Cinéma

Gaza, l’histoire continue de s’écrire – sur From Ground Zero produit par Rashid Masharawi

Chercheur en études cinématographiques

From Ground Zero est un ensemble de 22 courts-métrages réalisés par des cinéastes gazaoui.e.s, à Gaza même. Il s’inscrit dans un projet collectif porté, après le 7 octobre, par le réalisateur Rashid Masharawi. Cette démarche cinématographique tranche radicalement avec le consensus d’un système de l’information qui ignore les capacités d’un peuple à agir contre sa disparition organisée. Avant-première publique à l’Institut du monde arabe (Paris) le 28 janvier.

From Ground Zero est un film-mosaïque composé de vingt-deux fragments réalisés par des cinéastes gazaoui.e.s. C’est un astre noir qui répond au profond désarroi ressenti devant les images nous arrivant de Gaza. Ce désarroi n’est pas seulement lié à la disparition organisée d’un peuple qu’un nombre incalculable de vidéos documentent chaque jour depuis seize mois. Il est aussi intimement associé au constat que ces images ne semblent avoir aucun effet pour mettre fin aux horreurs que les Palestinien.ne.s subissent au quotidien.

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Nous assistons au jour le jour à une entreprise d’anéantissement menée par l’armée israélienne. Celle-ci, on le sait, interdit la présence de journalistes à Gaza, mais ses habitant.e.s enregistrent leur propre destruction en direct, et une chaîne d’information comme Al Jazeera relaie sans discontinuité certains de ces fragments arrachés à l’enfer, avant que ceux-ci ne se disséminent à un niveau global sur les réseaux sociaux.

Ce n’est pas la première fois, dans l’histoire contemporaine, que l’efficacité de l’image est perçue comme aussi dégradée, incapable d’atténuer les souffrances d’une population qu’elle révèle pourtant au monde entier. Le précédent syrien est dans toutes les mémoires, moins d’ailleurs pour la révolution du printemps 2011, que pour l’impuissance devant les corps blessés, assassinés des révolutionnaires, diffusés en live sur nos canaux d’information pendant presque cinq ans. Devant le siège d’Alep ou celui de Gaza, ce sentiment d’impuissance émanant des images est devenu aussi prégnant dans les consciences que la réalité historique à laquelle elles se rapportent. On ne sait plus ce que l’on doit attendre d’une image qui montre l’insoutenable. Et l’indifférence susceptible de nous gagner n’est qu’un symptôme supplémentaire de cette indécision significative. Sans doute Rashid Masharawi, le réalisateur à l’origine de From Ground Zero, a-t-il un sens aigu de cette indifférence qui frappe les esprits, et qu’une sortie hors d’elle n’est envisageable qu’à repenser la circulation des images en temps de guerre.

Pour Masharawi, le film entend porter à l’écran « les vies et les rêves » des Gazaoui.e.s aujourd’hui. Il nous aide par ricochet à questionner la manière dont les images de désolation nous parviennent de Gaza (sur nos téléphones, sur nos ordinateurs). Trop souvent, leur manque la distance pour saisir autrement le spectacle de mort qu’elles véhiculent, pour ne pas faire de la mort un spectacle. Car les flux permanents dans lesquels se mélangent ces images finissent par entretenir un « voyeurisme qui écrase les distances », pour reprendre une expression du critique Serge Daney, ces distances si nécessaires par ailleurs pour sortir d’un « hypnotisme qui abolit le jugement »[1]. Les Palestinien.ne.s sont alors pris dans les rets d’une image unique, d’une « image de marque » qui en font des victimes sans noms, séparées d’une histoire au temps long de luttes et de survie.

Il existe un paradoxe dans le creux duquel From Ground Zero se situe. Voilà un film polyphonique qui cherche à suspendre une hyper-visibilité potentiellement mortifère. Car chaque morceau de réel que saisit une image venant de Gaza témoigne, malgré les dispositifs techniques qui la font disparaître dans un flot indistinct, d’une existence absolument singulière. Une fois la guerre finie, les historien.ne.s, les juristes ou les artistes s’y arrêteront chacun.e avec ses moyens propres. Mais ce flot d’images que nous recevons n’empêche pas une invisibilisation des Palestien.ne.s. Cette invisibilisation ne date pas d’hier, et les procédés de dissimulation de la population palestinienne possède une longue histoire en Israël. Comme l’écrit Gil Z. Hochberg : « la dissimulation fonctionne comme le principe dominant qui façonne le champ de vision israélien. Ce principe vise non seulement à cacher les Palestiniens ou à rendre leur existence invisible aux yeux des Israéliens, mais aussi à dissimuler davantage l’acte d’effacement lui-même »[2].

Il existe mille manières de rendre invisible une population, comme le fait, on l’a vu, de réduire ses composantes à une seule et unique figure. Depuis les crimes de guerre et crimes contre l’humanité du Hamas du 7 octobre 2023, les Palestien.ne.s sont toutes et tous des terroristes en puissance selon les dirigeants israéliens, une idée reprise en chœur par une grande partie de la classe politique américaine, quand elle ne surdétermine pas l’imaginaire collectif que l’on peut se faire de la Palestine dès lors qu’on suit les informations en France ou en Allemagne. Ce traitement mainstream de l’actualité se situe à l’opposé de la couverture télévisuelle d’Al Jazeera, elle-même problématique pour les raisons que nous avons énoncées (où l’on s’habitue à tout, même au pire retransmis en continu). Il invisibilise les traumatismes d’un peuple en choisissant de ne pas montrer les séquences visuelles et sonores qui en portent la trace. Et ce ne sont pas les vues aériennes si fréquentes des ruines de Gaza, rendues hyper-esthétisées par le mouvement régulier d’un drone caméra, qui pourront combler ce manque à l’antenne. L’abjection du ruin porn n’épargne pas la bande de Gaza.

L’importance de From Ground Zero est qu’il permet à la fois de proposer un hors-champ à l’hypnotisme produit par un trop-plein d’images et d’adresser un autre visage des Gazaoui.e.s. que celui dessiné grossièrement par la force occupante et ses alliés. Le sous-titre du film, « Histoires inédites », dit bien de quoi il s’agit. Il indique d’abord qu’il s’éloigne sensiblement du paradigme de l’immersion inhérent à l’information en temps réel, où coexistent d’ordinaire voyeurisme et misérabilisme. Les « histoires inédites » de From Ground Zero évitent aussi bien l’un que l’autre, et nous découvrons au fil des courts métrages la diversité des visages des femmes, des enfants et des hommes pris en étau sur l’étroite superficie d’une bande de 365 km².

L’écart avec la représentation stéréotypée du « Palestinien » dans les médias dominants est abyssal. Il y a bien sûr les visages, solaires malgré la dévastation environnante, que l’on prend soin de nommer à chaque fois ; il est d’ailleurs significatif que les titres de deux des films se confondent avec des prénoms : « Jad et Natalie », « Farah et Myriam ». Il y a les voix, aussi, de la multitude des protagonistes de From Ground Zero, dont les variations d’intonation dressent également un portrait oral de la population. Nous voyons et entendons des civils parler, calmement, posément, sûrement. Remarquons en outre que la diversité des personnes rencontrées dans le film – enseignant, peintre, chauffeur de taxi, cinéaste, comédien, écolier, danseuse… – se reflète dans la variété des genres que ses réalisateurs et réalisatrices ont respectivement investis. Documentaire, fiction, animation, « docu-drama », cinéma expérimental : autant de genres qui se suivent, et par cet enchaînement œuvre à multiplier les points de vue sur l’existence des Gazaoui.es après le 7 octobre 2023 au milieu de destructions urbaines qui s’étendent à perte de vue.

À suivre le territoire mutilé de Gaza, nous prenons la mesure de ce que à quoi ressemble un immeuble bombardé, loin de l’imagerie de presse qui, derrière ses cadrages harmonieux et sa texture léchée, rend abstraite la réalité de l’effondrement de quartiers entiers d’habitation. C’est qu’un édifice pilonné ne s’effondre pas de la même manière qu’un autre : ainsi, l’atelier de l’artiste Raneen Al-Zarei est sens dessus dessous suite à un bombardement de l’aviation (« Out of Frame ») ; on y perçoit les débris partout éparpillés, la poussière qui recouvre ses peintures désormais à terre, quelques murs encore debout. « No Signal », de son côté, montre le terrifiant écheveau de matières une fois un bâtiment écroulé : amas de gravas et de tapis déchirés, de barres de fer à béton tordues et de mobiliers divers. On songe, aussi, à tous les individus dont les corps ont été engloutis par ces pilonnages massifs et indifférenciés sur des lieux de vie, et qui n’ont pas eu tous la chance de Musab, enseveli de longues heures sous les décombres d’un immeuble avant d’en être dégagé (« 24 Hours »).

Le cinéma vient peut-être après que l’événement a lieu ; il ne prétend pas avoir le privilège d’en énoncer la vérité, mais son grand mérite, très difficile à conquérir – et From Ground Zero y parvient de façon éclatante – est qu’il ne sombre pas dans le spectacle complaisant de la souffrance et de la mort. Pour cela, un trait de caractère est sans doute requis : celui de l’humour. Elias Sanbar l’affirmait récemment : l’humour est bien l’une des caractéristiques du cinéma palestinien contemporain. L’un de ses avatars, l’auto-dérision, « est pratiquée dans la vie, mais elle était autrefois jugée comme indigne du grand message politique. L’humour juif est de la même famille. C’est l’humour de ceux qui subissent : les dominants n’ont pas d’humour, ils ne se moquent pas d’eux-mêmes. Cette façon de dire sa force et en même temps son impuissance, c’est un formidable levier de résistance »[3]. On ne saurait mieux qualifier la joie irrésistible qui traverse plusieurs épisodes de From Ground Zero : les rires de Hana avec son groupe de musique dans « No », les fous rires d’un public lors d’un stand-up improvisé de Nidal (« Everything is Fine ») ou même le sourire délicat mais persévérant de Farah qui méprise les drones assourdissants dans le ciel de Gaza (« Flashback »).

La structure fragmentée de From Ground Zero épouse ce double mouvement d’impuissance et de résistance mêlées. La juxtaposition des vingt-deux films crée une impression d’inachèvement, d’une histoire qui n’est pas finie, d’une histoire qui continue de s’écrire. Elle rouvre ainsi, même dans l’indétermination la plus totale, un horizon de vie pour les Palestinien.ne.s. Cette démarche cinématographique tranche radicalement avec le consensus d’un système de l’information qui ignore les capacités d’un peuple à agir contre sa propre disparition. Voir From Ground Zero permet d’entrer dans cette faille temporelle, et d’entrevoir une puissance des images là où on ne l’attendait plus.

NDLR : Dork Zabunyan a récemment publié L’insistance des luttes – Images, soulèvements, contre-révolutions (de l’incidence éditeur, 2024) — Corrigé le 27 janvier à 10h : « Le sous-titre anglais du film – “The Untold Stories” – nous semble plus adéquat que sa traduction française – “Gaza raconté de l’intérieur”…» (le dossier de presse mentionnait cette traduction qui ne correspond pas à la traduction définitive).

From Ground Zero, 22 courts-métrages, projet porté Rashid Masharawi, avant-première à l’Institut du monde arabe (Paris) le 28 janvier et en salles le 12 février


[1]Serge Daney, « Roumanie année zéro » (1990), repris dans La Maison Cinéma et le Monde, 3, Paris, P.O.L, 2012, p. 316.

[2]Cf. Visual Occupations. Violence and Visibility in a Conflict Zone, Durham/Londres, Duke University Press, 2015, p. 21. Sur le fait de rendre « visibles » et « invisibles » les Palestinien.ne.s, on se reportera au vibrant essai de Stefanie Baumann, Voir la Palestine. Contre-champs artistiques, Toulouse, éditions Lorelei, 2024. Baumann cite Hochberg p. 46 de cet essai qui présente une importante bibliographie sur ces opérations de « dissimulation ».

[3]« Des images reviendront », entretien avec Elias Sanbar, Cahiers du cinéma, n°805, janvier 2024, p. 73.

Dork Zabunyan

Chercheur en études cinématographiques, Professeur à l'Université Paris 8

Notes

[1]Serge Daney, « Roumanie année zéro » (1990), repris dans La Maison Cinéma et le Monde, 3, Paris, P.O.L, 2012, p. 316.

[2]Cf. Visual Occupations. Violence and Visibility in a Conflict Zone, Durham/Londres, Duke University Press, 2015, p. 21. Sur le fait de rendre « visibles » et « invisibles » les Palestinien.ne.s, on se reportera au vibrant essai de Stefanie Baumann, Voir la Palestine. Contre-champs artistiques, Toulouse, éditions Lorelei, 2024. Baumann cite Hochberg p. 46 de cet essai qui présente une importante bibliographie sur ces opérations de « dissimulation ».

[3]« Des images reviendront », entretien avec Elias Sanbar, Cahiers du cinéma, n°805, janvier 2024, p. 73.