Qui est responsable ?
Entre octobre et décembre 2017 j’ai interrogé quinze salariés de l’ex-entreprise GM&S. Au bout de quatre ou cinq entretiens je commençais à y voir clair dans l’histoire récente de cette usine permettant à Renault comme à Peugeot de sous-traiter la fabrication de certaines pièces (des carters d’huile par exemple). Revenait tout le temps dans les conversations l’époque Altia (2009-2016), ainsi que les noms des trois dirigeants à l’origine de la saignée opérée sur les finances de l’entreprise[1]. Laissée exsangue, celle-ci passera ensuite aux mains de trois nouveaux propriétaires qui, en dix-huit mois, vont empocher à leur tour un million d’euros. GM&S est donc logiquement placé en redressement judiciaire en décembre 2016. Dans le même temps (2009 à 2016), l’entreprise passait de 384 à 287 salariés.
Lorsque nous faisions une pause, pour fumer ou boire un café, je pouvais voir, sur le bâtiment de la tôlerie, de grands tags donnant les noms sur lesquels se concentraient une partie de la fureur des salariés. Du coup j’ai systématiquement conclu les derniers entretiens par cette question : « Si vous deviez croiser l’un de ces trois-là, dans la rue, iriez-vous lui casser la figure [pour lui faire payer la misère à laquelle ils vous ont condamné] ? » Tous me firent la même réponse : « Non. » (« Mais qu’ils ne viennent pas me saluer car sinon je lui dirais ma façon de penser. »)
« Ma façon de penser »… J’ai alors compris cela : l’honneur de ces ouvriers sur le point d’être licenciés se trouvait ramassé tout entier dans leur refus du geste illégal, dans leur refus d’en coller une aux escrocs. J’ai essayé de réfléchir à ce point d’honneur. Il faisait la grandeur des gens que je venais de rencontrer tout en donnant un tour tragique à cette histoire – tragédie quand tu tiens à respecter un système qui t’ignore ou qui te broie ; tragédie quand tu demandes à l’État d’être l’arbitre impartial qu’il n’est pas tout en ne te faisant aucune illusion sur les connivences de classe[2].
Lor