Alain Damasio : « La littérature permet de percevoir ensemble affects, percepts et concepts »
Alain Damasio tutoie tout de suite son interlocuteur, comme on le ferait dans un collectif politique ou un squat. L’écrivain est militant, il avait participé à l’ouvrage collectif Éloge des mauvaises herbes : ce que nous devons à la ZAD (Les Liens qui Libèrent), et s’est exprimé à de nombreuses reprises sur le mouvement des Gilets Jaunes dont il se sent proche. Il faut dire que cette façon de recréer sur des ronds-points des lieux de sociabilité à l’ère numérique, de repenser un commun indépendant des phénomènes de marchandisation, cette remise en cause de l’État qui s’exprime se retrouvent au cœur de ses livres. Dans La Zone du Dehors qui imaginait une société ayant toutes les apparences de la démocratie, mais où le contrôle de tous sur tous débouchait sur la pire des dictatures douces. Dans La Horde du Contrevent, récit polyphonique qui a valu à Damasio le succès qu’on lui connait, il construisait un monde balayé par les vents, qu’un groupe soudé d’hommes et de femmes était chargé de remonter. Dans Les Furtifs, sorti le mois dernier, on retrouve une société de contrôle mise à mal par d’étranges créatures qui vivent dans les angles morts. Á chaque fois, l’invention est politique et poétique, mais aussi typographique. Inventaire des obsessions d’Alain Damasio. RB
Comment êtes-vous venu à la science-fiction ? En avez-vous d’abord été lecteur ? S’agit-il d’un projet littéraire qui n’aurait pas pu s’épanouir sous une autre forme ?
Je suis venu tardivement à la lecture, c’est important de le dire. Ma mère était agrégée d’anglais mais avait fini ses études depuis longtemps, elle lisait très peu. Mon père lui ne lisait pas du tout, à part des bandes-dessinées – on en avait beaucoup à la maison – et l’Équipe. Toute mon adolescence je n’ai lu que ce qu’on me disait de lire à l’école, et des BD. Arrivant en classe prépa, je n’avais aucune culture littéraire. Là j’ai commencé à lire davantage mais toujours dans le contexte de mes études. En fait, c’est lorsque je suis entré en école de commerce que j’ai véritablement commencé à lire, vers 19 ans. Essentiellement de la philo : Sartre, Nietzsche, Foucault, Deleuze… Ma culture littéraire, je l’ai forgée en réaction à mes années à l’ESSEC, qui m’ont révélé un monde en train de se bâtir sur le modèle de la « société de contrôle » décrite justement par Deleuze. J’ai fait une entrée politique en littérature, avec la volonté de porter des messages, de l’utiliser comme un vecteur de transmission des idées qui me semblaient importantes. Voilà ce qui m’a amené à la littérature, et non une quelconque vocation de poète ou d’écrivain. Quant au choix de la science-fiction, ce n’en était en réalité pas vraiment un : c’est elle qui s’est imposée à moi. Sans doute ai-je été influencé par ma culture cinématographique, par la bande-dessinée et notamment Thorgal de Rosinski, des auteurs comme Druillet ou Bilal. Surtout, j’avais envie d’anticiper, de créer des mondes imaginaires, et quand on souhaite coupler l’imaginaire et la politique, on en arrive très vite à la science-fiction. Mais ce n’était pas un choix conscient.
Que lisez-vous aujourd’hui ?
Je continue de lire très peu. Et quand je lis, c’est de la philosophie ou des essais sociologiques, notamment sur le numérique comme récemment A quoi rêvent les algorithmes de Dominique Cardon. Mais Les Furtifs est probablement le livre pour lequel j’ai le moins lu. Ma source d’inspiration, c’est le réel. Le réel te donne tout. Lire, c’est mettre un filtre à ce qu’on vit, à ce qu’on voit. Je préfère traverser la ville la tête levée, en essayant d’attraper un maximum de choses, des comportements, des attitudes, de voir les publicités, comment est structurée une banque, comment se comportent les gens de manière précise, les trottinettes… Dans un premier temps, je vais extrapoler, hypertrophier, pousser les signaux faibles. Je cherche à intensifier certains traits qui me paraissent assez lunaires de prime abord, et en les poussant je vais faire apparaître une certaine réalité. L’imaginaire est coprésent au réel, en permanence, c’est simplement du réel hypertrophié, déployé, déplié. Il n’y a donc pas besoin de sources d’inspirations, même s’il est vrai que ce qui est écrit dans d’autres livres créé des liens, et que la philosophie m’amène des idées que je serais incapable d’avoir par moi-même. Pour tout dire, je n’ai jamais bien compris cette idée selon laquelle les écrivains devraient absolument donner leurs sources d’inspiration. Je ne suis pas certain d’ailleurs que les auteurs affirmant être inspirés par untel ou untel le soient réellement. Je peux dire que j’aime un auteur en particulier, que je suis extrêmement impressionné par Valère Novarina par exemple…mais est-ce que ça veut dire que je suis inspiré par Valère Novarina ?
Peut-être par sa recherche sur les mots, pas seulement pour leur signifiant ou leur signifié, mais aussi pour leur sonorité…
Bien sûr, il y a une façon d’être touché par des gens qui ont le même type de recherches, ou au moins qui cherchent dans la même direction, qui cherchent différemment ou qui ont réussi là où vous avez échoué. Effectivement, Novarina a déjà fait de la déformation de mots, mais ça ne veut pas dire pour autant que je m’inspire de lui même si j’ai lu ses pièces, vu certains spectacles. Je mène beaucoup de recherches sur la déformation du langage, pour trouver des façons de l’ébrécher, le percuter, et ça m’amène sur des champs que Novarina a déjà exploré. Dans le domaine de la science-fiction, il est très courant d’entendre « c’est déjà fait ». Je l’ai entendu à la sortie de La Horde du contrevent, imaginer un monde de vent comme celui-ci, ça a déjà été fait. Mais peu importe, ce qui compte c’est l’utilisation spécifique que j’en ai faite.
Dans votre premier roman, La Zone du Dehors, le héros – Capt – est un professeur de philosophie dont la pensée est inspirée de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, mais aussi de Zorlk, un penseur des évolutions de la société de contrôle que vous avez totalement inventé. Pour imaginer le futur, il faut aussi inventer ses intellectuels ?
Toute époque génère ses penseurs. Toute époque crée les conditions d’une pensée nouvelle, surtout si la technologie change, des penseurs émergent nécessairement, avec des visions radicalement différentes. La capacité d’innovation est consubstantielle à n’importe quel monde. Je ne vois donc pas ce qui m’empêcherait de créer des philosophes, d’autant plus que ça me permet de penser à la suite ! Dans Les Furtifs il y a Varèse, Zorlk dans la Zone du Dehors, Te Jerkka et Ne Jerkka dans la Horde du contrevent qui portent une forme de sagesse, de réflexion. Cela me paraît naturel. Il y a des idées nouvelles et des philosophes pour les penser, j’ai une admiration infinie pour eux, leur capacité à générer des concepts. Les philosophes accomplis sont la plus belle forme de ce que l’être humain peut atteindre. Dans mes livres, je cherche à créer des mondes, quand les grands penseurs créent des univers mentaux. Ils refondent notre façon de penser la réalité, qui s’en trouve en retour complètement altérée, changée. Certains concepts sont tellement puissants que même l’univers mental dans lequel nous évoluons s’en trouve modifié. C’est quand même fort. Cette action de la pensée, le philosophe Baptiste Morizot la compare à une entreprise de « terraformation du réel » : elle modifie tellement la façon dont les individus abordent telle ou telle chose que le monde mental et physique sont comme terraformés. C’est plus que de la pensée, ça touche à la façon dont un corps vit, regarde, entend, se comporte.
Dans la même veine, un certain nombre de concepts traversent votre œuvre. Citons le mouvement, la trace et le lien ; la révolte ou volte sous votre plume ; ou encore, la symbiose et la métabolisation. Ces trois axes sont importants. Dans Les Furtifs, votre nouveau roman, c’est peut-être la question du mouvement qui qui apparaît la plus aboutie, notamment dans son rapport dialectique avec le lien…
C’est un phénomène bien connu et passionnant de nos sociétés contemporaines : nous générons en permanence de la trace que d’autres vont archiver et « orpailler » afin de nous orienter, voire de nous manipuler. Ça se joue d’abord à un niveau collectif, avec le recourt à des systèmes de prédictions, la production de cartes mentales qui nous poussent à voter pour tel ou tel candidat, à acheter tel ou tel produit. Mais il y a aussi ces traces individuelles que des compagnies ou des gouvernements peuvent « stalker » : nos mails, nos tchats, nos photos, nos vidéos… tout ce que nous produisons dans l’empire digital. Mon sentiment à ce propos, c’est qu’on est plongé collectivement et individuellement en pleine névrose, que je qualifierais de maladie mémorielle. Cette façon de surinvestir la mémorisation traduit une tentative de conjurer la logique de l’oubli, un habitus de l’oubli, que paradoxalement le numérique a mis en place. Nous avons une mémoire de poisson rouge, on zappe extrêmement rapidement, l’économie de l’attention a créé un monde où les sollicitations sont constantes. Tout stimulus qui s’impose fait oublier le stimulus précédent, il y’a une logique de rythme de la sur-stimulation, de sur-mobilisation de l’attention où l’oubli est très fort. L’économie de la trace vient compenser cela, et exploiter cette névrose de conservation des souvenirs qui naît de la peur panique de tout perdre.
Dans ce monde de traces, le lien à soi-même ne se donne plus comme une évidence. Dans les villages ou les paroisses, les gens étaient définis par leur rôle, ce qui pouvait être très aliénant mais ne posait pas de problème de situation. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué : la société est atomisée, liquide, particulaire, et tout le monde est là comme un petit électron qui circule entouré de son « techno-cocon » pour filtrer le monde. Dès lors, il devient très difficile de créer un lien avec soi, et le numérique vient pallier cette difficulté, c’est pour cela qu’on en a besoin. Pour illustrer cette idée, je prendrai un exemple qui peut sembler anodin, celui du tatouage. Je suis toujours frappé par l’explosion du tatouage, comme un signe du besoin de réinvestir un corps dont on sent bien qu’on est en train de le perdre. C’est ce genre de petits détails que je trouve intéressants lorsqu’on est écrivain.
Vous parliez de l’économie de l’attention, c’est une question explorée par Yves Citton, un professeur de littérature et médias qui, lui aussi, aime faire preuve dans ses essais d’inventivité langagière…
Ce livre d’Yves Citton – Pour l’écologie de l’attention – a été très important pour moi. La proposition qu’il fait, de basculer vers une écologie de l’attention, offre l’opportunité de détourner le poison en remède. Vous me faites remarquer qu’il est professeur de littérature… Ça me fait penser à la fascination colossale de Gilles Deleuze pour les écrivains – et là c’est toute une conception de la littérature qui mériterait qu’on s’y attarde – pour leur capacité à mon sens à véhiculer des affects et des percepts que les concepts seuls sont impuissants à restituer. Or, je cherche toujours à trouver, à travers mes livres, des modes de perceptions particuliers, à pousser le lecteur à percevoir le monde différemment.
On pourrait m’opposer, avec l’appui de Deleuze, que tout les arts font ça. C’est les Tournesols de Van Gogh, qui nous font percevoir cette fleur comme on ne l’a jamais perçue, dans toute leur puissance germinative. De la même façon, les cyprès de Saint-Rémy-de-Provence peints par Van Gogh empêchent de voir les cyprès de la même façon qu’avant, parce qu’il les peint comme des flammes, comme un feu végétal. Quand on regarde un cyprès après ça, on voit comment il pousse, on regarde attentivement et on se dit qu’il avait tout compris. Ça c’est la force de l’art. Mais la littérature ajoute quelque chose, elle permet de percevoir ensemble les affects, les percepts et les concepts comme dans La Zone du dehors.
Comment vous est venue l’idée de la volte qui apparaît dans la Zone du Dehors ? C’est d’ailleurs devenu le nom de la maison d’édition où vous publiez Les Furtifs, pourquoi avoir fait tomber le ré- de révolte ?
C’est le produit d’une réflexion extrêmement simple. Pour citer Michel Foucault, on est entré dans un régime disciplinaire aux alentours du XIXe siècle, et il a perduré jusque dans les années 70 sous la forme d’un régime autoritaire, descendant, hiérarchisé et fonctionnant en milieu fermé. Contre ce modèle-là, et le régime politique qu’il génère, la révolution passe par la révolution ouvrière. Mais quand on passe en régime de contrôle, comme celui que décrit Gilles Deleuze et dans lequel nous évoluons désormais, c’est absolument impossible et stupide de penser qu’il pourrait y avoir une révolution globale. Parce que le régime de contrôle est démocratique, horizontal et liquide, c’est absurde de se dire qu’il suffirait de renverser la police, l’armée, les médias et les gouvernements pour faire advenir la révolution. Évidemment, ça ne suffira pas, car le régime n’est pas entièrement dépendant de l’autorité, même si on voit resurgir une politique très disciplinaire, il est soumis lui-même à un régime techno-capitaliste, qui tient toute la structure.
Dès lors, la solution n’est pas la révolte mais la volte, le pas de côté, la création d’alternatives. La volte c’est un saut de côté, un demi-tour en l’air, un salto, et il faut trouver ce saut pour générer la réponse à la société de contrôle. Le pouvoir en société de contrôle n’est pas autoritaire, mais un pouvoir gluant, insidieux, et très polluant. À mon sens, il favorise l’auto-aliénation, pour en sortir et permettre une vraie prise de conscience il est urgent de s’engager dans des imaginaires neufs, alors on va pouvoir trouver cette zone du dehors, ces îlots qui vont émerger du capital et dans lequel on va pouvoir à nouveau s’empuissanter, s’émanciper. La volte est une réponse, une résistance en régime de contrôle.
Dans Les Furtifs, l’un des personnages, Toni Tout-fou, est un as du parkour, un sport qui est aussi une façon de vivre la ville, de la parcourir en détournant systématiquement les objets, le mobilier urbain. On retrouve le mouvement, la trace mais aussi le saut périlleux, la volte.
Le parkour est une pratique passionnante, qui indique que pour tout système normatif existent des alternatives, des poches de liberté possibles. Ce qui est insupportable en ville, c’est l’encadrement des trajets par l’architecture. C’est le trottoir qui est une invention de la voiture, ces feux rouges qui interrompent les ballades, le métro dans laquelle on rentre au bip… la contrainte des corps est extraordinaire. Quand on regarde la façon dont sont découpés les espaces en ville, on se retrouve sans arrêt dans des sas. Maintenant pour aller sur un quai de gare, il faut passer par des portillons. Tout ça s’est imposé récemment, au nom de la sécurité, sans qu’on s’en rende vraiment compte.
Il faut ajouter la possibilité de suivre nos déplacements de façon exhaustive, par le biais des smartphones et de la triangulation. Les vélos en libre-service, les trottinettes, on sait à quel moment ils sont pris, combien de kilomètres sont parcourus, quand et où ils ont été rendus. Il y a donc un continuum de contrôle, couplé à une structuration disciplinaire de l’espace qui fait de la ville un lieu d’oppression. Ce qui est formidable avec le parkour, c’est que ça réinvente des dynamiques de libération et de libre-circulation. En passant par les toits notamment, un mur devient un support de saut et dépasse sa fonction de frontière visant à structurer et canaliser les flux. J’adore cette façon de réinventer et de restructurer le rapport à la ville, d’ouvrir une poche de liberté dans quelque chose qui est ultra-normatif.
Dans Les Furtifs, vous poussez cette critique en imaginant ce que serait la « smart city » du futur. Ce contrôle de l’espace que vous décrivez à l’instant ne passe pas par des barrières physiques, par des gardes, mais par des dispositifs technologiques de contrôle de l’identité. Cela fait penser à une Smart City qui serait devenu un enfer.
Qu’est-ce que c’est la Smart city ? C’est simplement plaquer sur le réel la couche virtuelle du numérique. En vivant dans le réseau informatique, n’importe quel acte produit de l’information, c’est ce qui en fait un espace de contrôle exhaustif totalement inédit. Quand les premières caméras ont été installées dans la ville, il fallait être en dessous et, dans le même temps, que quelqu’un soit derrière l’écran pour être vu. Il y avait encore cette liberté de pouvoir ne pas être vu. Mais avec le smartphone et la géo-localisation, c’est terminé, tous les déplacements peuvent potentiellement être retrouvés. Tout acte dans le monde réel produit une information, et comme l’information c’est le nerf de la guerre, c’est le pétrole des GAFA, ça signifie que tout acte génère de une valeur qui peut être extraite. Pour faire descendre cette couche virtuelle dans le réel, il faut des capteurs, des senseurs, il faut du mobilier urbain qui produise de l’information, donc des bancs, des poteaux, des dalles, des oculomètres, des caméras biométriques… Et comment obtenir ça sans que les gens hurlent ? En fluidifiant la vie, en proposant d’échanger un certain nombre d’informations personnelles pour vivre mieux, rendre les déplacements plus souples, plus faciles.
La plupart des gens acceptent de céder sur la vie privée parce qu’ils ne voient pas l’effet concret que ça peut avoir, parce qu’aujourd’hui il n’y a pas encore eu de grandes catastrophes, qu’on n’a pas eu encore de gouvernement utilisant massivement – en tout cas en Occident – ces données pour montrer à quel point c’est dangereux. Pourtant ça l’est, même si on ne peut pas le toucher directement. Ce qui est tangible en revanche, c’est le pouvoir qu’on prend sur sa propre vie avec un smartphone. Il est possible par exemple de prendre une trottinette et de partir avec. Ça peut semble anodin, mais pour moi qui n’ai pas de smartphone, c’est impossible, j’adorerais faire de la trottinette, mais je ne peux pas parce que je protège ma vie privée. Sur les réseaux, j’efface tous mes historiques tout le temps, je suis obligé de rentrer les mots de passe à chaque fois, c’est très pénible, chaque fois Google me redemande de valider les conditions générales et je repars à zéro. J’handicape ma vie, je la ralentis au nom de la protection d’un certain espace de liberté que je ne veux pas perdre. La liberté c’est difficile, c’est un effort, ce n’est pas juste avoir une vie fluide. Car les GAFA ont développé un « design de la dépendance » de telle sorte que les gens suivent leur pente naturelle et fassent ce qui est attendu d’eux. C’est comme l’eau, il suffit de créer une pente pour que naturellement l’eau coule dans une certaine direction. C’est un art de la pente.
Si l’on revient ce que permet la Science-Fiction, pour faire prendre conscience de cet « art de la pente » développé par les GAFA, les nuages de données se matérialisent dans Les Furtifs, ils existent physiquement, on les traverse. Est-ce cette puissance évocatrice qui vous intéresse, cette puissance de métabolisation dans la fiction ?
C’est une réponse à la façon dont fonctionne l’univers numérique. Les GAFAM métabolisent nos déjections, d’un point de vue presque organique. De la même façon qu’on laisse des fèces dans la nature, pour reprendre un terme propre aux biologistes, dont les insectes vont s’en nourrir, tout est réutilisé, tout est métabolisé. On a un système qui métabolise nos déjections numériques et qui produit de la richesse à partir de ça, c’est vraiment intéressant. Charge à nous, en réponse, de métaboliser les choses à l’envers, d’utiliser la technologie pour générer un espace de liberté. C’est un travail de création permanent. C’est pour ça que l’inspiration est un très mauvais mot s’il sert à désigner ce dont se nourrissent les artistes, ce qu’ils métabolisent pour créer. J’ai l’impression de me nourrir du réel, que je métabolise les rencontres, les gens que je connais, parfois des livres, des tableaux, des toiles. Et c’est ça qui permet la création aussi. La métabolisation est le premier acte créatif du vivant. C’est vraiment quelque chose de très fort et la mort peut se définir comme la fin de cette capacité à métaboliser l’environnement, l’air, la nourriture… Ce riz que j’ai mangé peut sembler étranger à la pensée, et pourtant c’est lui qui me permet de penser. Pour moi c’est la grande magie du genre humain, la capacité à transformer l’hétérogène. La métabolisation ça touche les processus même la création, le vivant dans son essence, ça touche aussi ce que font les entreprises. C’est presque un combat des métabolisations auquel on est confronté, qui réussira le mieux à métaboliser l’autre ?
Comment rendre cette idée par le style littéraire ? Il y a chez vous une fonction presque physique du son, une recherche sur les voix différentes, la polyphonie.
Il y aurait vraiment un lien à faire entre le vif dans la Horde et le frisson dans les Furtifs. Il y a effectivement, là encore, la métabolisation d’une idée qui touche à la nature de l’air comme élément le plus immatériel. L’air c’est extraordinaire, la première fois que j’en ai pris conscience c’est en lisant la Lettre aux acteurs de Valère Novarina, dans laquelle il parle de la respiration et de la circulation de l’air. Il dit qu’un grand comédien, c’est quelqu’un qui a quelque chose à sortir par sa voix, et c’est comme si la masse d’air, la circulation de l’air allait vers tous les coins du corps et bloquait dans toutes les impasses, avant de trouver la trachée et de sortir avec une intensité extraordinaire. Quand l’acteur joue il n’a que de l’air, la parole, et c’est pour moi de la magie pure. Parler c’est une colonne d’air qui sort, et j’ai juste ma glotte avec cet espèce de muscle triangulaire, les mouvements du palais, des dents, de la langue et les incisives… mais avec ça, je sculpte des sons en permanence à une vitesse extraordinaire. On s’échange des sculptures de son à très grande vitesse, des vortex de sons qui sont en réalité de l’air sculpté, de l’air mis en vibration, de l’air mis en résonance. C’est prodigieux d’être capable de faire ça. On est des sculpteurs. C’est le vrai génie du langage, après on écrit mais l’écriture est secondaire. C’est d’abord la parole prononcée, le poète, la narration… l’oral. Un mot doit exister dans l’espace sonore.
Mais ça se retrouve bien sous la forme écrite, il y avait dans La Horde un travail très important sur la polyphonie, les registres de langue et les sonorités. Dans Les Furtifs, vous poussez l’expérience un peu plus loin en menant aussi une expérience graphique, qui met à contribution la typographie.
Il y a selon moi trois gros vecteurs sensoriels dans la langue. À l’écris, ce qu’il y a de plus classique et qu’on apprend à tous les élèves, c’est la sonance. Les sons sonnent dans l’espace, produisent un effet quand on le verbalise, mais aussi quand on le lit car à ce moment-là on l’entend aussi. De manière inconsciente, et c’est le deuxième vecteur qui à mon avis est trop peu exploité, le lecteur sait comment il articulerait le son qu’il est en train de déchiffrer. Il connait la sensation d’un « p », un « t », un « o », car le corps en a la mémoire. Ça me permet, en tant qu’écrivain, de produire un effet physique spécifique, qui est différent de l’écoute. Le troisième et dernier vecteur, c’est la graphie, qui est le plus souvent complètement délaissée. Les lettres, la ponctuation, les signes diacritiques ont une forme qui imprime au lecteur une sensation visuelle. Or il n’y a aucune raison, pour un écrivain, de ne pas utiliser ce vecteur sensoriel afin de communiquer des sensations, des perceptions particulières. Pour ce dernier livre, afin de pousser les choses un peu plus loin, j’ai travaillé avec la typographe Esther Szac, qui sort tout juste de l’école Estienne, et avec qui j’ai pu aller beaucoup plus loin sur la caractérisation typographique des personnages.
Chacun a des formes de lettres qui lui appartiennent, qui leur est propre. Et quand les furtifs sont en eux, ça altère non seulement leur langage mais aussi la forme des lettres. Et je voulais montrer ces mutations, ces métamorphoses directement dans la langue. La règle en scénario c’est » don’t tell, show », ne raconte pas, montre. Il faut montrer en utilisant les trois vecteurs sensoriels qui sont à notre disposition. On est très loin d’avoir été au bout de la forme du livre, sur les mises en page, sur la typographie, sur la gestion des espaces blancs. On cite toujours Mallarmé, Apollinaire, La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, mais finalement très peu d’auteurs utilisent les possibilités graphiques. On a fait un truc génial dans Les Furtifs, pour le personnage de Sahar qui cherche sa fille qu’elle a perdu, il n’y a pas de point sur les « j ». Ça matérialise l’absence de sa fille, physiquement présente dans l’absence de points. Alors que Lorca, le père, a plein de points parce que sa fille est toujours présente pour lui. Il a décidé de ne pas faire le deuil, elle est là en lui. Ça rajoute à la dimension narrative et ça permet de caractériser encore mieux les personnages ce qui est indispensable quand il y a polyphonie.
De la même façon, le F n’a pas de barre au milieu, ou la barre est présente à moitié, ce qui ne se voit pas forcément à la lecture, mais et je suis certain que le lecteur sent le manque. Donc évidemment je travaille la syntaxe, la sonance, les registres pour caractériser les narrateurs, mais là j’ai ajouté cette touche typoétique, de poésie typographique. Et puis je pense qu’au prochain livre, on aura certainement encore d’autres idées, on est très loin d’avoir été au bout.