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Israël comme métaphore(s) ou le « style de pensée » d’Eva Illouz

Anthropologue

Essai représentatif de nombreuses prises de position depuis le 7 octobre, Généalogie d’une haine vertueuse d’Eva Illouz évacue l’Histoire et la politique pour ne laisser place qu’à un antagonisme ami-ennemi centré sur Israël. En effaçant la politique israélienne, notamment à Gaza, et en autonomisant Israël de la Palestine, elle propose une vision déshistoricisée d’Israël autour de la seule question juive, rejetant ainsi toute toute critiques sur les racines politiques du conflit.

En 1995, dans un entretien portant sur la poésie, Mahmoud Darwich aborde la question de l’importance de l’Histoire, celle par laquelle depuis 1948 la vie des Palestiniens, donc la sienne, se trouve être intimement et concrètement mêlée à celle des Israéliens[1].

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La création de l’État des uns ayant entraîné l’exil des autres, l’Histoire, choc des exils, en comprend donc deux, inconciliables : « L’État d’Israël a été fondé métaphoriquement sur la négation de l’exil juif et concrètement sur l’exil palestinien (Nakbah), suivi par son refoulement[2]

Si cet entretien vieux de trente ans conserve aujourd’hui une actualité, c’est que Darwich éclaire en quoi la « grande fête de la mort »[3] en cours à Gaza, la destruction, olivier par olivier, famille par famille, de la Cisjordanie, continue de poser la question de l’Histoire, à partir de sa forclusion et de son déni. En effet, ce déni entraîne avec lui celui de la politique et sonne ici comme une incitation à la perpétuation du massacre en Palestine, tout en travestissant le judaïsme en petit impérialisme – Liban, Syrie. Ce déni est, logiquement, au cœur des enjeux de la nomination du 7-Octobre[4].

À cet aune, que si nombreux, ou plus bruyants, soient ceux qui affirment que l’enjeu politique premier, en dépit de la dévastation en cours à Gaza, est l’antisémitisme, n’est pas le fruit du hasard, de la seule faillite morale voire de la culpabilité ; y compris pour l’Allemagne qui vient de se constituer en avant-garde de l’essentialisation du nom juif mais, cette fois-ci, à partir de celle de l’État d’Israël[5]. Notre hypothèse est que cette polarisation sur le seul antisémitisme est, dans le cas présent, l’un des effets de l’Histoire israélo-palestinienne, selon qu’on la considère ou qu’on la dénie. Ici, « l’axiome de Thucydide » tel que formulé par Jean-Claude Milner est opératoire : « la langue de l’histoire et la langue de la politique sont une seule et même langue[6] La langue de la politique étant également celle du présent et du réel, ne pas la parler, c’est renoncer à leur pensée et barrer ainsi le chemin à tout possible.

Dans Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse[7], Eva Illouz explicite de façon exemplaire ce mode de penser tant le raisonnement y absente à un degré stupéfiant présent et réel de la politique israélienne. La séquence ouverte par le 7-Octobre y est analysée au prisme exclusif de l’antisémitisme et de l’État d’Israël, jamais de sa politique, balayée d’un revers de plume car, nous dit-elle en substance, telle n’est pas, en réalité, la question. Appréhendé à partir de la seule question de sa légitimité, l’État d’Israël se trouve alors être essentialisé au point que ne subsiste qu’une seule alternative : ami ou ennemi de l’État d’Israël, et donc des Juifs, le nom juif étant rivé ici à l’État, sans autre assignation possible[8]La gravité des effets de cet absentement de la politique pour la pensée de la séquence actuelle nous a convaincu d’y revenir afin de les clarifier.

Car, n’en déplaise aux européens, Israël, depuis 1948, en tant que pays et État fait Histoire, a son historicité politique propre, à l’écart des seuls fantasmes européens. Davantage, ces fantasmes, à l’œuvre de façon exacerbée depuis plus d’un an, télescopent avec constance l’Histoire israélienne sans se confondre avec elle. De cela résulte qu’Israël est un État comme les autres et un État pas comme les autres, un amalgame d’État réel et idéel. À ce titre, Benjamin Netanyahou eut raison de rappeler à Emmanuel Macron que cette Histoire commença par une guerre dont Israël fut le vainqueur. Cependant, point dont la portée demeure cruciale aujourd’hui, Netanyahou ne dit pas contre qui il la gagna, les Palestiniens étant jusqu’ici effacés du récit politique, national et historique israélien[9]

Que l’Histoire soit ici un enjeu politique reconduit au présent nous aide peut-être à comprendre pourquoi nombre d’historiens israéliens, depuis plus d’un an, sont en première ligne de la critique de la politique de guerre, de colonisation et d’occupation israélienne ; pourquoi ce sont souvent eux qui, dans leurs interventions, défendent des figures nationales rénovées de ce pays qui est le leur – État binational, confédération – et ce, dans la perspective d’une politique d’égalité à même d’enrayer sa logique criminelle et guerrière. Omer Bartov, Amos Goldberg, Ilan Papé, Shlomo Sand ou encore Lee Mordechai[10] sont quelques-unes de ces figures. Historiens de l’extermination des Juifs, de la Palestine, du sionisme, du judaïsme, d’Israël, ce n’est pas, comme pour le Bundestag (qui en toute logique devra censurer leurs ouvrages), la seule « préservation de la vie juive » qui leur importe mais, parce qu’elle en est sa condition, la vie tout court.

Est-ce ici la raison pour laquelle leurs positions n’ont pas l’audience qu’on leur souhaiterait ? À moins que l’Europe, impériale et sans concession, refuse la possibilité d’une histoire israélienne à distance d’elle comme de ses fantasmes ? Où encore, que le mode de penser de la discipline historique ne soit politiquement trop incommodant et qu’on leur préfère certaines sophistications théorico-rhétoriques qui, en controuvant le réel, sont à même de faire du dominé un dominant et inversement. Quoi qu’il en soit, pour eux, L’égalité ou rien[11], la paix, signifient la possibilité de la survie démocratique de l’État d’Israël et non sa négation.

Mais revenons à cet autre historien à sa manière qu’est Mahmoud Darwich. Le détail avec lequel il identifie les enjeux subjectifs, sensibles et politiques de cette Histoire, me convainc de le citer longuement :

« Depuis le début, l’ennemi et moi vivons une cohabitation imposée. Aussi ses traits ont-ils de tout temps été humains. Non au sens moral, mais en tant qu’il est un être humain, et non une figure abstraite. Jamais l’ennemi n’a été qu’une simple idée, mais un corps, des traits, une famille, et une histoire, qu’elle soit vraie ou fausse. Il respire l’air que nous respirons, et notre antagonisme avec lui ne relève pas d’un conflit racial ou ethnique. Il est politique et idéologique. Je suppose, à partir de là, que la paix me rendra plus fort. En ce sens qu’elle libérera avant tout ma propre humanité, et m’innocentera de l’accusation de refus absolu. Elle me donnera, sur le plan humain, une supériorité sur l’ennemi qui, lui, manque d’humanité à mon égard. Or, ce n’est pas ce que l’Autre attend de moi. Il attend une paix protocolaire. C’est peut-être la raison profonde pour laquelle il rejette ma poésie. Tant qu’ils n’auront pas opté pour la coexistence réelle, basée sur une reconnaissance mutuelle, les Israéliens, qui ne cessent de me réclamer des propos plus “diplomatiques”, devront attendre. Car j’ai besoin que l’on reconnaissance l’humain en moi, en échange de ma reconnaissance de l’humain en l’Autre. Alors, nous pourrons, lui et moi, nous réconcilier vraiment. Je crois cependant qu’une telle réconciliation est plus malaisée pour l’Autre, qui n’en veut pas d’ailleurs. L’ennemi veut que j’habite l’image qu’il a choisie pour moi. Mais il ne m’y entraînera pas. […] Quant à le laisser m’habiter, construire mon imaginaire, me dicter ma propre version des choses, devenir ma mémoire, c’est une tout autre affaire. Il est assez clair que l’ennemi ne se contente pas d’un affrontement à distance avec moi. Il veut être moi et parler en mon nom. Nous pourrions, lui et moi, dire que nos deux rêves dorment dans un même lit. Je pourrais le dire et le penser vraiment, mais il veut dessiner les contours de mon rêve sans m’autoriser à partager avec lui le champ du rêve. […] Nous pouvons faire des concessions et nous entendre sur tout, sauf sur l’Histoire. Nous pouvons partager la terre, les fenêtres des songes, la fusion de la flûte avec la flûte, les mythes nés sur cette terre, tout ce que vous voudrez. Je devance l’ennemi dans ce registre. Je considère que la Bible est partie intégrante de mon héritage, alors que l’islam ne fait pas partie du sien. Je n’ai aucun problème à me considérer comme le produit, le métis, de tout ce que cette terre palestinienne a dit, de tout ce que l’humanité a dit. Mais il refuse de faire de même, m’interdisant de m’associer à son identité culturelle et humaine. C’est lui qui réduit sa propre identité et la rend sélective. Nous pourrions nous entendre sur tout, sauf sur l’Histoire, et il n’y a pas de résolution internationale, que je sache, qui nous impose de nous entendre sur l’Histoire. Le problème, au sens culturel profond, réside dans l’impossibilité de ce compromis avec l’ennemi. Nous pouvons tout normaliser. Et les négociateurs pourraient réussir à s’entendre sur le présent et sur le partage de l’avenir. Mais nous ne ferons pas de compromis sur le passé. Il est déjà difficile de s’entendre sur une histoire incontestable. Qu’en serait-il d’une histoire terriblement controversée. Laissons donc l’Histoire, car il est difficile qu’elle soit l’objet d’un accord. Plus, une telle exigence risque d’empoisonner n’importe quel traité de paix[12]

« S’entendre sur tout sauf sur l’Histoire » dès lors que celle de l’ennemi entend lui dénier la sienne[13], soit l’exil et la perte de sa « patrie personnelle », le nouvel État issu de la guerre de 1948 entraînant le départ de Palestine d’environ 750 000 personnes, ainsi que la destruction de nombreux villages, dont celui de Darwich, Birwa, qu’il quitte enfant pour le Liban ; il reviendra en Palestine en 1949, dans un autre village, tout près du précédent. Une autre date majeure, chacun le sait, est 1967, date la conquête de Gaza et de Cisjordanie, du durcissement de la politique israélienne envers les Palestiniens, d’une amplification de l’audience de la Cause palestinienne sur la scène internationale, au point d’être constituée comme l’un des lieux de cristallisation de la conscience politique anti-impérialiste et anticoloniale mondiale, Arabe ou non, et ce, pour plusieurs décennies.

Car, outre le fantasme européen, ladite Cause palestinienne ne tira pas sa popularité de la seule oppression ou de déterminations géopolitiques, mais d’abord d’elle-même, tout comme sans l’ANC (African national congress) et Mandela, la lutte contre l’Apartheid n’aurait sans doute pas eu l’audience qu’elle connût. Bien que la Cause ne soit plus depuis longtemps, que le nihilisme criminel et stratégique du Hamas en soit sa négation politique, le cadre critique de la guerre en cours est largement hérité des luttes anticoloniales du XXe siècle.

À cet égard, les termes de la déclaration du Nouveau Parti Anticapitaliste, le 7 octobre 2023, affirmant son « soutien plein et entier à la lutte des Palestiniens pour leur émancipation » ainsi qu’« aux moyens de luttes qu’ils et elles ont choisi pour résister » ne me sont pas tant apparus comme un manifeste antisémite qu’une manifestation éclatante de l’impasse politique constituée aujourd’hui par un marxisme sclérosé, inapte à prendre la mesure de la nouveauté de l’événement. La presse se garda cependant de donner une audience aux déclarations ultérieures du NPA affirmant que « le droit à la résistance face à l’oppression » ne « signifie pas un soutien à toutes les actions menées », en particulier en cas de « crimes indiscriminés contre des civil·e·s, même dans un contexte de guerre ». Le NPA dénonce alors « les tueries orchestrées par le Hamas – une organisation dont nous ne partageons ni le projet politique et idéologique, ni la stratégie, ni les modalités d’action telles que celles employées le 7 octobre ».

Quels que soient les termes de la critique, l’occupation de Gaza et de la Cisjordanie font aujourd’hui d’Israël le dernier État explicitement colonial puisqu’il assujettit, de façon toujours plus brutale, par la force et le droit, une population de plus de cinq millions de personnes ; refuser cette qualification de l’État d’Israël revient à nier son histoire – les conquêtes de 1967 –, sa politique comme ses effets depuis cette date. La construction de la barrière de séparation dès 2004, dans la continuité de 1967, fit également date si l’on considère la coupure irrémédiable des deux Histoires qu’elle occasionne, Palestiniens et Israéliens ne respirant désormais plus le même air.

Aucun égard ici pour le tour de passe-passe assimilant la dénonciation de cette occupation à celle de l’État lui-même en tant qu’État colonial. Bien sûr, ce type de dénonciation existe, mais l’enjeu ici est ailleurs tant cet argument permet à ceux qui en usent de refuser toute pensée de l’occupation, pour les autres comme pour eux-mêmes et ce, alors même qu’elle conditionne intimement l’ensemble de la politique israélienne depuis plus de cinquante ans[14]. Pour cette raison, et avant que ledit camp de la paix ne soit tout à fait exsangue en Israël, il était possible d’y affirmer que la seule position réellement sioniste était le refus de l’occupation, considérée alors comme la seule véritable menace pesant sur Israël[15] ; le 7-Octobre en fit la tragique démonstration.

Eva Illouz ne dit pas que la colonisation israélienne n’existe pas, ou encore, qu’elle est souhaitable ; elle dit que ce n’est pas la question et, ce faisant, en nie la portée et les effets politiques.

L’historicité politique de la séquence ouverte en 1948 est donc constituée d’un ensemble de dates, de faits, d’évènements, de réalités, d’acteurs, dont la reconnaissance, comme la nomination, ouvrent pour Darwich à un ensemble de questions si disputées qu’il est préférable, dans une perspective de paix, de les mettre de côté. Est-ce pour cette raison que, depuis plus d’un an, l’État d’Israël, à l’instar du nihilisme du Hamas, radicalise la proposition inverse : mettre au centre son Histoire, en tant que déni de l’Histoire de l’Autre, de façon à ne s’entendre sur absolument rien ? La réactivation par certains ministres ou colons israéliens du thème de la Nakba, l’opportunité de son parachèvement, indiquent, outre que le Hamas n’est pas le seul ennemi (ce que chacun sait depuis un moment), l’enjeu de l’effacement de l’histoire palestinienne afin qu’il n’en demeure qu’une seule.

Cette volonté d’effacement n’a rien de métaphorique si l’on considère, aux côtés des dizaines de milliers de vies assassinées, dont une proportion inouïe d’enfants, l’anéantissement méthodique de Gaza ; villages, universités et musées, cimetières, ports et monuments historiques, mosquées, églises, universités et écoles. Des millions de personnes sans lieux, sans traces, sans mémoires, est-ce ainsi que l’État d’Israël entend gagner la guerre de l’Histoire ? Non plus, comme disait Darwich, être l’Autre, parler en son nom, lui dicter sa version des choses, devenir sa mémoire et construire son imaginaire, mais effacer l’Autre en effaçant sa mémoire, son imaginaire et en l’annihilant physiquement ; et l’on pense ici aux mots de Franco Fortini : « Le peuple de la mémoire ne devrait pas mépriser les autres peuples jusqu’à les croire incapables de se souvenir pour toujours[16].» Ils n’effaceront cependant pas tous les témoins puisque nous en sommes.

Ce déni de l’histoire et de la politique, leur effacement, sont au fondement du raisonnement d’Eva Illouz dans Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse. Plus encore, ils sont sa condition, puisque, dans ce texte, rien n’est jamais imputable à la politique israélienne à l’endroit des Palestiniens, notamment à Gaza. Plus largement, Israël et Palestine semblent être des réalités autonomes si étanches l’une à l’autre que cette dernière ne trouve pas même un pâle écho sous sa plume.

Et pour cause : cette autonomisation, qui permet une pensée d’Israël hors l’histoire et la politique, hors la Palestine, rend possible une pensée des événements à partir de la seule question juive et de l’antisémitisme. Ainsi, l’occupation et son durcissement, la férocité du blocus, l’asphyxie d’une population de plus de deux millions de personnes complètement emmurée depuis 2021, les opérations militaires successives, le sinistre « tondre la pelouse » de l’armée israélienne, tout ceci n’entre en rien, selon elle, dans le carnage du 7-Octobre ou, depuis, dans les manifestations contre la guerre et la politique israélienne un peu partout dans le monde.

Or, soustraire la politique de la pensée de l’événement revient à la nier puisqu’elle n’entretiendrait plus aucun lien avec lui. La logique de ce raisonnement, on le sait, veut que le 7-Octobre, les gens aient été assassinés et enlevés, en aucun cas parce qu’ils étaient les citoyens de la puissance occupante, mais exclusivement parce qu’ils étaient Juifs, même s’ils ne l’étaient pas tous ; d’où le terme de pogrom employé par Eva Illouz et beaucoup d’autres, pour sa puissance de négation de l’historicité politique présente. Terme impropre car indifférent au contexte et à l’histoire, il devient le nom générique du meurtre sauvage de Juifs, celui de la pureté de la haine antisémite : Juifs d’Ukraine au XIXe siècle ou d’Israël aujourd’hui sont considérés comme des communautés également vulnérables, l’existence d’un État et d’une armée puissante certes déficiente le 7 octobre 2023 n’y changeant rien.

De ce déni de l’histoire et de la politique naît ici l’affirmation de la continuité d’une autre histoire, celle de la persécution antisémite multimillénaire. L’opération est redoutable car sans politique, pas de critiques possibles de cette politique, et donc pas d’autres possibles. Demeure l’État, en tant qu’État juif à l’endroit duquel toute critique est nécessairement de type existentiel et ontologique donc antisémite ; à l’ennemi concret, relationnel et politique de Darwich, celui avec qui l’entente est possible, Eva Illouz oppose l’ennemi abstrait, existentiel et antisémite au point que la seule vue d’un keffieh ou d’un drapeau palestinien sonne comme une promesse de sa négation et de son extermination.

Cette lecture essentialisée de la séquence ouverte le 7-Octobre à partir de la seule question juive opère logiquement une sorte de « naufrage de l’historicité »[17], via le déploiement d’une machine de guerre rhétorique tenant à distance, avec la morale pour argument, le réel politique, et ce, au profit d’un réagencement interprétatif censé définir les nouveaux contours de l’antisémitisme[18]. Somme d’assertions fausses, d’approximations, de calomnies, ce réagencement inquiète qui a le souci de la vérité, ou encore, s’inquiète concrètement des manifestations antisémites actuelles et futures.

Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse entend enfoncer le clou de la thèse ressassée ad nauseam sur l’antisémitisme de la « gauche globale »[19] – soit grosso modo tout ce qui ne se situe pas à la droite de François Hollande – en cherchant à en identifier les origines intellectuelles – en l’occurrence, le « style de pensée » issu de la French Theory[20]. Ultime actualisation du wokisme, cet antisémitisme se serait propagé à l’ensemble de la gauche sous la forme vertueuse de l’antisionisme : « Version intellectuellement plus respectable de l’antisémitisme », il se présente comme « une idéologie vertueuse », qui, par le « confort cognitif et identitaire » qu’elle offre, s’affirme comme la « seule vertu capable de rassembler ceux qui ont tout déconstruit ». Distincts de l’explicite antisémite de droite, ses énoncés ne ciblent plus ouvertement les Juifs mais Israël, la critique de la politique n’étant ici qu’un prétexte. En effet, de type transcendantal, cet antisionisme mépriserait cette politique : indifférent aux « actions concrètes de l’État d’Israël » ou aux « politiques de son gouvernement », il peut tout à fait exister sans Israël, « sans Sion et même sans sionisme ».

Selon cette logique, ce qui agrège critiques et manifestations dans le monde occidental ne sont jamais les bombes qui pleuvent sans répit sur une population captive mais une haine du Juif dissimulée, masquée, derrière celle d’Israël[21].  Lorsqu’il arrive à Eva Illouz de mentionner la politique israélienne, ce n’est pas en regard des kibboutz décimés, du festival Nova ou des dizaines de milliers de morts palestiniens, mais pour feindre de reconnaître le « rôle joué par Israël dans la négativité que la politique de son gouvernement peut susciter[22]. Feindre car « cela n’explique pas tout » voire, en réalité, n’explique rien, si l’on considère comme elle le fait, arithmétique à l’appui, le nombre de morts et d’exactions commis par des États bien plus criminels qu’Israël et n’émouvant personne (Congo, Chine).

Cette arithmétique vient cependant nier la singularité de ce pays qui a été, de façon récurrente, à la jonction des histoires européennes et arabes (1945, 1947, 1948, 1956, 1967, 1973, 1982, 1993[23], etc.) – et se trouve être rien moins que le centre spirituel des trois monothéismes. Ce que nous dit Eva Illouz en substance, vingt ans après Jean-Claude Milner, c’est qu’il y a de la naïveté à penser que ce qui, dans la critique d’Israël est en cause, serait sa politique : « Le bon Européen condamne Israël et croit qu’il s’agit de condamner la politique d’un petit État, récent et peut-être éphémère[24]

En accumulant les uns après les autres tous les poncifs antiwoke existant, l’essai entend démontrer que ce qui aujourd’hui s’affirme à gauche comme progressiste est en réalité une morale antisémite faisant d’Israël une figure du « mal radical ». L’on comprend ici pourquoi, pour parvenir à ses fins rhétoriques, Eva Illouz disqualifie, en le criminalisant, le ressort premier de la pensée de la situation, à savoir la politique israélienne : toute prise pour penser le réel se dérobe alors instantanément – aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la guerre en cours n’est jamais mentionnée – et l’on glisse sur le raisonnement comme sur du verglas ; ne demeure que l’antisémitisme nouvelle manière dont on ne peut pas même s’exempter puisqu’il est sans explicite. Plus encore, texte verrouillé par un dispositif argumentatif moral et essentialiste, objecter par les faits ou la complexité du réel est vain puisqu’il en est lui-même tout à fait détaché ; l’objection renverra indéfiniment le critique dans les cordes de sa propre inhumanité, de son absence de dignité morale et bien sûr de son antisémitisme.

Mais comment identifier cet antisémitisme omniprésent s’il ne s’énonce jamais comme tel ? On l’a dit, par la morale et la falsification, la seconde soutenant la première. L’essai s’ouvre en effet sur une assertion tout simplement fausse et insultante – elle m’insulte moi, mes amis et tous ceux qui, par leurs principes et leur dignité morale, pourraient le devenir – que la vigueur d’affirmation, mêlant terreur et sensibilité morale, entend faire passer pour vraie : face au « pogrom » et au « massacre de Juifs », l’ensemble de la gauche, soit fut insensible, soit les nia, soit les célébra comme « acte de résistance », au point de créer un inédit « régime “festif” du crime contre l’humanité ». L’expression de cette « jubilation morbide à l’annonce du massacre » de la part de gauche indiqua, selon elle, le partage des « intentions génocidaires » du Hamas. L’ensemble des progressistes aurait alors « déserté, ignoré, stigmatisé les Juifs choqués et endeuillés » au nom « d’une faute primordiale » : le colonialisme israélien. Relayé, répété, amplifié, ce postulat finit par gagner le statut de fait ; tant pis pour la vérité, même si les quelques tweets, déclarations, petites phrases et autres sondages approximatifs qu’elle cite  ne l’infléchissent pas.

Que la joie, criminelle, antisémite, soit de la partie lors d’assassinats de masse, le 11-Septembre, Charlie, L’Hyper Cacher, le Bataclan nous l’avaient déjà appris. Aujourd’hui, ce sont surtout les vidéos de soldats israéliens ivres de la joie du crime, de la vengeance et de l’humiliation, ou encore celles d’Israéliens célébrant l’attaque des beepers qui toucha nombre de civils, dont des enfants et des personnes âgées, qui en perpétuent l’apprentissage. Quant à la cruauté, difficile de trouver images plus impitoyables, voire sadiques, que celles de colons bloquant l’aide humanitaire à l’entrée de Gaza sous l’œil passif de l’armée – mais parfois délogés par d’autres Israéliens quand, ailleurs, c’est une association de rabbins qui intervient en Cisjordanie pour protéger la population palestinienne des colons.

Alors même qu’Eva Illouz fait de la compassion le centre de son essai, qu’elle nous dit qu’elle « est universelle, instinctive et involontaire », qu’elle convoque, Rousseau, en le tronquant[25], Schopenhauer et Darwin pour affirmer qu’elle spécifie le propre de notre humanité, et aussi stupéfiant que cela puisse paraître, pas un mot sur cela, pas plus qu’elle ne mentionne ce que le quotidien israélien Haaretz dénonce depuis plus d’un an : l’interdiction de l’expression publique de toute pitié, peine ou compassion pour les Palestiniens. L’universel de la compassion se trouve alors coupé en deux et « l’énigme morale » demeure entière, si on la suit, pour les Israéliens. La morale ne fait ici rien d’autre qu’opérer une partition au sein de l’humanité en lui permettant de désigner ceux qui en seraient dépourvus. Plus encore, texte publié un an après le début de la guerre, elle ne mentionne jamais les agissements des militaires israéliens. L’autonomie d’Israël et de la Palestine coupe ici au moins en deux le postulat de l’universel de la compassion.

Le texte entend donc pour l’essentiel élucider cette « énigme morale » que représente à ses yeux l’absence de compassion de la gauche devant un « crime contre l’humanité ». Inutile de dire que penser le  7-Octobre à l’aune de ses conditions de possibilités politiques, les évoquer, annihile ici la disposition compassionnelle de l’Homme et va « contre la nature » puisque cette évocation imputerait aux victimes la responsabilité de leur massacre (la « faute primordiale » du colonialisme) et, ainsi, le justifierait. Plus largement, tenir un raisonnement mentionnant politique et Histoire revient à nier ou à minimiser le massacre en niant sa dimension antisémite exclusive. L’impasse intellectuelle est vertigineuse, à hauteur de la déhistoricisation de la pensée, surtout si l’on considère que ces conditions de possibilités ont participé à rendre possible ce massacre, comme elles rendront possibles ceux, plus abjects encore, à venir.

Ce que nous dit en substance Eva Illouz c’est qu’en réalité, pour la gauche qui le critique, Israël n’existe pas.

Le coupable de cette dénaturation morale, politique et intellectuelle réside, pour Eva Illouz, dans la jeunesse issue des sciences humaines et formée par la French Theory, considérée ici en tant que « terrain cognitif propice » à l’élaboration « d’outils de légitimation d’un antisémitisme plus direct ». Ainsi, pour la gauche mondiale, ce n’est nullement la situation à Gaza ou la politique israélienne qui est au cœur de la critique, mais le « fait même qu’Israël existe ». Cette « haine ontologique » a été rendue possible selon elle par le « style de pensée » de la Theory en tant qu’il constitue « une manière de désigner et de nommer les problèmes ainsi qu’une certaine façon de les traiter ».

Or, ce qui à la lecture des développements d’Eva Illouz stupéfait, c’est que son « style de pensée » des événements correspond quasiment point par point aux critiques qu’elle adresse à la Theory en tant que « rhétorique […] radicalement antiréférentielle, réduisant la réalité à un ensemble de tropes »[26]  et faisant, in fine, d’Israël une métaphore : projection d’une métaphore négative lorsqu’il s’agit de la gauche progressiste, métaphore positive dans son cas. Dans les deux cas, l’opération est la même : destituer « le réel lui-même » en tant que « point de repère ». Car les fondements épistémologiques de la Theory qu’elle critique sont exactement ceux qu’elle met en œuvre : effacement du monde empirique et de sa complexité, invisibilité de l’ensemble de ses agents réels, dévoilent de ce qui ne se donne que masqué, absentement du « chaos de l’histoire », absence de preuves, mépris pour les énoncés, évitement « des contradictions, du détail, de la complexité » afin de façonner une nouvelle économie narrative et morale cohérente fondée sur une dénonciation impossible à réfuter puisque éminemment vertueuse – ici l’antisémitisme.

Le « style de pensée » d’Eva Illouz fait d’elle, sur la forme, une penseuse décoloniale comme les autres. Logique de la démarche si l’on considère que pour elle, rien dans la séquence ouverte le 7-Octobre, ni dans ce qui la précède, n’est imputable au réel de la politique israélienne, ou à l’Histoire entre sociétés et peuples palestiniens et israéliens. Or, rien, c’est rien, ni pour elle, ni pour personne. Plus encore, la condition pour tenir la thèse de la bascule antisémite totale de la gauche, indépendamment de ses énoncés[27] comme de la politique israélienne effective, ne peut avoir pour geste inaugural que celui qu’elle critique chez les disciples de la Theory : la cessation d’un « dialogue avec le monde empirique » afin de ne pas pouvoir être réfuté.

Ce que nous dit en substance Eva Illouz c’est qu’en réalité, pour la gauche qui le critique, Israël n’existe pas. Les fondements mêmes de sa subjectivité critique, aussi bien théoriques (la French Theory) que politiques (la pensée décoloniale), l’ont déréalisé au point d’en faire « une mythologie ». Ici, l’oppression, la domination et le colonialisme ne sont que des fictions internes à la Theory et non au réel, en l’occurrence israélien. Plus exactement, ils sont autant de concepts abstraits et invisibles qui visent à reconfigurer le réel, une fois sa version marxiste antérieure (rapports de production et de classes, machines, contrats, monnaie) déclarée caduque. Du marxisme nous dit Eva Illouz, la Theory ne conserve que la dénonciation du pouvoir désormais abstrait et sans agent (discipline, surveillance, orientalisme).

En effet, qu’il s’agisse d’Israël ou de la théorie, la thèse est que le pouvoir ou la domination procèdent désormais de structures d’oppression invisibles qu’il faut, parce que sans agents fixes et déclarés, identifier et dénoncer comme tels. Exemplaire selon Eva Illouz de la refonte cognitive, intellectuelle et politique de cette nouvelle réalité, la pensée décoloniale qui se constitue précisément une fois l’ère du colonialisme historique révolu ; calqué sur le décolonialisme, l’antisionisme actuel n’a donc nul besoin d’Israël pour prendre corps, et le colonialisme israélien qu’il dénonce n’est en réalité qu’une fiction. Autonome de toute réalité, réinventé par le décolonialisme qui voit de la colonisation partout, et d’abord là où elle n’est pas, Israël serait devenu « une notion » à laquelle la Theory fit subir un tel remaniement sémantique qu’il permit de la « reformuler ». Israël y a alors le statut de « catachrèse », le mot ne désignant pas la réalité du pays mais une réalité reconstituée de l’intérieur la Theory.  Elle y voit l’un des « détournements rhétoriques les plus spectaculaires de l’histoire contemporaine ».

Pour toutes ces raisons, Israël, à ses yeux, est simplement le meilleur candidat pour la pensée décoloniale, celui qui, au jeu du pouvoir masqué et devant être dénoncé, remporte la palme : un pur « vecteur conceptuel et culturel permettant d’articuler des processus disparates » – colonialisme, capitalisme, blanchité, occident, changement climatique, minorités racialisées opprimées – de l’intérieur d’une matrice antioccidentale. L’action menée par le Hamas contre cette figure du mal que serait Israël se présente alors comme un accomplissement à défaut d’un aboutissement, d’où l’absence de compassion comme les manifestations de joie de la gauche. Quant à la guerre, irréductible à toute métaphorisation, elle n’entre, je l’ai dit, jamais dans le raisonnement de l’autrice.

Faisons l’hypothèse qu’une fois le réel ainsi annihilé, les conséquences morales de l’occupation israélienne se font plus légères ; les crimes n’ont pas même besoin d’être absous puisqu’ils n’existent plus. C’est peut-être là que réside la violence de ce texte, et son indignité. Entendons-nous bien : Eva Illouz ne dit pas que la colonisation israélienne n’existe pas, ou encore, qu’elle est souhaitable ; elle dit que ce n’est pas la question et, ce faisant, en nie la portée et les effets politiques. De même pour le Hamas, seules comptent ses intentions génocidaires à l’égard des Juifs. Hors politique, hors histoire, le Hamas n’est ici que l’héritier consciencieux d’Hitler, un produit, dit-elle, de la nazification ignorée du Moyen-Orient. Qu’ils soient 2 000 avec des fusils pour commettre un génocide, que la charte de 2017 reconnaisse entre les lignes les frontières de 1967[28], qu’ils soient d’inlassables négociateurs dont tout atteste, de l’alliance Netanyahou-Hamas passant par le Qatar aux macabres tractations autour des otages, rien de la réalité ici n’importe. De même pour la réalité de l’antisémitisme – et non de son instrumentalisation— sur laquelle la guerre actuelle et sa rhétorique, soufflent comme sur des braises.

Essai en forme d’état de guerre rhétorique et intellectuel où s’opposent d’abord des modes de penser, essai représentatif de nombreuses prises de position depuis 7-Octobre, son refus de la politique comme de l’Histoire laisse place à un antagonisme ami-ennemi autour de la figure essentialisée du seul État d’Israël. Toute critique de ce dernier, quels qu’en soient ses termes, ne peut alors être que de type ontologique et antisémite, une menace existentielle pour l’État d’Israël et donc, ici, des Juifs[29].

C’est ainsi que Judith Butler et Andréas Malm, dont les propos sur le 7-Octobre furent pourtant antinomiques, se retrouvent assimilés l’un à l’autre, du côté des ennemis[30]. Ce que la disparition de la politique entraîne avec elle, c’est le champ partagé de sa pensée, un espace réflexif à même d’accueillir les thèses les plus contradictoires, un espace où il y a encore quelques années, sionisme et antisionisme étaient des positions politiques et non pas existentielles. Sa clôture excluant tout possible politique, ne demeure que la guerre.

L’impossibilité d’un compromis entre Histoires israélienne et palestinienne ne conduit pas nécessairement pour Darwich à une impasse si les parties en présence sont à même de s’entendre sur les termes d’une autre Histoire. Cette dernière ne résulterait pas des deux autres car elle aurait pour assise le présent et, pour perspective, l’avenir. Les termes fondateurs de cette entente sont cependant invariables : la coexistence réelle que seule permettra une reconnaissance mutuelle. Il paraît aujourd’hui probable que si Israël ne renoue pas avec l’Histoire et la politique, la menace existentielle qui pèsera sur lui sera intérieure avant d’être extérieure. Terres enchaînées, les ruines de la Palestine peuvent devenir les siennes. Pour la joie de ceux qui désirent sincèrement et ardemment la destruction de ce petit État.


[1] Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Arles, Actes Sud, 2002.

[2] Et l’auteur de poursuivre : « Le dépassement de cette double aporie peut advenir par une double reconnaissance : celle de l’importance décisive de l’exil dans l’histoire juive et celle de la responsabilité israélienne dans l’exil palestinien. » Carlo Ginzburg, « Préface », in : Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté, Judaïsme, sionisme et pensée binationale, Paris, La fabrique éditions, 2007, p. 8.

[3] Mots de la poétesse et romancière Heba Abu Nada, 32 ans, autrice du roman L’oxygène n’est pas pour les morts (2017). Ils ont été écrits deux jours avant sa mort le 20 octobre 2023 dans les bombardements israéliens à Khan Yunis, Gaza.

[4] Sur le 7-Octobre, sa qualification, le caractère biface du piège tendu par le Hamas, ou encore la guerre, je renvoie à l’article  « Faire date autrement. “ Il est politique d’ôter à la haine son éternité.”» (Lundimatin, 26 novembre 2023) et à l’entretien « Si la guerre est sans but, elle est nécessairement sans fin » (Mediapart, 20 mars 2024).

[5] Sur la résolution votée par le Bundestag « Plus jamais ça, c’est maintenant ! Protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne » censurant toute parole critique à l’endroit d’Israël, nous renvoyons à l’excellent article de l’historien de l’Allemagne, Thomas Serrier, « Malaise dans la culture mémorielle allemande », AOC media, 5 décembre 2024. Cette résolution, accueillie à bras ouverts par l’extrême droit allemande, n’identifie qu’un seul type d’antisémitisme. C’est celui « de l’immigration des pays d’Afrique du Nord et du Proche et Moyen Orient, pays où l’antisémitisme et la haine d’Israël sont largement répandus, en raison notamment de l’endoctrinement islamique et anti-israélien d’État. » Faisons ici l’hypothèse que les extrêmes droites européennes, avant d’être les amies des Juifs, sont celles d’Israël. (L’Allemagne ne devrait plus jamais prononcer le nom juif, et désormais celui de musulman).

[6] Dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003), Jean-Claude Milner écrit, page 99, à propos des Juifs et d’Israël aujourd’hui : « Ne me concerne ici que le fantasme européen » – soit le programme de son livre. En toute logique, et bien qu’il affirme le contraire, ce qu’il nomme « l’axiome de Thucydide » n’est pas opératoire pour Israël ; selon lui, sans autre Histoire que celle de l’Europe, l’État d’Israël n’en dispose pas d’une qui lui soit propre. Et pourtant : « Chez Thucydide et dans le modèle qu’il a fixé – es aei, pour toujours, selon ses termes – , le moment présent est en effet politique. Réciproquement, la politique est au présent. Que l’histoire parle d’un passé non séparé du présent, si éloigné soit-il, cela entraîne qu’elle soit immédiatement politique. On en arrive à ce que j’appellerai l’axiome de Thucydide : la langue de l’histoire et la langue de la politique sont une seule et même langue. » (page 29) Notons par ailleurs que ceux qui font d’Israël une affaire européenne appellent souvent, non sans ironie, à ne pas y importer le conflit.

[7] Eva Illouz, Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Tract Gallimard, octobre 2024.

[8] L’opération rivant le nom juif à l’État d’Israël de façon telle qu’elle en exclue de tout autre assignation est formulée de façon décisive dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique. Bréviaire d’une certaine pensée du judaïsme, d’Israël et de la question juive aujourd’hui, river le nom juif à l’État est l’une de ses opérations majeures. En effet, pour Milner, affirmer la séparation entre les noms juif et israélien est une tartuferie : « Les bien-pensants diront bien fort que les deux problèmes n’ont rien à voir, parce que le nom juif et le nom israélien n’ont rien à voir. » (page 98) Cette thèse donna lieu à la création d’une nouvelle figure, celle du « Juif de négation ». Récusant l’exclusivité de cette assignation, critique de l’État d’Israël au nom de son progressisme, le « Juif de négation » est pour Milner l’ennemi véritable, celui de l’intérieur, objet de tous les anathèmes (hargne de la renégation ?) : « Certains poussent l’ascèse jusqu’à prétendre n’éprouver nulle sympathie pour ceux qui en dehors d’eux sont dits juifs, pas même une vague solidarité avec ceux qui, parce qu’ils sont dits juifs, sont persécutés ou menacés de mort ou mis à mort. Bref, il y a des Juifs progressistes ; ils sont très admirés. Appelons-les les Juifs de négation. » (page 108). Un peu plus loin, il leur prête un « langage-bébé » derrière lequel ils dissimulent leur propre antijudaïsme : « Le langage-bébé change au gré des modes, mais il recouvre toujours, de manière plus ou moins transparente, l’enseignement que le mot juif est un mot sale. Le pire parfois arrive et la négation au nom de l’universalité la plus pauvre se renverse en l’affirmation d’un privilège encore plus pauvre : être juif, c’est avoir le droit d’être impunément antijuif. » (page 119) Dans un article publié en 2006 dans Les temps modernes et qui leur est entièrement consacré, Milner écrit que le Juif de négation est celui qui dit : « Oui aux Palestiniens, oui indéfiniment et sans limites. Oui aux caricatures antijuives, oui aux Protocoles des Sages de Sion, oui aux attentats suicides. […] quoi qu’il arrive, le Juif de négation ne versera pas une larme devant une victime juive postérieure au 8 mai 1945. » Sauf à leur prêter un « langage-bébé », sans doute a-t-il fallu pour en arriver là que toute une génération, celle qui connut intimement l’ère des persécutions (Imre Kertész, Marek Edelman, Primo Levi, Edgar Hilsenrath ou encore Franco Fortini) s’éteigne et, avec elle, les porteurs d’une tradition juive antisioniste aussi vieille que le sionisme, une tradition diasporique, politique comme talmudique, ou encore, que la richesse de la Diaspora s’étiole au point que le judaïsme ne soit plus porteur d’aucun universel.

[9] Quels nom et statut pour le peuple alors physiquement présent : Palestiniens ? Arabes ? « Non-peuple » d’individus épars ? Ou comment l’Histoire et la politique israéliennes, de Golda Meir (1969) à Bezalel Smotrich (mars 2023), en niant l’existence d’un peuple palestinien, demeurent hantés par « l’argument des sionistes libéraux » : « Une terre sans peuple [la Palestine] pour un peuple sans terre [les Juifs]. » Sur ce point, voir Carlo Ginzburg, « La latitude, les esclaves, la Bible », in : La lettre tue, Paris, Verdier, 2024, notamment p. 25-26.

[10] Lee Mordechai, professeur d’histoire à l’université Hébraïque de Jérusalem documente les actions de l’armée israélienne à Gaza depuis le début de la guerre. Ses observations sont accessibles sur un site et réunies dans un rapport.

[11] Edward Saïd, Israël/Palestine : L’égalité ou rien, Paris, La fabrique éditions, 1999.

[12] La Palestine comme métaphore, op.cit., p. 31-34.

[13] « Qu’en est-il de l’image de l’ennemi ? Elle fut dès le départ humaine. Multiple et varié. Il n’existe pas chez moi de version définitive de l’Autre. Celui qui m’a éduqué était juif, celui qui m’a persécuté l’était aussi. La femme qui m’aima était juive. Celle qui me détesta aussi. », Ibid., p. 14.

[14] Sur le lien intrinsèque entre politique israélienne et occupation, je renvoie aux propos d’Omer Bartov dans «Chronique d’une radicalisation. Ce que l’occupation fait à Israël », Revue Conditions, 7 novembre 2024.

[15] Ronit Chacham, Rompre les rangs. Être Refuznik dans l’armée israélienne, Paris, Fayard, 2003, p. 196.

[16] Franco Lattès Fortini, « Lettera agli ebrei italiani », Il Manifesto, 24 mai 1989.

[17] Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, MSH Éditions, 2006, p. 113.

[18] Sur les rapports entre rhétorique et Histoire : Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Hautes Études, EHESS/Gallimard/Seuil, 2003, p. 13-42.

[19] La « gauche globale – identitaire, éveillée, décoloniale ou progressiste. » Toutes les citations non référencées qui suivent sont extraites de l’essai d’Eva Illouz. Ayant travaillé à partir de la version électronique du texte, aucun renvoi à la pagination ne fait ici sens.

[20] Ne citant, pour la French Theroy que le seul Jacques Derrida, nous étions en droit d’attendre de la part d’Eva Illouz qu’elle explicite davantage comment ce dernier, qui évoqua souvent sa propre judéité, en arrive être l’artisan théorique premier d’une pensée antisémite de gauche.

[21] Qu’un État soit honni par l’opinion mondiale en raison de sa politique n’est pas, depuis la seconde moitié du XXe siècle, inédit : ce fut le cas des États-Unis lors de la guerre du Vietnam ou encore de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid. La tournure rapidement prise par la guerre israélienne, dans la continuité de sa politique à l’endroit des territoires occupés, faisait peu de doutes quant à la détestation que l’État engendrerait.

[22] « À n’en pas douter, l’occupation, la violation des droits de l’Homme au sein des territoires occupés, l’arrogante fatuité de Netanyahou et l’instrumentalisation répétée de l’antisémitisme pour mettre au pas les critiques d’Israël ne sont pas étrangers à l’hostilité envers ce pays, la mise à distance de sa population, l’attribution de la force et de la faute. Je ne voudrais en aucun cas transformer la faillite de l’analyse d’une certaine gauche en un déni délibéré du rôle joué par Israël dans la négativité que la politique de son gouvernement peut susciter. Mais cela n’explique pas tout. » Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, op.cit.

[23] Dans l’ordre des dates : six millions de Juifs sont assassinés en Europe, plan de partage de la Palestine, première guerre israélo-arabe, puis guerres de Suez, des Six-Jours, du Kippour, du Liban et, enfin, accords d’Oslo signés sous l’égide des États-Unis

[24] Les penchants criminels de l’Europe démocratique, op.cit., p. 100.

[25] Chez Rousseau, la pitié n’est pas un marqueur inaltérable de la nature humaine, une qualité morale invariante privant ceux qui n’en n’éprouvent pas de leur humanité. Elle est une subjectivation dépendante du degré d’identification entre celui qui souffre et celui qui voit cette souffrance. Cette identification, puissante à l’état de nature chez « l’homme sauvage » s’étiole pour Rousseau à « l’état de raisonnement », au point de pouvoir disparaître, et l’homme de devenir impitoyable. Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », Œuvres complètes III, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1979, p. 156.

[26] Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, op.cit., p. 27.

[27] Certains en appellent explicitement à la mort des Juifs comme à la destruction pure et simple d’Israël. Ces énoncés n’étant pas constituants des mobilisations, c’est bien l’antisémitisme contenu dans les autres qu’Eva Illouz entend démasquer.

[28] Article 20 de la Charte du Hamas de 2017 : « Le Hamas estime qu’aucune partie de la terre de Palestine ne devra faire l’objet de compromis ou de concessions, indépendamment des raisons, des circonstances et des pressions, et peu importe la durée de l’occupation. Le Hamas rejette toute alternative à la libération complète et achevée de la Palestine, du fleuve à la mer. Cependant, sans revenir sur son rejet de l’entité sioniste et sans renoncer à aucun droit palestinien, le Hamas considère la création d’un État palestinien entièrement souverain et indépendant, avec Jérusalem comme capitale, selon les limites du 4 juin 1967, avec le retour des réfugiés et des déplacés vers les maisons d’où ils ont été expulsés, comme une formule de consensus national. » Pour une analyse des évolutions politiques et stratégiques du Hamas : Leila Seurat, « Le Hamas revendique désormais le leadership du mouvement palestinien », Le Monde diplomatique, janvier 2024.

[29] Bien qu’Israël soit une menace existentielle pour d’autres, de la Palestine au Liban, que ce soit lui qui se trouve être accusé de génocide, que l’on ne détruise pas les États, ou encore, que jamais la situation géopolitique ne lui ait été, avant le 7-Octobre, aussi favorable (les accords d’Abraham), c’est lui qui, dans cette rhétorique, se trouve être menacé dans son existence.

[30] Le traitement qu’Eva Illouz fait des propos de Judith Butler est symptomatique de l’essai : une phrase sortie de deux heures d’intervention et ce, sans aucune considération pour ses positions sans ambiguïtés dès après le 7-Octobre : « Je condamne les violences commises par le Hamas, je les condamne sans la moindre réserve. Le Hamas a commis un massacre terrifiant et révoltant. Certains groupes se servent de l’histoire de la violence israélienne dans la région pour disculper le Hamas, mais ils utilisent une forme corrompue de raisonnement moral pour y parvenir. […] Mais quand les Groupes Solidarité pour la Palestine de Harvard publient une déclaration disant que “le régime d’apartheid est le seul responsable” des attaques mortelles du Hamas contre des cibles israéliennes, ils font une erreur et sont dans l’erreur. Ils ont tort d’attribuer de cette façon la responsabilité, et rien ne saurait disculper le Hamas des tueries atroces qu’ils ont perpétrées. En revanche, ils ont certainement raison de rappeler l’histoire des violences. » Ces positions ne l’exempte pas de ce que Eva Illouz identifie comme une « antipathie » envers les victimes du 7-Octobre. C’est cette « antipathie » qui l’assimile à un Andreas Malm qui déclara, lui, consommer les vidéos du massacre des kibboutz « comme une drogue. Je les injecte dans mes veines. » Tant pis pour « la nuance, la complexité, la vérité » dont Eva Illouz déplore sans répit l’absence chez ses adversaires.

Catherine Hass

Anthropologue, Chercheuse associée au LIER-FYT (EHESS) et chargée de cours à Sciences po Paris

Notes

[1] Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, entretiens traduits de l’arabe par Elias Sanbar et de l’hébreu par Simone Bitton, Arles, Actes Sud, 2002.

[2] Et l’auteur de poursuivre : « Le dépassement de cette double aporie peut advenir par une double reconnaissance : celle de l’importance décisive de l’exil dans l’histoire juive et celle de la responsabilité israélienne dans l’exil palestinien. » Carlo Ginzburg, « Préface », in : Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté, Judaïsme, sionisme et pensée binationale, Paris, La fabrique éditions, 2007, p. 8.

[3] Mots de la poétesse et romancière Heba Abu Nada, 32 ans, autrice du roman L’oxygène n’est pas pour les morts (2017). Ils ont été écrits deux jours avant sa mort le 20 octobre 2023 dans les bombardements israéliens à Khan Yunis, Gaza.

[4] Sur le 7-Octobre, sa qualification, le caractère biface du piège tendu par le Hamas, ou encore la guerre, je renvoie à l’article  « Faire date autrement. “ Il est politique d’ôter à la haine son éternité.”» (Lundimatin, 26 novembre 2023) et à l’entretien « Si la guerre est sans but, elle est nécessairement sans fin » (Mediapart, 20 mars 2024).

[5] Sur la résolution votée par le Bundestag « Plus jamais ça, c’est maintenant ! Protéger, préserver et renforcer la vie juive en Allemagne » censurant toute parole critique à l’endroit d’Israël, nous renvoyons à l’excellent article de l’historien de l’Allemagne, Thomas Serrier, « Malaise dans la culture mémorielle allemande », AOC media, 5 décembre 2024. Cette résolution, accueillie à bras ouverts par l’extrême droit allemande, n’identifie qu’un seul type d’antisémitisme. C’est celui « de l’immigration des pays d’Afrique du Nord et du Proche et Moyen Orient, pays où l’antisémitisme et la haine d’Israël sont largement répandus, en raison notamment de l’endoctrinement islamique et anti-israélien d’État. » Faisons ici l’hypothèse que les extrêmes droites européennes, avant d’être les amies des Juifs, sont celles d’Israël. (L’Allemagne ne devrait plus jamais prononcer le nom juif, et désormais celui de musulman).

[6] Dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003), Jean-Claude Milner écrit, page 99, à propos des Juifs et d’Israël aujourd’hui : « Ne me concerne ici que le fantasme européen » – soit le programme de son livre. En toute logique, et bien qu’il affirme le contraire, ce qu’il nomme « l’axiome de Thucydide » n’est pas opératoire pour Israël ; selon lui, sans autre Histoire que celle de l’Europe, l’État d’Israël n’en dispose pas d’une qui lui soit propre. Et pourtant : « Chez Thucydide et dans le modèle qu’il a fixé – es aei, pour toujours, selon ses termes – , le moment présent est en effet politique. Réciproquement, la politique est au présent. Que l’histoire parle d’un passé non séparé du présent, si éloigné soit-il, cela entraîne qu’elle soit immédiatement politique. On en arrive à ce que j’appellerai l’axiome de Thucydide : la langue de l’histoire et la langue de la politique sont une seule et même langue. » (page 29) Notons par ailleurs que ceux qui font d’Israël une affaire européenne appellent souvent, non sans ironie, à ne pas y importer le conflit.

[7] Eva Illouz, Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, Tract Gallimard, octobre 2024.

[8] L’opération rivant le nom juif à l’État d’Israël de façon telle qu’elle en exclue de tout autre assignation est formulée de façon décisive dans Les penchants criminels de l’Europe démocratique. Bréviaire d’une certaine pensée du judaïsme, d’Israël et de la question juive aujourd’hui, river le nom juif à l’État est l’une de ses opérations majeures. En effet, pour Milner, affirmer la séparation entre les noms juif et israélien est une tartuferie : « Les bien-pensants diront bien fort que les deux problèmes n’ont rien à voir, parce que le nom juif et le nom israélien n’ont rien à voir. » (page 98) Cette thèse donna lieu à la création d’une nouvelle figure, celle du « Juif de négation ». Récusant l’exclusivité de cette assignation, critique de l’État d’Israël au nom de son progressisme, le « Juif de négation » est pour Milner l’ennemi véritable, celui de l’intérieur, objet de tous les anathèmes (hargne de la renégation ?) : « Certains poussent l’ascèse jusqu’à prétendre n’éprouver nulle sympathie pour ceux qui en dehors d’eux sont dits juifs, pas même une vague solidarité avec ceux qui, parce qu’ils sont dits juifs, sont persécutés ou menacés de mort ou mis à mort. Bref, il y a des Juifs progressistes ; ils sont très admirés. Appelons-les les Juifs de négation. » (page 108). Un peu plus loin, il leur prête un « langage-bébé » derrière lequel ils dissimulent leur propre antijudaïsme : « Le langage-bébé change au gré des modes, mais il recouvre toujours, de manière plus ou moins transparente, l’enseignement que le mot juif est un mot sale. Le pire parfois arrive et la négation au nom de l’universalité la plus pauvre se renverse en l’affirmation d’un privilège encore plus pauvre : être juif, c’est avoir le droit d’être impunément antijuif. » (page 119) Dans un article publié en 2006 dans Les temps modernes et qui leur est entièrement consacré, Milner écrit que le Juif de négation est celui qui dit : « Oui aux Palestiniens, oui indéfiniment et sans limites. Oui aux caricatures antijuives, oui aux Protocoles des Sages de Sion, oui aux attentats suicides. […] quoi qu’il arrive, le Juif de négation ne versera pas une larme devant une victime juive postérieure au 8 mai 1945. » Sauf à leur prêter un « langage-bébé », sans doute a-t-il fallu pour en arriver là que toute une génération, celle qui connut intimement l’ère des persécutions (Imre Kertész, Marek Edelman, Primo Levi, Edgar Hilsenrath ou encore Franco Fortini) s’éteigne et, avec elle, les porteurs d’une tradition juive antisioniste aussi vieille que le sionisme, une tradition diasporique, politique comme talmudique, ou encore, que la richesse de la Diaspora s’étiole au point que le judaïsme ne soit plus porteur d’aucun universel.

[9] Quels nom et statut pour le peuple alors physiquement présent : Palestiniens ? Arabes ? « Non-peuple » d’individus épars ? Ou comment l’Histoire et la politique israéliennes, de Golda Meir (1969) à Bezalel Smotrich (mars 2023), en niant l’existence d’un peuple palestinien, demeurent hantés par « l’argument des sionistes libéraux » : « Une terre sans peuple [la Palestine] pour un peuple sans terre [les Juifs]. » Sur ce point, voir Carlo Ginzburg, « La latitude, les esclaves, la Bible », in : La lettre tue, Paris, Verdier, 2024, notamment p. 25-26.

[10] Lee Mordechai, professeur d’histoire à l’université Hébraïque de Jérusalem documente les actions de l’armée israélienne à Gaza depuis le début de la guerre. Ses observations sont accessibles sur un site et réunies dans un rapport.

[11] Edward Saïd, Israël/Palestine : L’égalité ou rien, Paris, La fabrique éditions, 1999.

[12] La Palestine comme métaphore, op.cit., p. 31-34.

[13] « Qu’en est-il de l’image de l’ennemi ? Elle fut dès le départ humaine. Multiple et varié. Il n’existe pas chez moi de version définitive de l’Autre. Celui qui m’a éduqué était juif, celui qui m’a persécuté l’était aussi. La femme qui m’aima était juive. Celle qui me détesta aussi. », Ibid., p. 14.

[14] Sur le lien intrinsèque entre politique israélienne et occupation, je renvoie aux propos d’Omer Bartov dans «Chronique d’une radicalisation. Ce que l’occupation fait à Israël », Revue Conditions, 7 novembre 2024.

[15] Ronit Chacham, Rompre les rangs. Être Refuznik dans l’armée israélienne, Paris, Fayard, 2003, p. 196.

[16] Franco Lattès Fortini, « Lettera agli ebrei italiani », Il Manifesto, 24 mai 1989.

[17] Karl Mannheim, Idéologie et utopie, Paris, MSH Éditions, 2006, p. 113.

[18] Sur les rapports entre rhétorique et Histoire : Carlo Ginzburg, Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Hautes Études, EHESS/Gallimard/Seuil, 2003, p. 13-42.

[19] La « gauche globale – identitaire, éveillée, décoloniale ou progressiste. » Toutes les citations non référencées qui suivent sont extraites de l’essai d’Eva Illouz. Ayant travaillé à partir de la version électronique du texte, aucun renvoi à la pagination ne fait ici sens.

[20] Ne citant, pour la French Theroy que le seul Jacques Derrida, nous étions en droit d’attendre de la part d’Eva Illouz qu’elle explicite davantage comment ce dernier, qui évoqua souvent sa propre judéité, en arrive être l’artisan théorique premier d’une pensée antisémite de gauche.

[21] Qu’un État soit honni par l’opinion mondiale en raison de sa politique n’est pas, depuis la seconde moitié du XXe siècle, inédit : ce fut le cas des États-Unis lors de la guerre du Vietnam ou encore de l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid. La tournure rapidement prise par la guerre israélienne, dans la continuité de sa politique à l’endroit des territoires occupés, faisait peu de doutes quant à la détestation que l’État engendrerait.

[22] « À n’en pas douter, l’occupation, la violation des droits de l’Homme au sein des territoires occupés, l’arrogante fatuité de Netanyahou et l’instrumentalisation répétée de l’antisémitisme pour mettre au pas les critiques d’Israël ne sont pas étrangers à l’hostilité envers ce pays, la mise à distance de sa population, l’attribution de la force et de la faute. Je ne voudrais en aucun cas transformer la faillite de l’analyse d’une certaine gauche en un déni délibéré du rôle joué par Israël dans la négativité que la politique de son gouvernement peut susciter. Mais cela n’explique pas tout. » Le 8-octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, op.cit.

[23] Dans l’ordre des dates : six millions de Juifs sont assassinés en Europe, plan de partage de la Palestine, première guerre israélo-arabe, puis guerres de Suez, des Six-Jours, du Kippour, du Liban et, enfin, accords d’Oslo signés sous l’égide des États-Unis

[24] Les penchants criminels de l’Europe démocratique, op.cit., p. 100.

[25] Chez Rousseau, la pitié n’est pas un marqueur inaltérable de la nature humaine, une qualité morale invariante privant ceux qui n’en n’éprouvent pas de leur humanité. Elle est une subjectivation dépendante du degré d’identification entre celui qui souffre et celui qui voit cette souffrance. Cette identification, puissante à l’état de nature chez « l’homme sauvage » s’étiole pour Rousseau à « l’état de raisonnement », au point de pouvoir disparaître, et l’homme de devenir impitoyable. Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes », Œuvres complètes III, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1979, p. 156.

[26] Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, op.cit., p. 27.

[27] Certains en appellent explicitement à la mort des Juifs comme à la destruction pure et simple d’Israël. Ces énoncés n’étant pas constituants des mobilisations, c’est bien l’antisémitisme contenu dans les autres qu’Eva Illouz entend démasquer.

[28] Article 20 de la Charte du Hamas de 2017 : « Le Hamas estime qu’aucune partie de la terre de Palestine ne devra faire l’objet de compromis ou de concessions, indépendamment des raisons, des circonstances et des pressions, et peu importe la durée de l’occupation. Le Hamas rejette toute alternative à la libération complète et achevée de la Palestine, du fleuve à la mer. Cependant, sans revenir sur son rejet de l’entité sioniste et sans renoncer à aucun droit palestinien, le Hamas considère la création d’un État palestinien entièrement souverain et indépendant, avec Jérusalem comme capitale, selon les limites du 4 juin 1967, avec le retour des réfugiés et des déplacés vers les maisons d’où ils ont été expulsés, comme une formule de consensus national. » Pour une analyse des évolutions politiques et stratégiques du Hamas : Leila Seurat, « Le Hamas revendique désormais le leadership du mouvement palestinien », Le Monde diplomatique, janvier 2024.

[29] Bien qu’Israël soit une menace existentielle pour d’autres, de la Palestine au Liban, que ce soit lui qui se trouve être accusé de génocide, que l’on ne détruise pas les États, ou encore, que jamais la situation géopolitique ne lui ait été, avant le 7-Octobre, aussi favorable (les accords d’Abraham), c’est lui qui, dans cette rhétorique, se trouve être menacé dans son existence.

[30] Le traitement qu’Eva Illouz fait des propos de Judith Butler est symptomatique de l’essai : une phrase sortie de deux heures d’intervention et ce, sans aucune considération pour ses positions sans ambiguïtés dès après le 7-Octobre : « Je condamne les violences commises par le Hamas, je les condamne sans la moindre réserve. Le Hamas a commis un massacre terrifiant et révoltant. Certains groupes se servent de l’histoire de la violence israélienne dans la région pour disculper le Hamas, mais ils utilisent une forme corrompue de raisonnement moral pour y parvenir. […] Mais quand les Groupes Solidarité pour la Palestine de Harvard publient une déclaration disant que “le régime d’apartheid est le seul responsable” des attaques mortelles du Hamas contre des cibles israéliennes, ils font une erreur et sont dans l’erreur. Ils ont tort d’attribuer de cette façon la responsabilité, et rien ne saurait disculper le Hamas des tueries atroces qu’ils ont perpétrées. En revanche, ils ont certainement raison de rappeler l’histoire des violences. » Ces positions ne l’exempte pas de ce que Eva Illouz identifie comme une « antipathie » envers les victimes du 7-Octobre. C’est cette « antipathie » qui l’assimile à un Andreas Malm qui déclara, lui, consommer les vidéos du massacre des kibboutz « comme une drogue. Je les injecte dans mes veines. » Tant pis pour « la nuance, la complexité, la vérité » dont Eva Illouz déplore sans répit l’absence chez ses adversaires.