Politique

Le néolibéralisme ou la tyrannie du statu quo (version 2025)

Philosophe

Historiquement, le libéralisme ne s’est réalisé que comme perversion pseudolibérale, enserrant la société dans la tyrannie de grands groupes d’intérêts privés, d’un corps politique dominé par des conservateurs glissant vers le fascisme et d’une bureaucratie détruisant ses propres capacités d’expertise. Il n’aura jamais été que cela : la preuve que le marché libre n’existe que sous sa forme pervertie, contraignante et inégalitaire.

Il y a presque un demi-siècle, Milton et Rose Friedman écrivaient qu’« un nouveau gouvernement dispose de six à neuf mois pour opérer des changements majeurs. S’il ne saisit pas l’opportunité d’agir d’une manière décisive durant cette période, il n’en aura pas d’autre. Par la suite les changements se feront lentement ou pas du tout, et les contre-attaques se déploieront contre les changements initiaux »[1].

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Aux États-Unis, Trump a signé, dès son investiture, une série de décrets, mais ceux-ci se présentent directement comme une contre-attaque visant toutes les mesures vaguement progressistes de son prédécesseur. En France, on assiste plutôt à une lente dérive vers le même autoritarisme réactionnaire, malgré la succession des gouvernements.

Alors que, selon les Friedman, des réformes rapides, d’abord impopulaires, continueraient à dérouler des effets bénéfiques sur le long terme, la situation actuelle s’avère inverse : ce sont justement les effets sur le long terme de la politique néolibérale, inspirée, entre autres, de Milton Friedman, qui se sont avérés catastrophiques, et, pourtant, cette politique se durcit jusqu’à se contredire, que ce soit brutalement ou progressivement. Ce qu’il faut encore faire, toujours refaire, donc, pas pendant six mois, mais continuellement, c’est simplifier l’État, diminuer drastiquement les dépenses publiques, libérer le fonctionnement du marché et, dans le même temps, renforcer l’ordre politique et fermer les frontières.

Il semble alors légitime de se demander si la « tyrannie du statu quo » dont parlait le couple Friedman n’a pas perduré sous une forme paradoxale. Les Friedman entendaient bien par là la tyrannie d’un statu quo ante, donc d’un retour à l’état initial, que les élections suspendaient pour quelques mois. Or, aujourd’hui, les élections elles-mêmes provoquent à la fois le retour et le renforcement de la même politique, qui n’est autre qu’une tyrannie du néolibéralisme. Ce renforcement a fait l’objet d’analyses multiples, c’est donc plutôt sur sa logique temporelle, autrement dit sur son retour constant, que nous nous concentrerons, et cela en le saisissant selon les trois angles du statu quo ante – ceux des trois forces d’inertie enserrant la société dans un « triangle de fer » selon les Friedman : les bénéficiaires des programmes politiques, les politiciens et la bureaucratie.

La tyrannie des bénéficiaires

Étudier les bénéficiaires des programmes politiques, c’est entrer dans ce qui apparaît, pour l’inspirateur du néolibéralisme Walter Lippmann, et tout aussi bien pour Friedman ou Hayek, comme la contradiction profonde habitant l’interventionnisme étatique[2]. Un programme public exige des ressources, donc des prélèvements sur la richesse nationale, certains directs et visibles, comme l’impôt sur le revenu ou celui sur les sociétés, la plupart indirects et « indolores », telles les taxes sur les prix. Mais ces ressources sont alors dépensées au bénéfice de différentes parties de la société, celles que les programmes ciblent. À la fluidité des choix régulés dans un marché concurrentiel par leurs effets sur les prix se substitue une société divisée en factions rivales, toutes dépendantes d’un budget public qui ne peut maintenir les privilèges de certaines factions qu’en défavorisant les autres. Le gouvernement ne peut alors compenser les frustrations qu’il crée ainsi qu’en augmentant indéfiniment dépenses et prélèvements.

Dans ce contexte, il semble logique qu’un gouvernement cherche à se faire élire sur d’autres bases : la rupture avec l’interventionnisme et la suppression la plus rapide possible du plus grand nombre de programmes possibles, de façon à ce que la diminution drastique des dépenses publiques et des prélèvements permette à tous les membres de la société de retrouver leurs ressources et leur « liberté de choisir », expression qui sert de titre à un best-seller des Friedman[3]. Si le gouvernement ne va pas assez vite (et c’était le tort de celui de Reagan comme de celui de Thatcher selon eux), alors les groupes d’intérêts menacés contre-attaquent pour sauvegarder les programmes qui leur sont favorables, et c’est ainsi que se constitue le premier pôle d’inertie du « triangle de fer »[4].

Or, ce que nous apprend la répétition ad nauseam de cette politique de réduction des dépenses publiques, c’est que son échec n’est nullement dû au manque de rapidité de son application : il s’explique bien plutôt par le fait qu’elle a été appliquée constamment, mais qu’elle a bien moins réduit les dépenses, et donc les impôts, qu’elle n’en a changé les bénéficiaires, exactement comme les libéraux le reprochent aux programmes « socialistes ». Étrange paradoxe qui demande lui-même une explication.

Une partie des objectifs de cette libéralisation a bien été poursuivie avec constance. Ce sont alors les budgets destinés aux services publics, donc ceux qui s’adressent au seul groupe d’intérêts extensible à la société tout entière (l’éducation, la santé, la justice…), qui se sont vus systématiquement défavorisés, et, avec eux, les programmes réservés à ceux que les effets négatifs du marché placent provisoirement ou définitivement à sa marge, à savoir les plus pauvres, dépourvus de moyens pour consommer, ainsi que les chômeurs : maintenir le seuil de revenu de ces « assistés » en-dessous du salaire le moins qualifié de façon à les inciter à travailler, telle a été et reste l’obsession majeure.

Mais ce n’était pourtant, pour aucun des principaux penseurs néolibéraux, la partie la plus importante des réformes à appliquer. Car, selon eux, les principaux « assistés » ne sont ni la société tout entière, bien moins organisée que les groupes particuliers pour défendre l’intérêt général, ni les victimes situées aux marges du marché, dotées de peu de pouvoirs : ce sont les acteurs qui dominent le marché.

Il en avait déjà résulté, selon Lippmann, que le libéralisme accéléré par la première révolution industrielle s’était radicalement perverti au cours du XIXe siècle[5] : les entreprises avaient bénéficié d’un statut mal conçu de sociétés anonymes favorisant leur concentration monopolistique, de mesures protectionnistes les protégeant de la concurrence internationale, d’une législation sur le travail assurant leur domination sur les salariés. Un statu quo avait donc arrêté à mi-chemin l’élaboration d’un ordre social conforme à la libération du marché[6]. Le capitalisme s’était alors confondu avec l’accumulation de richesses par une ploutocratie pseudolibérale soutenue par les pouvoirs publics. La majorité de la population avait eu le temps de se rendre compte que ces assistés transféraient allègrement sur elle ce qu’ils vantaient, à savoir la prise de risque, la concurrence et la mobilité (entendons celle du travail, alors bien supérieure à celle du capital, d’où la violence de l’exode rural).

C’est cette autodestruction du capitalisme qui avait favorisé, au début du XXe siècle, l’avènement du « collectivisme », pas simplement celui de gauche, incarné dans sa version radicale par l’URSS et dans sa version plus modérée par le New Deal, mais aussi celui de droite, qui avait mené l’Italie et l’Allemagne au fascisme et au nazisme[7]. D’où l’idée qu’il fallait retrouver les fondements dynamiques du libéralisme, le « néolibéralisme » se caractérisant par ce recul en deçà du statu quo ante, jusqu’à cet avant de l’avant indispensable à la reprise de la bonne voie.

Or, presque cinquante ans plus tard, nous retrouvons le couple Friedman à nouveau en lutte contre le même statu quo, à ceci près que le pseudolibéralisme de la société américaine s’est donné entre-temps l’apparence d’une rupture avec le collectivisme.

Car, de fait, ses premiers bénéficiaires, sous Thatcher et Reagan, restent les principaux acteurs du marché : les entreprises soutenues par des subventions ou des commandes d’État, les agriculteurs favorisés par un blocage des prix ou un stockage public pour certaines de leurs productions ainsi que tous ceux, salariés compris, qui demandent des mesures protectionnistes et anti-immigration ; ce sont donc tous ceux que l’on « protège » des effets négatifs du libre-échange mondialisé afin de sauvegarder l’emploi, le pouvoir d’achat et, surtout, le stade atteint par la division du travail, considérée non comme évolutive, mais comme un attribut essentiel à la définition de la nation. Comme ces grands « groupes d’intérêts » fractionnent et figent le marché et sont les bénéficiaires à court terme de mesures détruisant à long terme l’économie et la société, pour les Friedman, pour Hayek également, il s’agit alors encore de revenir aux fondamentaux du libéralisme – même si la forme originelle de celui-ci s’est un peu plus éloignée dans le temps.

Or, à nouveau, presque cinquante ans plus tard, donc aujourd’hui, force est de constater qu’il s’est produit ce que les penseurs néolibéraux redoutaient le plus, à savoir l’extension mondiale du statu quo ante sous la forme du pseudonéolibéralisme. C’est à croire que la progression du marché libre, source de tout dynamisme social, n’existe que bloquée, que le capitalisme n’existe que sous sa forme pervertie. La dérèglementation de l’économie et la rigueur budgétaire forment une orthodoxie qui continue à entraîner la réduction des services publics et du soutien aux « assistés », mais a aussi pris très clairement la forme d’un vaste système d’assistance aux entreprises.

En France, ce dont Bruno Le Maire s’est félicité, à savoir le passage de l’État-providence à l’État-protecteur, est identique à ce que Romaric Godin fustige en le nommant, à juste titre, « néomercantilisme ». La part des services publics dans la dépense publique a reculé de cinq à six points depuis le début des années 2000 tandis que le soutien de l’État au secteur privé a augmenté de quatre à cinq points. Ce soutien se chiffre en subventions directes, qui ont doublé entre 2001 et 2020, en « dépenses fiscales » (les réductions d’impôts pour les entreprises) et en exonérations de cotisations sociales.

Passons des dépenses aux ressources : la « politique de l’offre » pseudonéolibérale repose sur l’axiome qu’il faut créer la richesse avant de la redistribuer. Or la richesse est bien plutôt redistribuée sans contrepartie aux entreprises et en attente d’être créée. Sa création prend donc la forme de profits non redistribués, leur part étant passée depuis les années 1980 de 7 % à 15 % du revenu national. Cette richesse ne bénéficie a posteriori ni aux investissements, ni à l’emploi, ni à la croissance, tous les trois en berne. Or en l’absence de croissance (inférieure à 2 % dans les pays riches), les recettes fiscales n’augmentent pas…

Dès lors, qui paye l’assistance aux entreprises ? D’abord les ménages, en particulier la partie de la classe moyenne dont les revenus reposent plus sur les salaires que sur le patrimoine[8] : en 2015, leur participation aux prélèvements obligatoires a dépassé celle des entreprises. Les mêmes repaient en négatif les restrictions des services publics et des allocations.

Et cela ne suffit pas, ne suffit jamais, puisque, selon les préceptes même de l’économie néolibérale, une subvention d’État n’a aucun principe régulier, donc aucune limite. L’assistance aux entreprises est donc surtout non payée : de 2018 à 2023, les dépenses de l’État français ont progressé de cent milliards d’euros tandis que ses recettes n’ont progressé que de dix milliards et huit cents millions d’euros. Elle se transforme, donc, en déficit budgétaire (soixante milliards en France pour 2024, à comparer aux cinquante milliards d’allègements fiscaux annuels pour les entreprises) et en dette publique.

Finissons sur ce pôle du « triangle de fer » en soulignant que les revenus de la société ne sont pas transférés également au secteur privé ou au capital, mais bénéficient plutôt à certains groupes d’intérêts soutenus par l’État au détriment des autres.

Au nom de la souveraineté nationale et de l’emploi, on entend « réindustrialiser », mais les industries soutenues restent en échec face à la concurrence internationale et licencient ou partent à l’étranger. On finance les secteurs innovants pour qu’ils attirent des capitaux internationaux, comme si l’« innovation » et l’« attractivité » n’étaient pas précisément ce qui devait émaner du marché. Mais surtout, l’« innovation » consiste à soutenir les groupes les plus attachés à l’ordre établi : non le secteur écologique mais le lobby du nucléaire, non les retraites mais les retraités actuels, non les entrepreneurs mais les 8 % qui adhèrent au MEDEF, non les agriculteurs mais la minorité affiliée à la FNSEA. Les consommateurs, la population active, la société tout entière en supportent les conséquences.

Notons que rien n’est plus absurde que la soumission de l’État à des syndicats réactionnaires, dont les discours contre les autres syndicats, les charges sociales, les fonctionnaires et autres « assistés » correspondent à ce que Lippmann, traitant de la décadence du libéralisme à la fin du XIXe siècle, appelait une « collection de formules geignardes invoquées par les propriétaires pour résister aux attaques lancées contre leurs intérêts établis »[9].

Encore faut-il que ces « formules geignardes » tombent dans l’oreille complaisante de l’État pour que cet assistanat que le MEDEF nomme « politique pro-entreprise » continue à détruire la société à tel point que le mécontentement monte à nouveau et que rien ne nous est épargné dans la répétition du statu quo ante, jusqu’au glissement du pseudonéolibéralisme au néofascisme. Et cela est aussi de la responsabilité d’un autre pôle du « triangle de fer ».

La tyrannie des politiciens

Ce deuxième pôle d’inertie du statu quo est constitué, selon les Friedman, par les politiciens[10]. Ceux-ci forment un groupe d’intérêts en connivence avec d’autres : milliardaires et militants finançant, aux États-Unis, leur campagne, mais surtout groupes d’électeurs anonymes marchandant leur vote, les programmes étant avant tout, pour eux, des promesses de leur allouer plus d’argent que ne leur en coûteront leurs impôts – et cela au détriment des autres groupes. Cela fait dire aux Friedman que les politiciens font carrière en achetant des voix avec l’argent des électeurs, la minorité perdante se retrouvant dans la position de financeur majoritaire des programmes dont elle ne profitera pas. Cette perspective frise l’antiparlementarisme, mais se veut avant tout l’approche critique d’une démocratie libérale pervertie depuis longtemps qui doit trouver ses remèdes dans une autre conception de la démocratie.

On touche même, ici, aux fondements de la perversion du capitalisme par l’État au XIXe siècle. Selon Lippmann, les premiers libéraux ont été les juristes anglais opposant à la souveraineté arbitraire du roi celle de la coutume émanant du fonctionnement de la société civile, en premier lieu de la jurisprudence[11]. Cette genèse immanente ou « spontanée » des normes, dont Hayek consolidera la théorie en l’appuyant sur la pensée de Hume, a servi d’héritage pour l’élaboration de la Constitution américaine.

En revanche, selon Lippmann, elle a été contrecarrée par la Révolution française, qui a simplement converti la souveraineté monarchique en souveraineté populaire. Ce qui s’est nommé chez Rousseau, puis chez les révolutionnaires français, « volonté générale » ne serait ainsi qu’un mythe dissimulant le transfert du pouvoir de l’arbitraire du monarque à celui de l’opinion publique. Disons, en termes rousseauistes, que la « volonté générale » ne serait jamais arrivée à se distinguer de la « volonté de tous », donc de la somme des intérêts particuliers divisée en « associations partielles aux dépens de la grande »[12].

Il faudrait réduire la communauté aux dimensions d’un village pour éviter ces fractions, mais Lippmann juge le ruralisme rousseauiste, ou celui qui demeure dans la mentalité pionnière américaine (celle exprimée par Jefferson), complètement anachronique. Dès lors que la « grande association » est effectivement grande, il faut plutôt tenter de sauver la volonté générale, comme Sieyès, en la transférant à une assemblée nationale, mais cette démocratie indirecte a le défaut majeur qu’énonçait Rousseau : la constitution d’un groupe de représentants défendant leurs intérêts particuliers et les imposant au peuple sous la forme trompeuse de l’intérêt général.

Ainsi, que la souveraineté populaire prenne la figure de la démocratie directe ou indirecte, elle pervertit inévitablement la seule « grande association » qui soit, à savoir celle qui ne cesse de se constituer et d’évoluer en régulant d’une manière immanente les activités individuelles et qui, depuis la première révolution industrielle, déborde toute limite nationale, reposant de plus en plus sur l’interdépendance mondiale des acteurs sociaux. Pour Lippmann, depuis le XIXe siècle, l’histoire est celle du développement de cette société mondiale, traînant cependant comme un boulet sa conversion politique sous la double forme de l’opinion publique et de ses représentants.

Certes, la volonté générale ne peut errer, mais elle laisse la place à cette opinion publique définie par son errance même. Selon Lippmann, les individus ne peuvent être compétents que pour organiser leur propre vie en fonction de leurs intérêts, économiques mais aussi affectifs, culturels[13], etc. Toutes ces vies différentes s’ajustent alors progressivement parce qu’elles dépendent les unes des autres. Mais personne ne peut savoir comment elles s’ajustent : aucun savoir total ne peut saisir le fonctionnement de la « grande société » mondialisée et technicisée, et surtout pas l’économie, qui, dans sa version dogmatique, ne parvient qu’à réduire les valeurs diverses que les humains donnent à leur vie à la version triviale, purement matérielle, de leur intérêt particulier[14].

L’illusion de la démocratie directe, serait-elle ponctuelle comme dans le référendum, consiste donc à croire que les valeurs et les savoirs spécifiques des membres de la société vont se convertir magiquement en un savoir total permettant de gouverner cette société. L’illusion de la démocratie indirecte, c’est de croire que des électeurs incompétents vont choisir des représentants plus compétents qu’eux, disposant de ce savoir total[15].

Magie mise à part, il se passe ce qui doit se passer : les électeurs votent en fonction de leurs idées vagues et confuses sur le tout social et, quand ils élisent des représentants, ils choisissent ceux qui sont arrivés à agréger ces idées vagues en stéréotypes simples ; cette « manufacture du consentement » « altère tout calcul et toute prémisse politique »[16]. Par suite, les gouvernements élus prétendent diriger la société en donnant au savoir qu’ils ne possèdent pas la forme du dogmatisme économique, autrement dit en soumettant une réalité qu’ils ne dominent pas à des théories réductrices, imparfaites et foncièrement arbitraires, ce qui est le cas, pour Lippmann, des théories « socialistes », mais tout autant des théories pseudolibérales.

Il en découle que la démocratie, pour rester le meilleur des régimes, doit reposer non sur le mythe de la souveraineté populaire, mais sur la souveraineté de la loi commune, qui d’un côté limite le pouvoir de l’État pour préserver la liberté individuelle, de l’autre laisse émerger de l’interaction de ces libertés dans la société la nécessité de lois particulières régissant les relations entre individus. Elle coïncide alors avec un État de droit et, surtout, du droit, dont la première fonction est d’assurer l’indépendance de la justice de droit privé et de transformer en lois la jurisprudence.

Mais il va de soi que l’État doit aussi prendre des décisions qui concernent son maintien et son avenir, et donc élaborer un droit public et une politique. Cette tâche exige alors une série de médiations entre l’opinion publique et les gouvernants. D’où la nécessité, comprise par les pères fondateurs de la Constitution américaine, d’un système contrebalançant différents pouvoirs élus selon différents modes de représentation et tous soumis au seul règne de la loi. Il en découle tout autant la nécessité de constituer un corps intermédiaire d’« experts » capables à la fois d’analyser autant que possible la société et d’informer la presse, le public et, surtout, le gouvernement de façon à éclairer tant les décisions politiques que leur contrôle démocratique[17].

Mais il semble bien que, dans le demi-siècle suivant, la situation n’ait pas évolué d’un pouce puisque les Friedman se retrouvent en lutte contre la même perversion de la démocratie libérale. Ils n’accordent aucune confiance au Congrès car même les « bons » représentants ne font pas les bonnes choses[18], dans l’obligation qu’ils ont de voter la suppression des programmes un à un et non globalement. Or si l’élimination de chaque dépense constitue un avantage insensible car diffusé à long terme sur l’ensemble de la société, elle se présente, en revanche, comme un désavantage notable et immédiat pour ses anciens bénéficiaires. Elle n’amène donc pas d’amis, mais beaucoup d’ennemis.

Ce n’est alors plus sur la diversité des corps représentatifs qu’il faut compter, mais sur l’autorité du président, assurée pour quelques mois après son élection. Celui-ci peut alors mener au pas de charge une suppression globale des dépenses par décrets, avant que le statu quo ne s’abatte sur lui. Le Milton Friedman officiel, partisan de cet autoritarisme présidentiel, n’est évidemment pas loin du Friedman qui aura orchestré, avec son groupe d’experts, les thérapies économiques de choc des dictatures chilienne ou chinoise[19]. C’est ainsi que Friedman a trahi un principe qu’il n’a pourtant cessé d’énoncer : le pouvoir du chef de l’État doit être limité par la common law, plus primordiale encore que la Constitution et s’exprimant dans sa manière de garantir les libertés individuelles. L’idée était même que la meilleure des réformes libérales était celle que le Congrès scellait dans un amendement constitutionnel, en premier lieu l’obligation d’équilibrer le budget de l’État[20].

Mais, ici encore, cinquante ans plus tard, ce qui devait être évité ne l’a jamais été. La présidentialisation s’est accentuée (aux États-Unis, en France, ailleurs), or le candidat élu est celui qui aura le mieux fusionné, dans un programme vague, différents groupes d’intérêts grâce à des stéréotypes aussi simples qu’incompatibles. Parmi ces derniers, certains pervertissent la volonté générale (grandeur de la nation, promesse de la consulter par référendum, lutte contre l’immigration), d’autres pervertissent des concepts libéraux (mobilité, croissance, compétitivité, etc.). Le candidat entend donc d’un côté incarner la nation, de l’autre se distinguer par sa connaissance du marché, comme chef d’entreprise (Trump) ou comme ancien banquier (Macron). Une fois élu, il tente d’imposer le plus vite possible son programme : c’est ainsi « le choc et l’effroi » que doit provoquer, selon le député républicain John Barrasso, le « blizzard des décrets » lors des premiers mois de la législature de Trump.

La vitesse devient alors un autre stéréotype. Il ne faut donc plus compter sur le respect de la Constitution, que le président violente pour aller plus vite ; il faudrait compter sur son « intuition » (celle de Trump ou de Macron) ou sa « pensée complexe » (celle de Macron uniquement) pour croire encore qu’il dispose d’une sagesse politique supérieure, avant de se rendre compte que la complexité de la situation lui échappe totalement.

Et c’est ainsi que l’on arrive au grand sophisme macroniste selon lequel si sa politique échoue, cela ne veut pas dire qu’il faut en changer, mais qu’il faut l’appliquer plus vite[21]… Il en découle une insatisfaction grandissante de l’opinion publique, allant jusqu’à la peur et au désespoir de la population concernée (uniquement elle) en cas de désastre d’origine climatique. Mais l’opinion glisse alors simplement des stéréotypes libéraux vers les stéréotypes nationalistes et demande des « solutions » autoritaires, si bien qu’une politique comme celle de Trump peut se nourrir de son propre échec. C’est à juste titre qu’Olivier Fournout parle, à ce propos, d’un « antimodèle de réussite d’une stabilité extrême », renforçant sans limite le lien entre néolibéralisme, conservatisme et fascisme.

Selon Hayek, l’alliance objective entre libéraux et conservateurs est cependant aussi inévitable que néfaste[22]. Les conservateurs n’ont jamais eu qu’une idée, à savoir que l’ordre social s’ajustait dans le temps en faisant naître des formes spontanées d’organisation, mais ils l’ont vidée de son sens en refusant que l’ordre social continue à évoluer de la même manière. Ils ont donc d’abord été les ennemis du libéralisme au nom des élites aristocratiques dont ils faisaient partie, puis ils ont joué le premier rôle dans la perversion du capitalisme au XIXe siècle, faisant tout pour que les privilèges politiques se convertissent en privilèges économiques. On leur doit la version la plus courante du « laissez-faire », sous la forme de la passivité politique face à un ordre établi favorable aux privilégiés.

Ils ont, en fait, le même esprit de système que la gauche, mais sans idéalisme ; ils systématisent donc la réalité elle-même. Ils font du passé une sagesse suprême qui consiste à refuser tout ce qu’ils ne comprennent pas : la complexité sociale, la nouveauté, l’imprévisible. Ils visent alors à imposer ce passé grâce à l’autorité, elle-même traditionnelle, de l’État sur ses sujets. C’est pourquoi ils sont « peu hostiles aux méthodes socialisantes quand elles servent des fins qu’ils approuvent » : la redistribution, les impôts, la planification, le protectionnisme leur semblent légitimes quand il s’agit de défendre le grand patronat ou la majorité conservatrice des agriculteurs.

Bref, les conservateurs n’ont jamais eu d’objectifs et n’ont plus d’idées[23] : ils suivent l’opinion dominante et tentent de la capter à leur profit. Ils sont donc toujours entraînés dans une voie qu’ils n’ont pas choisie et cherchent seulement à freiner le mouvement qu’ils suivent. C’est finalement par simple opportunisme qu’ils se sont ralliés au libéralisme. C’est pourquoi, si les vrais libéraux trouvent en eux des alliés objectifs pour gagner des élections, ils ne peuvent compter sur eux pour rien d’autre : ni pour diminuer la coercition de l’État, ni pour lutter contre les privilèges, ni pour défendre la démocratie, la liberté et le droit.

Hayek n’a pas voulu voir que cette alliance objective entre néolibéraux et conservateurs était si boiteuse et si dangereuse qu’elle ne pouvait que se retourner contre les premiers. Il s’agit, en fait, d’un statu quo politique au bénéfice de l’ordre établi, entraînant un succès grandissant de l’extrême droite à la fois pseudolibérale et pseudosociale. Le bloc libéral-conservateur était donc voué à perdre des voix, mais comme les conservateurs n’ont ni objectifs ni idées, ils compensaient et compensent toujours ce qu’ils perdent en glissant eux-mêmes vers l’extrême droite, avec pour seul objectif de freiner le courant qu’ils suivent. Et les libéraux sont « objectivement » (électoralement) obligés de suivre, renonçant à leurs propres principes, ou plutôt acceptant la version vide de sens qu’en offrent les conservateurs. C’est ainsi que se forme un très vaste bloc pseudo-libéral-conservateur-fasciste, ses composantes allant toutes dans la même direction, même si les unes prétendent freiner les autres.

Ce qui est déjà net devient caricatural dans la composition des gouvernements. En France (aux États-Unis également), les ministres sont nommés par le président, ils naviguent alors entre le statut d’experts et de représentants de la volonté générale, sans être ni l’un ni l’autre. Il faut ainsi reconnaître une certaine lucidité à Élisabeth Borne quand elle dit, à propos d’elle-même, qu’« on n’attend pas d’un ministre qu’il soit spécialiste de ses sujets ». Il en découle que le profil type du Premier ministre et des autres est celui d’un (plus que d’une) adepte du pseudolibéralisme n’ayant plus trop de réserves à émettre vis-à-vis de l’extrême droite, ou même la courtisant en vue des prochaines élections, comme Darmanin et Retailleau. Et chacun dirige une administration, ce qui nous amène au dernier pôle d’inertie du statu quo selon les Friedman, à savoir la « bureaucratie ».

La tyrannie d’une certaine bureaucratie

Lippmann signalait déjà que la concentration des industries à la suite de la révolution industrielle avait entraîné une concentration de l’État : bureaucratisation du public et bureaucratisation du privé s’étaient élaborées de pair dans la sauvegarde des mêmes intérêts oligarchiques[24]. Cinquante ans plus tard, les Friedman soulignaient que l’argent public de chaque programme était absorbé en partie par son propre fonctionnement. L’État interventionniste développait ainsi, sans limite, une administration qui, prétendant maîtriser une « grande association » indéfiniment complexe, se complexifiait elle-même, privant ainsi la société d’une partie importante de ses ressources pour la perturber[25].

Le résultat, aujourd’hui, c’est qu’un statu quo pseudonéolibéral est maintenu par un système bureaucratique qui s’étend des institutions internationales aux administrations nationales et privées. L’une des branches du néolibéralisme depuis le fameux colloque Lippmann de 1938, à savoir l’ordolibéralisme allemand, a joué ici un rôle : selon ce courant, la « loi commune » devait prendre la forme non seulement d’une constitution, mais de différentes institutions favorisant le marché libre. Le débat fut violent avec l’autre branche, représentée avant tout par Friedman et Hayek, pour laquelle le processus de bureaucratisation était aussi réel que néfaste.

Les interprètes du néolibéralisme débattent, donc, pour savoir si la situation actuelle découle plutôt d’un courant ou de l’autre[26]. Mais ce qui est sûr, c’est que la « constitution de la liberté », qui devait limiter l’État pour préserver la société, a bien plutôt fusionné avec lui et qu’il en a résulté des institutions monstrueuses, étatiques ou supra-étatiques, fusionnant expertise économique, manipulation de l’opinion publique et pouvoir coercitif[27]. Le « savoir » qui soutient ces institutions n’est pas le résultat d’un débat théorique ; il correspond bien plutôt à ce que pouvait prévoir la théorie du non-savoir développée par Lippmann (absent au colloque qui portait son nom).

En effet, les bureaucrates ne sont pas des théoriciens. Ce sont des gestionnaires qui ont besoin de concepts simples pour s’orienter dans un monde complexe et dont la formation a consisté à éponger tous les stéréotypes du néolibéralisme, sans trop se préoccuper de leurs tensions internes, pour les appliquer indifféremment dans l’administration publique et dans celle des grandes entreprises : innovation, mobilité, prise de risque, compétences, performances, compétitivité, productivité, etc. C’est ainsi qu’ils peuvent, au cours de leur carrière, passer du public au privé ou l’inverse, ce qui, pour eux, s’appelle « mobilité » et « prise de risque »[28]. C’est ainsi qu’ils peuvent mépriser souverainement l’opinion publique, avec laquelle il partage pourtant la haine de la bureaucratie, et mépriser les fonctionnaires qui sont sous leurs ordres ; ce mépris des ignorants s’appelle « compétences ». C’est ainsi qu’ils peuvent nommer « simplification » leurs objectifs contradictoires : diminuer les impôts tout en orientant les ressources de l’État vers le secteur privé et, surtout, lutter contre la bureaucratie qu’ils dirigent.

L’ultime paradoxe survient quand l’État, estimant que l’administration n’a plus aucun savoir d’elle-même (ce qui, en un sens, n’est pas faux), entend la convertir au néolibéralisme par le recours à des cabinets d’expertise privés. Ceux-ci utilisent leur proximité avec le personnel politique – jusqu’au sommet de l’État – pour contourner les règles du marché public et vendre leurs évaluations des services publics selon les règles du marché : c’est leur sens de la « compétitivité ». Ils vendent alors à prix d’or des PowerPoint sur la meilleure manière de réduire les dépenses publiques : c’est leur sens de la « productivité ». Ils égrènent des solutions générales et simplistes : c’est leur sens de l’expertise, rejoignant la même « simplification ».

On se trouve alors aux antipodes du corps intermédiaire d’experts sur lequel devait s’appuyer une vraie démocratie moderne selon Lippmann. Ce dernier parlait d’une expertise spécialisée, selon le principe de la division du travail, et indépendante, c’est-à-dire dégagée à la fois des objectifs politiques et des règles du marché. C’était la double condition pour qu’elle puisse enregistrer fidèlement l’état de la société et les effets de l’action publique, donc fournir des informations fiables au gouvernement, à la presse et aux citoyens.

C’est dire que l’expertise, selon Lippmann, s’incarne dans les institutions publiques du savoir, en tant que leur travail n’est influencé ni par une autorité supérieure ni par les entreprises : dans les universités et les instituts publics de recherche. On se souvient que Sarkozy ne supportait pas que l’Insee s’autorisât à contredire ses prévisions de taux de croissance et de chômage : il le détestait publiquement, avant de tenter de le délocaliser entièrement à Metz, puis de nommer à sa tête un président sarkozyste. On connaît les compromissions de Macron avec le groupe d’expertise McKinsey. Or l’expertise, c’est l’Insee, pas McKinsey.

Ce sont donc bien aux lieux de l’expertise indépendante, qui étaient aussi inévitablement, pour Lippmann, ceux de la critique objective de l’État, que l’État pseudonéolibéral coupe les budgets, poussant le paradoxe jusqu’à les accuser d’être trop politiques. À l’époque des principaux théoriciens néolibéraux, on les considérait comme des repères de « marxistes » et de « socialistes », aujourd’hui, d’« islamo-gauchistes » et de « wokistes ». Or qu’est-ce que le wokisme ? Un exemple canonique de stéréotype apte à agréger les concepts des sciences humaines et les outils des luttes antidiscrimination en un seul symbole indéfiniment disponible pour la propagande conservatrice ou néofasciste et dont l’efficacité ne fait aucun doute. C’est aussi, par là même, un levier d’État très utile pour détruire les moyens dont il dispose pour connaître la société qu’il prétend diriger, également pour évaluer les conséquences de ses politiques.

C’est ainsi qu’au niveau de son pôle démocratique, le statu quo pseudonéolibéral finit de se verrouiller en s’aveuglant sur lui-même.

Le « néolibéralisme » pourrait-il être, lui-même, un stéréotype woke, ou, pire, « wokiste » ? Absolument pas. Il est vrai que ce mot est principalement utilisé par la gauche, depuis son époque altermondialiste, pour désigner ses adversaires (et qu’il a été récupéré par la pseudocritique d’extrême droite), qu’il regroupe des théories très diverses voire incompatibles, qu’il a été très peu revendiqué par les théoriciens qu’il désigne et l’est très peu par les politiques dominantes actuelles[29]. Mais il correspond précisément à ce qui unissait différents théoriciens dans une crainte commune, à savoir que le libéralisme se transforme à nouveau en stéréotype au service des groupes d’intérêts dominants et d’un État coercitif. Pour eux, le « marxisme », le « socialisme », le « collectivisme » n’étaient jamais que les effets par réaction d’une perversion du capitalisme, qui d’elle-même avait transformé la liberté du marché en politique économique, les profits en privilèges, les inégalités en ordre établi et les libéraux en conservateurs.

Le néolibéralisme existe donc et, depuis, il demeure, mais comme effet pervertissant ses fondements, autrement dit comme réalisation de son propre cauchemar. Il n’aura réussi que comme théorie de sa propre perversion. Il ne se sera réalisé que comme retour au statu quo ante pseudolibéral, enserrant la société dans le triangle de fer de grands groupes d’intérêts privés soutenus par l’argent public, d’un corps politique dominé par des conservateurs glissant vers le fascisme et d’une bureaucratie détruisant ses propres capacités d’expertise. Il n’aura jamais été que cela : la preuve que le marché libre n’existe que sous sa forme pervertie, franchement contraignante et franchement inégalitaire, au niveau national et mondial. C’est l’expérience incontournable d’un mouvement qui élevait lui-même sur un piédestal les preuves expérimentales.

Le plus grand paradoxe est que le néolibéralisme se présente comme éloge de la vitesse : le dynamisme attribué au marché, reposant sur l’accélération considérable des techniques de production et de transport depuis la première révolution industrielle, puis sur l’accélération des flux de capitaux, obligerait tous les membres de la société à devenir compétitifs, productifs, mobiles, fluides. Il contrasterait alors avec la lenteur attribuée à la société elle-même, à l’État, à sa bureaucratie – et à la gauche qui, ironiquement, serait accrochée aux « intérêts acquis ».

Aller vite, lutter contre l’inertie des faux progressistes, devient alors la règle de base de toute politique, bref, un autre stéréotype, entraînant avec lui la violence des thérapies de choc. La démocratie néolibérale est alors une dromocratie, c’est-à-dire aussi, selon l’inventeur du terme, Virilio, la conjonction entre violence et vitesse, faisant glisser une démocratie vers le fascisme[30]. Mais, d’un autre côté, le néolibéralisme est une pensée du retour à l’origine du libéralisme, celui des « Old Whigs », de la première révolution industrielle, d’Adam Smith et des pères fondateurs de la Constitution américaine, au point que certains de ses penseurs ont pu revendiquer l’appellation de paléo-libéraux[31] et qu’on pourrait aussi les nommer archéo-libéraux. Les néolibéraux sont les Amish du marché, en quelque sorte.

Or toute pensée de l’origine est celle de la perversion de l’origine, et c’est pourquoi le néolibéralisme est aussi la théorie du renversement du dynamisme en répétition du statu quo ante, des longs cycles d’immobilisation qu’accomplit le capitalisme perverti, lequel a repris dans sa dernière boucle le néolibéralisme lui-même. Les néolibéraux espéraient, certes, sortir de cette boucle par la « vitesse de libération »[32] du marché, mais cela ne fonctionne pas, et une question inévitable se pose : le présupposé n’était-il pas faux ? le marché est-il, par définition, dynamique ?

Pourquoi le marché serait-il dynamique ? L’idée n’est pas que la compétition entre individus sélectionnerait les plus méritants et les plus talentueux. Hayek n’y croit absolument pas[33] : talents et mérites, à moins d’être évalués de manière autoritaire et arbitraire, ne se fondent sur rien ; le hasard de la naissance, de l’héritage, des opportunités finit d’enlever toute illusion de ce type. On ne pourrait donc laisser que le marché juger de la valeur acquise par chacun, c’est-à-dire de son utilité a posteriori.

Si le marché est dynamique, c’est alors bien plutôt parce que la compétition entre entreprises stimule l’innovation technologique et, avec elle, la productivité : elle les oblige à investir dans de nouvelles méthodes augmentant leur efficience, et c’est ainsi qu’une production à moindre coût augmente la richesse nationale ou internationale.

Or l’innovation et la productivité ne sont pas des processus éternels. Elles ont profondément modifié la société de la fin XVIIIe siècle aux années 1970, avant que la « Grande Accélération » d’après-guerre ne se transforme en « Grande Stagnation ». Tyler Cowen constate que la vie des Américains repose sur des technologies précédant cette rupture[34] : téléphone, véhicule individuel, avion, réfrigérateur, télévision… L’apparition d’Internet semble offrir une exception de taille, mais sert plutôt de confirmation : elle n’a provoqué ni le sursaut de productivité et de croissance, ni le changement global des modes de vie que l’on attendait d’elle ; la stagnation a littéralement absorbé Internet, les grandes entreprises du numérique enregistrant elles-mêmes une productivité et des profits très moyens et n’employant plus grand monde (on n’attend guère mieux de l’IA).

À vrai dire, la « Grande Accélération » se poursuit, mais sur un mode dégradé et, pour cette raison, exponentiel : quand la productivité ne progresse plus ou ralentit, la production continue et devient simplement plus consommatrice de moyens. D’où l’augmentation catastrophique des ressources exploitées et de l’énergie dépensée, mais aussi la surexploitation du travail, devenu une ressource bon marché qu’il faut rendre encore et toujours plus disponible en dérégulant tous les droits le concernant. Les entreprises, qui ont depuis longtemps perdu leur aura éthique et sociale, sacrifiée sur l’autel de la compétitivité, ont aussi perdu jusqu’à leur compétitivité. En Occident comme en Chine, le marché ne vit plus que sous perfusion, la population finançant malgré elle la montée vertigineuse des inégalités au bénéfice d’une élite ploutocrate qui se pense « méritante ».

Ici encore, on peut citer Lippmann parlant du XIXe siècle : « [Les libéraux] se sont certainement trompés partout où les conclusions auxquelles ils sont parvenus contredisent leur point de vue originel, et vont à l’encontre de leurs buts […]. Si, en vue de favoriser le libre-échange des marchandises et des services par contrat sur des marchés ouverts ils ont adopté une théorie qui consacre les monopoles et l’exploitation, c’est que leur théorie était fausse sur un point important. S’ils adoptent une théorie de la propriété privée qui ait pour conséquence la destruction du sol, le gaspillage de ressources naturelles limitées, et la création de taudis qui diminuent la vitalité du peuple et dégradent sa vie, c’est que leur théorie de la propriété privée avait un défaut[35]. » Force est alors de constater que les néolibéraux se sont trompés partout.

On peut alors se demander si, du côté de l’opposition, une gauche anticapitaliste, qui tente de faire converger des intérêts divers dans une nouvelle hégémonie, ne risque pas d’assurer cette convergence par le biais de simples stéréotypes, sans pour autant égaler électoralement le bloc libéral-conservateur-fasciste : c’est la situation de LFI, tandis que la gauche pseudosocialiste ne sait même plus si elle doit s’accorder avec la gauche « radicale » pour élaborer un programme commun collectiviste ou si elle doit plutôt négocier avec le bloc majoritaire, cette dernière solution étant sa manière de se soumettre au statu quo ante. Il découle de cette situation que les possibilités d’avancées se trouvent ailleurs.

Elles résident, d’abord, dans la convergence entre le savoir qu’a le service public de lui-même et les attentes tout aussi conscientes de la population. Cette convergence n’est pas de l’ordre de l’expertise élitiste, mais bien des interactions sociales permettant l’élaboration immanente de l’intelligence collective[36] ; d’elle émerge alors une redéfinition radicale des besoins auxquels le marché ne répond plus, ou plutôt n’a jamais répondu[37]. Lippmann, s’inspirant d’Adam Smith, affirmait déjà que seul le service public pouvait répondre aux besoins collectifs les moins immédiatement rentables et les plus importants à long terme (l’éducation, la santé, les infrastructures, etc.)[38]. Encore faut-il que ce service ne soit pas soumis à une bureaucratie néolibérale, mais réoriente ses méthodes dans une relation constante et horizontale avec la population.

Ces possibilités de sortie du statu quo reposent alors, aussi, dans la politisation active de ces besoins : dans l’invention d’autres formes de participation et de mise en commun qui abordent la « grande association » autrement que comme un grand marché. Au niveau de ces nouvelles version de la Commune, qui ne sont pas plus « ruralistes » qu’urbaines, se dissout alors tout autant la différence entre l’expertise et le savoir des membres de la société. Hayek estimait qu’il n’avait trouvé aucun nom pour le « parti de la vie », le mot « libéral » étant trop dévoyé et le mot « libertarien », peu attrayant[39]. Or, au-delà du « public fantôme » dont parlait Lippmann, c’est bien le spectre de la commune libertaire ou anarchiste qui plane sur l’avenir : qu’il prenne les formes du soulèvement, des zones à défendre ou de l’invention d’une coexistence plus générale dégagée du pouvoir gestionnaire[40], c’est lui qui prend le parti de la vie – de la liberté, de l’égalité, de la démocratie.


[1] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, Harcourt Brace Jovanovich, 1984, p. 3.

[2] Walter Lippmann, La Cité libre (1937), traduit de l’anglais par Georges Blumberg, Les Belles lettres, 2011, chapitre 7 ; Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté (1960), traduit de l’anglais par Raoul Audouin et Jacques Garello, Litec, 1994, chapitre 15, § 7 ; et Milton Friedman et Rose Friedman, « Intérêts particuliers contre intérêts diffus », in La Liberté du choix, traduit de l’anglais par Guy Casaril, Belfond, 1980, p. 294 et suivantes.

[3] Le titre original de l’ouvrage de Milton Friedman et Rose Friedman La Liberté du choix, op. cit., étant Free to Choose.

[4] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 42 et suivantes.

[5] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitres 2 et 10.

[6] Ibid., p. 262.

[7] Ibid., chapitres 3 à 5.

[8] Voir Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Le Seuil, 2021.

[9] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., p. 237.

[10] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 45 et suivantes.

[11] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitre 15.

[12] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, II, 3, 1762.

[13] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitre 6.

[14] Voir Walter Lippmann, Public Opinion (1922), Avarang Books, 2004, p. 109-110.

[15] Voir ibid., chapitres 16 et 17 ; Walter Lippmann, Le Public fantôme (1925), traduit de l’anglais par Laurence Decréau, Demopolis, 2008, chapitres 6 et 13 ; et La Cité libre, op. cit., chapitre 3.

[16] Walter Lippmann, Public Opinion, op. cit., p. 221. Voir aussi l’intégralité des chapitres 7, 13 et 14.

[17] Sur ces différents aspects, voir ibid., chapitres 25 à 27, et Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitres 12 et 15. Voir également Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., chapitres 11 à 13.

[18] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 166.

[19] Voir Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (2007), traduit de l’anglais par Paul Gagné et Lori Saint-Martin, Actes Sud, 2008.

[20] Milton Friedman et Rose Friedman, La Liberté du choix, op. cit., p. 301.

[21] Voir, pour un exemple, les vœux de Macron pour l’année 2024 : « Je sais que vous voudriez que nous allions plus vite » ; et, pour une analyse, celle de Christian Salmon dans les colonnes du quotidien d’idées AOC.

[22] Nous résumons ici Friedrich A. Hayek, « Pourquoi je ne suis pas conservateur » (1968), situé en annexe de La Constitution de la liberté, op. cit., p. 275-282.

[23] Ibid.

[24] Walter Lippmann, Le Public fantôme, op. cit., p. 165.

[25] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 47 et suivantes.

[26] Serge Audier, dans Néolibéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012, estime que le courant austro-américain a eu plus d’influence que l’ordolibéralisme ; Pierre Dardot et Christian Laval, dans Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016, pensent l’inverse.

[27] Sur ce point, voir ibid., chapitres 2 et 3.

[28] Voir ibid., chapitre 4.

[29] Voir l’introduction de Serge Audier, Néolibéralisme(s), op. cit.

[30] Paul Virilio, Vitesse et politique. Essai de dromologie, Galilée, 1977.

[31] Voir Serge Audier, « Des clivages au sein du colloque Lippmann », in Néolibéralisme(s), op. cit.

[32] La vitesse de libération est littéralement celle qui dépasse le seuil de l’attraction terrestre.

[33] Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., p. 72 et suivantes.

[34] Tyler Cowen, The Great Stagnation, Dutton Adult, 2011. Pour une mise au point des débats sur le concept de « grande stagnation », voir l’article de Pascal Le Merrer, « La Grande Stagnation : un nouveau débat d’économistes… en attendant la synthèse ? », Idées économiques et sociales, n° 192, 2018, p. 17-26, ainsi que celui de Romaric Godin, « Le problème à trois corps du capitalisme moderne qui éclaire la crise politique française », Mediapart, 10 juillet 2024. On peut aussi se reporter au rapport du Fonds monétaire international d’avril 2024, jargon optimiste mis à part.

[35] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., p. 293.

[36] Intelligence collective que John Dewey oppose, chez Lippmann, à l’expertise (voir Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2023 [1ère éd. 2019], p. 11 et 98-106).

[37] De même l’intelligence collective réélabore, chez Dewey, les impulsions (voir ibid., p. 23-26).

[38] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitre 11. Cette perspective, conforme aux fondamentaux du libéralisme, ne contredit donc pas, chez Lippmann, « toutes les analyses qui précèdent », comme l’affirme pourtant Barbara Stiegler, dans « Il faut s’adapter », op. cit., p. 223.

[39] Friedrich A. Hayek, « Pourquoi je ne suis pas conservateur », in La Constitution de la liberté, op. cit., p. 280.

[40] Voir Hakim Bey, TAZ. Zone autonome temporaire, L’Éclat, 2007, et Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, 2008.

Jérôme Lèbre

Philosophe, directeur de programme au Collège International de Philosophie

Rayonnages

Politique Économie

Mots-clés

Néolibéralisme

Notes

[1] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, Harcourt Brace Jovanovich, 1984, p. 3.

[2] Walter Lippmann, La Cité libre (1937), traduit de l’anglais par Georges Blumberg, Les Belles lettres, 2011, chapitre 7 ; Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté (1960), traduit de l’anglais par Raoul Audouin et Jacques Garello, Litec, 1994, chapitre 15, § 7 ; et Milton Friedman et Rose Friedman, « Intérêts particuliers contre intérêts diffus », in La Liberté du choix, traduit de l’anglais par Guy Casaril, Belfond, 1980, p. 294 et suivantes.

[3] Le titre original de l’ouvrage de Milton Friedman et Rose Friedman La Liberté du choix, op. cit., étant Free to Choose.

[4] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 42 et suivantes.

[5] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitres 2 et 10.

[6] Ibid., p. 262.

[7] Ibid., chapitres 3 à 5.

[8] Voir Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Le Seuil, 2021.

[9] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., p. 237.

[10] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 45 et suivantes.

[11] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitre 15.

[12] Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, II, 3, 1762.

[13] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitre 6.

[14] Voir Walter Lippmann, Public Opinion (1922), Avarang Books, 2004, p. 109-110.

[15] Voir ibid., chapitres 16 et 17 ; Walter Lippmann, Le Public fantôme (1925), traduit de l’anglais par Laurence Decréau, Demopolis, 2008, chapitres 6 et 13 ; et La Cité libre, op. cit., chapitre 3.

[16] Walter Lippmann, Public Opinion, op. cit., p. 221. Voir aussi l’intégralité des chapitres 7, 13 et 14.

[17] Sur ces différents aspects, voir ibid., chapitres 25 à 27, et Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitres 12 et 15. Voir également Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., chapitres 11 à 13.

[18] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 166.

[19] Voir Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre (2007), traduit de l’anglais par Paul Gagné et Lori Saint-Martin, Actes Sud, 2008.

[20] Milton Friedman et Rose Friedman, La Liberté du choix, op. cit., p. 301.

[21] Voir, pour un exemple, les vœux de Macron pour l’année 2024 : « Je sais que vous voudriez que nous allions plus vite » ; et, pour une analyse, celle de Christian Salmon dans les colonnes du quotidien d’idées AOC.

[22] Nous résumons ici Friedrich A. Hayek, « Pourquoi je ne suis pas conservateur » (1968), situé en annexe de La Constitution de la liberté, op. cit., p. 275-282.

[23] Ibid.

[24] Walter Lippmann, Le Public fantôme, op. cit., p. 165.

[25] Milton Friedman et Rose Friedman, Tyranny of the Status Quo, op. cit., p. 47 et suivantes.

[26] Serge Audier, dans Néolibéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012, estime que le courant austro-américain a eu plus d’influence que l’ordolibéralisme ; Pierre Dardot et Christian Laval, dans Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, 2016, pensent l’inverse.

[27] Sur ce point, voir ibid., chapitres 2 et 3.

[28] Voir ibid., chapitre 4.

[29] Voir l’introduction de Serge Audier, Néolibéralisme(s), op. cit.

[30] Paul Virilio, Vitesse et politique. Essai de dromologie, Galilée, 1977.

[31] Voir Serge Audier, « Des clivages au sein du colloque Lippmann », in Néolibéralisme(s), op. cit.

[32] La vitesse de libération est littéralement celle qui dépasse le seuil de l’attraction terrestre.

[33] Friedrich A. Hayek, La Constitution de la liberté, op. cit., p. 72 et suivantes.

[34] Tyler Cowen, The Great Stagnation, Dutton Adult, 2011. Pour une mise au point des débats sur le concept de « grande stagnation », voir l’article de Pascal Le Merrer, « La Grande Stagnation : un nouveau débat d’économistes… en attendant la synthèse ? », Idées économiques et sociales, n° 192, 2018, p. 17-26, ainsi que celui de Romaric Godin, « Le problème à trois corps du capitalisme moderne qui éclaire la crise politique française », Mediapart, 10 juillet 2024. On peut aussi se reporter au rapport du Fonds monétaire international d’avril 2024, jargon optimiste mis à part.

[35] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., p. 293.

[36] Intelligence collective que John Dewey oppose, chez Lippmann, à l’expertise (voir Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, 2023 [1ère éd. 2019], p. 11 et 98-106).

[37] De même l’intelligence collective réélabore, chez Dewey, les impulsions (voir ibid., p. 23-26).

[38] Walter Lippmann, La Cité libre, op. cit., chapitre 11. Cette perspective, conforme aux fondamentaux du libéralisme, ne contredit donc pas, chez Lippmann, « toutes les analyses qui précèdent », comme l’affirme pourtant Barbara Stiegler, dans « Il faut s’adapter », op. cit., p. 223.

[39] Friedrich A. Hayek, « Pourquoi je ne suis pas conservateur », in La Constitution de la liberté, op. cit., p. 280.

[40] Voir Hakim Bey, TAZ. Zone autonome temporaire, L’Éclat, 2007, et Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, 2008.