Littérature

De la littérature comme soft power

Critique Littéraire

Au mois de mars, Donald Trump signait un décret établissant l’anglais comme unique langue officielle des États-Unis, ce afin de « promouvoir l’unité et entretenir une culture américaine commune ». Des velléités hégémoniques s’exerçant par le langage et contre lesquelles la littérature, mise à l’honneur au Festival du Livre qui s’ouvre le 11 avril, peut s’ériger, comme le propose par exemple le courant de la world literature.

À l’heure du repli des États-Unis sur une doctrine isolationniste et néo-impérialiste, la world literature, innovation majeure et conquérante du champ académique américain de ces dernières décennies, pilotée notamment à partir de l’université d’Harvard et de son tout puissant Institute for World Literature fondé par David Damrosch, est un prisme d’observation remarquable des débats politiques et géopolitiques contemporains. C’est évident dans les débats qui, depuis le brulot d’Emily Apter, professeur à New York University (NYU), Against world literature. On the Politics of Untranslatability (2013) agitent le champ, en considérant notamment que la world literature promeut une perspective américaine hégémonique[1] et verrouille l’analyse des circulations dans une dialectique centres/périphéries[2].

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On ne saurait ainsi sous-estimer les débats ouverts par le mot monde, soupçonné d’arraisonnement de la pluralité des formes de pensée par un point s’érigeant comme universel à partir d’un point de vue particulier [3] : l’illusion unitaire qu’il faisait entrevoir a été combattue, comme les dynamiques de pouvoir qu’il dissimulait, au nom de l’impératif d’y substituer la nécessité, comme l’écrit Nadia Yala Kisukidi, de « rendre à chaque partie du monde la possibilité de faire monde[4] » en pluralisant les perspectives en dehors d’un américano-centrisme. C’est tout aussi vrai, je voudrais ici le démontrer, dans les débats sur le concept de littérature, dont l’universalité fait l’objet de questionnements intenses depuis Edward Saïd et Gayatri Chakravorty Spivak et qui s’est trouvé interrogé en profondeur par le projet même de la world literature.

Essentialisée par le romantisme, fétichisée par l’art pour l’art, centrale encore au XXe siècle dans l’idéalisme (on se souvient de la formule célèbre de Charles du Bos, « la littérature, c’est la pensée accédant à la beauté dans la lumière ») comme dans le structuralisme, la notion de littérature a subi le double tournant de


[1] Voir la synthèse de Jonathan Culler, « Comparative Literature, at Last », in Haun Saussy (dir.), Comparative Literature in an Age of Globalization, p. 245.

[2] Christopher Prendergast (dir.), Debating World Literature, London, New York, Verso, 2004, p. vii-xiii, p. xii.

[3] Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, 2018

[4] Nadia Yala Kisukidi, « L’universel Dans La Brousse », Esprit, no. 461, 2020, pp. 48–60.

[5] René Wellek et Austin Warren, Theory of Literature, New York, Harcourt, Brace, and Co., 1949, p. 42.

[6] Je renvoie ici à mon essai L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’interventions, Corti, 2021.

[7] Roland Barthes « Réflexions sur un manuel », dans Serge Doubrovsky et Tzvetan Todorov, L’Enseignement de la littérature, Hermann, 1971, p. 170.

[8] Voir Terry Eagleton, Literary Theory: An Introduction, Minnesota U. Press, 1983.

[9] Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991.

[10] J. M. Coetzee, Elisabeth Costello, Seuil, 2004, P. 65.

[11] Je renvoie ici au numéro spécial que j’ai dirigé « Tombeaux pour la littérature », LHT, n°6, juin 2009.

[12] Davis Damrosch, What Is World Literature ?, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2003, p. 300.

[13] Itamar Even-Zohar, “Introduction to Polysystem Studies », Poetics Today, 11:1, 1990.

[14] Pascale Casanova, « Paris, méridien de Greenwich de la littérature ». Capitales culturelles, capitales symboliques, édité par Christophe Charle et Daniel Roche, Éditions de la Sorbonne, 2002.

[15] Rita Felski, The Limits of Critique, University of Chicago Press, 2015, p. 155.

[16] Alexander Beecroft, An Ecology of World Literature : From Antiquity to the Present Day, Verso, 2015.

[17] Franco Moretti, The Novel : History, Geography and Culture. 1, trad. de l’italien, Princeton University Press, 2006.

[18] David Damrosch et Gunilla Lindberg-Wada, Literature, a World History, Wiley Blackwell, 2022, vol. 1

[19] Rita F

Alexandre Gefen

Critique Littéraire, Directeur de recherche au CNRS - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Notes

[1] Voir la synthèse de Jonathan Culler, « Comparative Literature, at Last », in Haun Saussy (dir.), Comparative Literature in an Age of Globalization, p. 245.

[2] Christopher Prendergast (dir.), Debating World Literature, London, New York, Verso, 2004, p. vii-xiii, p. xii.

[3] Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, Albin Michel, 2018

[4] Nadia Yala Kisukidi, « L’universel Dans La Brousse », Esprit, no. 461, 2020, pp. 48–60.

[5] René Wellek et Austin Warren, Theory of Literature, New York, Harcourt, Brace, and Co., 1949, p. 42.

[6] Je renvoie ici à mon essai L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’interventions, Corti, 2021.

[7] Roland Barthes « Réflexions sur un manuel », dans Serge Doubrovsky et Tzvetan Todorov, L’Enseignement de la littérature, Hermann, 1971, p. 170.

[8] Voir Terry Eagleton, Literary Theory: An Introduction, Minnesota U. Press, 1983.

[9] Gérard Genette, Fiction et diction, Seuil, 1991.

[10] J. M. Coetzee, Elisabeth Costello, Seuil, 2004, P. 65.

[11] Je renvoie ici au numéro spécial que j’ai dirigé « Tombeaux pour la littérature », LHT, n°6, juin 2009.

[12] Davis Damrosch, What Is World Literature ?, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 2003, p. 300.

[13] Itamar Even-Zohar, “Introduction to Polysystem Studies », Poetics Today, 11:1, 1990.

[14] Pascale Casanova, « Paris, méridien de Greenwich de la littérature ». Capitales culturelles, capitales symboliques, édité par Christophe Charle et Daniel Roche, Éditions de la Sorbonne, 2002.

[15] Rita Felski, The Limits of Critique, University of Chicago Press, 2015, p. 155.

[16] Alexander Beecroft, An Ecology of World Literature : From Antiquity to the Present Day, Verso, 2015.

[17] Franco Moretti, The Novel : History, Geography and Culture. 1, trad. de l’italien, Princeton University Press, 2006.

[18] David Damrosch et Gunilla Lindberg-Wada, Literature, a World History, Wiley Blackwell, 2022, vol. 1

[19] Rita F