Littérature

Les deux âmes de Linda Lê

Critique

D’un côté, un roman – « Héroïnes » –, de l’autre, un recueil d’essais – « Chercheurs d’ombres » : Linda Lê explore, aux côtés de ses personnages ou d’autres artistes, les espaces déchus, creusant dans l’ombre l’une des œuvres les plus singulières de la littérature contemporaine.

Elle a deux âmes. Comme dans les contes romantiques ou balkaniques dont les personnages doivent sacrifier à Dieu et à Diable pour continuer à vivre. Elle a deux âmes, le syndrome des exilés. Dans son cas, une âme vietnamienne et une âme française, comme Andreï Makine, une âme russe et une française, comme Vassilis Alexakis une âme grecque et une française. Les exemples ne manquent pas, d’aujourd’hui ou de hier. En général, la critique littéraire traitant de tels auteurs insiste sur le pluralisme langagier, réel ou fantasmé, pour en vanter la fécondité stylistique, sur l’inévitable richesse culturelle qui colore l’écriture de sa plus-value ou sur un imaginaire qui ne saurait qu’être, sinon exotique, du moins décalé. Effets possibles mais de surface alors que la vérité de la césure demande à être lue plus en profondeur.

En littérature, avoir deux âmes peut se dire de différentes manières. Mode poétique : le « Je est un autre » de Rimbaud qu’avait précédé le « Je est l’autre » de Gérard de Nerval et que reprendra Blaise Cendrars. Mode fantastique : Dr. Jekill and Mr. Hyde. Mode rasta (que le prix Nobel de Bob Dylan nous autorise à inclure dans cette typologie) : le « I and I » de Bob Marley qui, en Jamaïque, est utilisé en guise de première personne du singulier. Mode fictionnel : Philip Roth et son avatar, Nathan Zuckerman. Mode autofictionnel : Doubrovsky and co. Et puis mode scandaleux, celui qui a nourri les récents débats sur la publication projetée par Gallimard des dits Écrits polémiques de Céline. Faut-il séparer le salaud du génie ? L’antisémite du romancier ? Voyage au bout de la nuit de Bagatelles pour un massacre ? Même la schizo-analyse de Deleuze ne parviendrait à refroidir les esprits.

Que Linda Lê possède deux âmes – ou qu’elle en soit possédée –, on pouvait s’en douter, vu l’importance du thème du double dans ses récits. Néanmoins, l’évidence m’en est apparu distinctivement en 2014 lorsque deux de ses livres parurent simultanément, Œuvres vives et Par ailleurs (exils). Un roman et un recueil d’essais. Alors que l’un et l’autre parlaient d’une voix différente,  ils se faisaient écho, résonnaient l’un de l’autre et l’un en l’autre, sans répétitions, sans redondances mais avec des passerelles ténues, des fils imperceptibles dont le lecteur percevait la présence obstinée. Dans le premier, un narrateur mène l’enquête sur un écrivain disparu, de lointaine ascendance vietnamienne, ayant vécu au Havre une vie recouverte de mystère. Entre obsession malsaine et identification rédemptrice, le livre qu’il souhaite écrire s’appellerait Œuvres vives, « c’est-à-dire la partie de la coque immergée dans l’eau, par opposition aux Œuvres mortes, la partie émergée » (Œuvres vives, p. 258).  Les essais, eux, traitaient de l’exil à travers une longue série de portraits d’écrivains ou d’analyses d’œuvres, un exil qui abandonne d’emblée son acception géographique pour approcher une étrangeté radicale, absolue, transcendante (en adjectifs dans le texte) vite associée à l’écriture. Parmi ces auteurs, certains sont lus par le narrateur du roman et la majorité des thèmes de celui-ci hantent les pages des essais. Vouée à la littérature, Linda Lê choisissait de livrer ses deux âmes au travers de deux styles d’écriture, ce qui lui permettait de mettre en scène tous ses autres dédoublements.

Le lecteur est confronté à un sentiment de suspension, comme d’une voix dont on entendrait clairement ce qu’elle nous dit et qui pourtant ne livrerait pas la plénitude des ses sonorités.

Et voici qu’elle refait le coup, un roman, Héroïnes, et un recueil d’essais, Chercheurs d’ombres, tous deux parus en octobre dernier. À travers deux personnages d’origine vietnamienne que lie un échange épistolaire par mails, V. et sa « correspondante », le roman déroule le destin de trois femmes vietnamiennes en exil, une chanteuse, sa demi-sœur en errance et une militante. Les essais interrogent des artistes et leurs œuvres (littéraires ou cinématographiques) pour approcher les zones d’incertitude où se nichent de fulgurantes certitudes sur le destin humain.

Le Vietnam d’un côté, où Linda Lê a vécu jusqu’à l’adolescence et qui inspire ses récits, et de l’autre une production artistique de partout qui ne l’inspire pas moins. Sans contradiction car elle réussit à inclure dans notre conscience et notre imaginaire le Vietnam comme d’autres l’ont fait de l’Algérie. Non tant une revanche des colonisés que, par une méthodologie du déplacement et de l’écart, créer pour tous une responsabilité culturelle incluant « les multiples possibilités qu’offrent les avatars » (Chercheurs d’ombres, p. 163).

Commun aux deux écritures, le lecteur est confronté à un sentiment de suspension, comme d’une voix dont on entendrait clairement ce qu’elle nous dit et qui pourtant ne livrerait pas la plénitude de ses sonorités. Dans l’écriture romanesque, par une phrase sèche, rapide et pleine d’informations. Dans l’écriture essayistique, par une phrase menaçant en permanence de devenir un chuchotement. Les personnages du roman finissent par devenir aussi réels que les artistes nommés dans les essais. À moins que ce ne soit le contraire tant l’œuvre de Linda Lê appartient à « une littérature qui s’écrit presque malgré elle, une littérature qui se cherche, une littérature où les chercheurs de traces se plaisent autant à égarer le lecteur qu’à s’égarer dans un dédale de déraisons » (Chercheurs d’ombres, p. 36). Ce qui oblige le lecteur à une attention particulière, supplémentaire, porté par la crainte de rater quelque chose si l’attention se relâchait. On s’étonne alors qu’elle ait élu comme sœur en destin et en écriture Marina Tsvétaïéva sur laquelle elle publia un essai indispensable car la poésie de la poétesse russe clame, assène, affirme. Et pourtant Linda Lê la voit comme « un être écartelé » (Marina Tsvétaïéva. Comment va la vie ?, p. 15), clivée et clivée du côté de la mort. Là se tient l’affinité.

« Gouffre noir » (Héroïnes, p. 215) : la mort ou l’ombre, le passé traumatique ou la marge précaire, tous les espaces déchus qu’explore Linda Lê à la suite ou au côté de ses personnages. Entre V. (comme Vietnam ?) et sa correspondante, les échanges par le biais de l’internet dressent le paysage d’une diaspora vietnamienne, dérisoire et orgueilleuse, mélancolique et narcissique, dont ils sont issus, nés en Suisse et en France, et envers laquelle leurs sentiments sont ambivalents. Leurs histoires respectives sont narrées en contrepoint de ce Vietnam meurtri et fantasmé et elles viennent illustrer le destin plus commun d’une génération d’aujourd’hui, hésitante quant à ses choix, méfiante et dépendante envers un passé qu’elle redoute et ignore à la fois. Une génération qui aurait besoin d’héroïsme alors qu’elle en condamne le concept.

Héroïnes est un roman sur l’exil, première génération (les parents des deux épistoliers, leurs familles, leurs milieux en France et en Suisse, les figures historiques de la Guerre du Vietnam et les trois figures féminines quasi mythologisées) et deuxième génération (les deux épistoliers) ainsi qu’un roman de formation, celui de V., à la biographie plus distincte que le vécu de la « correspondante », pris dans une géométrie affective à dimension variable (la « correspondante », les trois héroïnes, les deux sœurs plus la correspondante). C’est aussi un récit sur les affres de la représentation. Soit par l’image : la correspondante et ses photographies, les titres de ses expositions qui ponctuent le livre, aux énoncés toujours significatifs par rapport au roman lui-même. Soit par le mot : V. et sa thèse non écrite puis le livre qu’il se promet d’écrire sur les trois héroïnes, selon un procédé méta-fictif qu’adoptait déjà Œuvres vives.

Chez Linda Lê, la petite musique s’entend à l’intérieur du récit, avançant en spirale, en reprise, revenant sur les mêmes idées, les mêmes impressions, les mêmes atmosphères, les approfondissant, les modifiant à des degrés divers.

Formidable intriguiste que Linda Lê – ne pas confondre avec intriguante, quoique parfois le lecteur a l’impression que la romancière le prend dans des rets narratifs si serrés qu’il en perd sa liberté, fasciné de tant d’aléas et d’épisodes, comme les admirateurs transis de la chanteuse vietnamienne, une des trois héroïnes. Intriguiste, sur le modèle de « mélodiste » (il y en a un, très présent au côté de la chanteuse), pour désigner un talent hors pair à nouer une intrigue, ou plutôt une trame tissée d’intrigues, fourmillant de détails délivrés avec l’exactitude d’un procès-verbal, dernier terme utilisé en référence consciente à Le Clezio. Un réel fictif qui ne tergiverse pas sur son authenticité grâce à la sûreté infaillible du trait pour planter un décor, dessiner une réaction, relater une motivation.

Vient le jugement de la « petite musique », si souvent proféré à l’endroit de Modiano, Duras ou Sagan, jugement dont on ne sait pas s’il ne vire pas aisément à l’accusation. Si leurs œuvres n’étaient que répétitions, continueraient-elles à être lues ? Le réel est-il si simple qu’une seule prise suffirait à en rendre compte ? On ne reproche pas à Cézanne ses Sainte-Victoire en série ou à Monet ses cathédrales en procession. Andy Warhol en a systématisé le principe esthétique que le goût public a accepté comme celui de son époque. D’autant que chez Linda Lê, la petite musique s’entend à l’intérieur du récit, avançant en spirale, en reprise, revenant sur les mêmes idées, les mêmes impressions, les mêmes atmosphères, les approfondissant, les modifiant à des degrés divers.  Et que ce patient travail de tissage est nécessaire pour traduire, comme chez Modiano, Duras ou Sagan, un réel fuyant, comme on le dit d’un menton ou d’un visage.

Comme d’autres pages de Linda Lê, Kafka, le prince des ténèbres intérieures, hante Héroïnes. L’écrivain pragois sur lequel le V. du roman n’a pu écrire sa thèse – peut-être parce qu’il partage avec ses personnages une initiale en guise de nom –, celui sur lequel écrire laisse toujours un goût d’amertume, insatisfaction et imposture mêlées, cocktail que précisément Kafka s’efforça de boire toute sa vie en voulant simplement vivre. La réussite d’une mise en échec que Linda Lê interroge dans son recueil d’essais.

Reproduisant la conjonction de Œuvres vives et de Par ailleurs (exils), Chercheurs d’ombre seraient pour Héroïnes comme son double, et donc la traduction structurelle d’un des thèmes préférés de l’œuvre de Linda Lê. Le recueil accompagne le roman comme s’il en était le carnet de bord, le journal d’écriture, ce qui aurait aidé à son élaboration, le matériau de son inspiration, une playlist – hommage à DOA, l’auteur de Pukhtu, qui indique les siennes, musicales, dans ses romans.

Le geste artistique que tente de saisir Chercheurs d’ombres est proche de celui qu’interrogeait Enrique Vila-Matas dans Bartleby et compagnie, le geste de ceux qui auraient pu (écrire) mais ne l’ont pas fait ou de ceux qui se sont arrêtés. C’est le geste de V., auteur potentiel d’une thèse sur Kafka et d’un ouvrage sur ses trois dames du Vietnam, le geste du narrateur d’Œuvres vives. Sauf que les artistes réunis dans le regard de Linda Lê ne se préoccupent pas tant de création que de créer à partir des zones d’ombres, en eux ou autour d’eux, sans renier la noirceur ou le désespoir, le doute, la peur ou la lâcheté.

Est-ce parce que son âme est double que Linda Lê est capable d’accueillir dans ses essais un défilé de noms d’artistes sans que cela ne passe jamais pour une érudition tapageuse ? Elle passe de l’un à l’autre dans la souplesse de sa phrase, n’y allant jamais que d’un commentaire de quelques lignes, à peine un commentaire, disons une description critique, avant qu’un autre nom n’apparaisse – une exception qui ne surprendra pas : l’essai sur les « duos de sœurs ». Un art des mises en lien, des rapprochements entre créateurs connus ou méconnus, entre littérature et cinéma avec quelques pointes du côté de la philosophie. La musique est absente, à deux ou trois exceptions près. Comme chez Kafka pour qui sans doute elle représentait une rédemption que son monde ne pouvait accueillir.

Que ce soit sur la guerre, la folie, l’écriture, l’excès, la transgression, l’absence, la nostalgie, la mort – autant d’expériences de l’ombre –, elle ne démontre rien, elle montre simplement, comme des annotations en marge des livres ou des griffonnages sur un carnet dans le noir d’une salle de cinéma. Entre fibrilles et biffures, pour emprunter les termes de Michel Leiris.

Avec presque une trentaine d’ouvrages (romans, nouvelles, essais), Linda Lê occupe une place à part parmi les écrivains contemporains. Cultivant une réticence à l’endroit de l’agitation médiatique, elle a su créer une œuvre creusée dans l’ombre, l’espace des pensées et des paroles incertaines, l’espace des disparus dont le départ en devient lui aussi incertain.  D’où se résout l’apparente incohérence sémantique des deux titres simultanés tant l’héroïsme demande une éclatante lumière. L’œuvre de Linda Lê : comme un héroïsme de l’ombre.

 

Linda Lê, Héroïnes, Christian Bourgois

Linda Lê, Chercheurs d’ombres, Christian Bourgois

 


Alexis Nouss

Critique, Professeur en littérature générale et comparée

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