet endroit et de ce en quoi cela nous effraie, on découvrirait cette étape fabuleuse et le paysage mouvant qu’elle dessine.
Vous parlez ici d’un véritable exercice de regardeurs.
Oui, un besoin de décentrer nos regards, notre monde et nos expériences. Ce qui me fascine dans la décomposition des corps et la putréfaction, c’est plutôt le fait d’un devenir autre, ce qui se révèle du corps à cet instant. Les couches, les étapes et les superpositions dans les sculptures que j’expose au Crédac sont des strates, des moments successifs d’une élaboration qui est la mienne. Je suis dans un processus de construction de nouveaux corps et pas dans un regard sur une chair en décomposition.
Il s’agirait d’en regarder l’intériorité, ce que le corps produit et comment il se métamorphose.
Oui, tout à fait, c’est un processus de construction. C’est à cet endroit que mon travail s’approche du champ de la science-fiction, et notamment de La Trilogie du rempart sud (2016) de Jeff Vandermeer. La question de la prospective, d’un futur imaginé devient celle d’une mutation et d’une transformation biologiques. La biotechnologie est ici le lieu de tous les fantasmes. De la même manière, mon travail sur l’IA est une réflexion sur l’humanité, bien éloignée des robots et d’un imaginaire cyborg. La science-fiction me déçoit quand elle confère à l’humanité seule le pouvoir de s’augmenter au contact des environnements et de différentes technologies. Comme si l’évolution ne pouvait aller que dans un sens, comme si nous étions les seul·x·es à pouvoir emprunter aux insectes ou à l’IA, par exemple, leurs qualités.
De fait, on a souvent l’impression que la technologie est imperméable.
Oui, et, dans mon travail, j’essaie de saisir, au contraire, sa perméabilité. Parfois, cela se fait de façon violente, mais aussi d’une manière simple, et c’est ce que j’essaie de montrer. Les corps que je construis, je les élabore aussi dans cette idée-là, avec cette dimension globale d’une perméabilité totale.
De fait, on est loin d’une perspective transhumaniste.
Oui, je ne suis pas tellement sensible à cette dimension techno. Ce que je cherche, plutôt, c’est à construire des corps ou à imaginer des corps issus de la rencontre et du frottement d’entités qui nous seraient extérieures et qui auraient évolué en contact avec « nous » mais de manière autonome.
Ce qui est passionnant, c’est de se projeter dans une évolution au près, par capillarité, et permettant une hybridation.
En effet, et il est important, dans cette projection, de nous inclure. Mais cela ne peut rester qu’une « projection » car on ne peut sortir de notre corps et de notre expérience, malheureusement. Dans le projet du Crédac, par exemple, je travaille sur la question de l’érotisme et de l’expérience, mon idée étant de montrer que la sexualité est une force de puissance et de résistance, et j’invoque l’amour et le désir comme forces de résistance à l’autorité. À un endroit, la question que je me pose est : quand la plupart de nos désirs sont formatés par des sociétés autoritaires et libérales, aimer et baiser différemment est-il un acte de résistance ? Comment interagissent entre iels les technologies, les particules et les êtres non-humains ? Qu’ont-iels à nous apprendre ? Comment percevoir et cultiver les frottements qui nous rapprochent et nous distinguent, nous renforcent, nous émerveillent et nous façonnent ?
Il faut reconnaître que la réflexion est forte, mais quelle en serait l’application concrète ?
Il y a l’exemple de l’éclair que je trouve assez parlant. Je ne sais pas si vous le savez, mais les éclairs fonctionnent entre énergie et attraction. Il ne s’agit pas d’un chemin rectiligne, mais bien d’une trace qui se cherche, entre la charge électrique de la terre et celle des nuages. Il y a un jeu de séduction, l’un attire l’autre. À un moment donné, les deux charges se rencontrent puis produisent un éclair, mais cela n’est pas définit de base. C’est pour moi un bon exemple d’une interaction où plusieurs entités mouvantes se définissent à travers l’expérience de leurs rencontres.
Est-ce en ce sens que l’on doit comprendre le titre de l’exposition au Crédac, « Fleur, feu » ? Fleur pour l’amour et feu pour l’éclair ?
Non, pas vraiment. Le titre de l’exposition est extrait d’un des textes de la série Deaf Mornings. Ce sont des notes que j’ai écrites sans adresse, sans finalité. Ils sont donc très libres et rendent compte d’états émotionnels. C’est la première fois que je les présente. L’un d’eux se termine par « Peine, Autorité, Fleur, Feu ». C’est une liste de quatre mots qui, dans leur suite, présentent une forme d’évolution. Il y a donc « Peine, Autorité » et, enfin, « Fleur, Feu », qui sont pour moi les deux mots qui redonnent de la force face à la « Peine » et à l’« Autorité ». « Fleur, Feu », c’est ce qui permet d’entrer dans la sexualité et dans la résistance.
Cette vie, presque intime, des sculptures pouvait déjà être vue dans une de vos installations précédentes, présentée notamment à Marseille au Buropolis en 2022, Bulk Flesh Studies, une œuvre qui découle de vos recherches sur l’histoire des sciences anatomiques et réalisée en partenariat avec le Centre de résonance magnétique biologique et médicale (CRMBM). Bulk Flesh Studies se concentrait, selon moi, sur la manière dont les outils d’observation scientifiques influencent et transforment notre perception du corps, de son existence à sa mort. Pouvez-vous nous raconter les prémices de ce programme, entre sculpture et IRM, mais aussi dans cette imagerie particulière qui veut que l’IRM ne puisse traiter le « vide » ?
C’est pour moi la poursuite d’un regard sur la science anatomique et la représentation du corps. Il s’agit aussi de s’intéresser à comment ce « savoir » induit des formes de représentation. La science anatomique s’est développée à travers la pratique de la dissection, c’est-à-dire l’observation d’un corps mort que l’on va isoler, segmenter et partitionner. L’IRM, après la radio, est une évolution technologique majeure dans l’histoire de l’imagerie médicale car elle permet d’observer des corps vivants. Je me suis alors simplement demandé quels corps et quels regards fabriquaient cette nouvelle technologie.
C’est en effet une évolution majeure dans l’histoire de l’imagerie médicale à partir de Marie Curie et des radios.
L’IRM est pour moi une technologie qui s’adresse vraiment au vivant, à la différence de la radio. C’est une technologie qui observe l’hydrogène contenu dans les molécules d’eau. D’ailleurs, l’IRM ne les observe pas vraiment, mais les « excite » à l’aide d’un champ magnétique. Les données sont ensuite récoltées puis interprétées par des algorithmes qui reconstituent une image que l’on peut enfin saisir du regard. Pour Bulk Flesh Studies, ma volonté était de construire des sculptures, des corps, et cela en dialoguant avec l’IRM. Les œuvres étaient faites, à cet endroit, pour la machine et sa structure d’analyse.
Fallait-il, d’une certaine manière, rendre l’œuvre vivante ?
Il m’a fallu d’abord comprendre comment marchait la machine, ce qu’elle voyait et ce qui restait aveugle. Quel était son processus d’observation. Comment l’algorithme traite la donnée de l’IRM. À partir de cela, j’ai pu voir comment se construisait l’image et ce qu’elle nous donnait à voir, notamment depuis l’idée d’un corps virtuel.
Et cela en conservant en tête que l’IRM ne tolère pas le vide…
Oui, j’ai dû faire des sculptures complètement pleines et particulièrement denses. Elles sont construites couche par couche, ce qui a amené à une expérience de la sculpture très particulière, en travaillant notamment sur le vide de l’image produit par les matériaux qui ne contiennent pas d’hydrogène. Le plein, a un endroit, apparaissait comme du vide.
Dans l’exposition au Crédac, vous laissez entrevoir, à un autre endroit, une relation d’attirance. Elle se construit notamment sous les termes de Magnetic Tendencies (2024).
Magnetic Tendencies est le projet qui a donné naissance à l’exposition « Fleur, feu ». L’œuvre prend la forme d’une série de vidéos en trois dimensions qui représentent des rencontres entre des organismes multiples et différents. Ce projet part d’une fascination pour les mécanismes de coévolution entre des insectes et des plantes à fleurs. C’est un mécanisme très lent, qui amène deux espèces à suivre un schéma évolutif commun. Leur relation va peu à peu se spécifier, jusqu’à devenir unique et exclusive. Les deux espèces deviennent ainsi codépendantes. Leur survie et leur reproduction dépendent l’une de l’autre.
Cela entraîne nécessairement une évolution de l’espèce.
En effet, cela a une incidence très claire sur la reproduction de l’espèce et amène les corps à muter. Par exemple, certaines orchidées ont transformé leurs pétales pour ressembler au dos de l’insecte, et cela afin de l’attirer vers elles. Les « fleurs cadavres » vont mimer un corps en décomposition ou encore émettre une odeur de chair en décomposition pour attirer des insectes polinisateurs : les mouches. Ces différents exemples de métamorphoses m’ont amené à réfléchir sur les liens qui se tissent entre nos désirs, la technologie et l’évolution, notamment au prisme des sexualités queer.
En effet, vos travaux traitent avec finesse des enjeux actuels des identités de genre mais aussi queer. Quelle lecture faites-vous de l’époque que nous vivons ?
Pour commencer, je ne me retrouve pas dans le terme « identité ». Pour moi, il n’est pas question d’identité dans les corps que je construis car ils sont justement non-identifiés. Je n’ai pas de terme pour le remplacer, mais ce n’est pas un mot que j’aime utiliser. Il est bien sûr question de transformation, d’êtres en mutation dans un processus toujours en cours. Nous sommes tou·x·tes en mutation ! Même si parfois cela ne se perçoit pas. En tant que personne trans, ce processus est clair pour moi. J’en fais l’expérience d’une façon plus directe, plus radicale. Dans ce processus, il n’y a pour moi ni de début ni de fin, à l’image des êtres de la série Magnetic Tendencies qui se rencontrent et se traversent indéfiniment.
Un processus qui serait marqué, comme vos travaux, par le moment de la rencontre ?
Oui, cela peut paraître très abstrait, mais c’est l’image qui me vient, celle d’une mutation qui ne prend jamais réellement fin.
NDLR : Le Crédac consacre à Roy Köhnke l’exposition « Fleur, feu », présentée jusqu’au 23 mars 2025.