De la littérature comme soft power
À l’heure du repli des États-Unis sur une doctrine isolationniste et néo-impérialiste, la world literature, innovation majeure et conquérante du champ académique américain de ces dernières décennies, pilotée notamment à partir de l’université d’Harvard et de son tout puissant Institute for World Literature fondé par David Damrosch, est un prisme d’observation remarquable des débats politiques et géopolitiques contemporains. C’est évident dans les débats qui, depuis le brulot d’Emily Apter, professeur à New York University (NYU), Against world literature. On the Politics of Untranslatability (2013) agitent le champ, en considérant notamment que la world literature promeut une perspective américaine hégémonique[1] et verrouille l’analyse des circulations dans une dialectique centres/périphéries[2].

On ne saurait ainsi sous-estimer les débats ouverts par le mot monde, soupçonné d’arraisonnement de la pluralité des formes de pensée par un point s’érigeant comme universel à partir d’un point de vue particulier [3] : l’illusion unitaire qu’il faisait entrevoir a été combattue, comme les dynamiques de pouvoir qu’il dissimulait, au nom de l’impératif d’y substituer la nécessité, comme l’écrit Nadia Yala Kisukidi, de « rendre à chaque partie du monde la possibilité de faire monde[4] » en pluralisant les perspectives en dehors d’un américano-centrisme. C’est tout aussi vrai, je voudrais ici le démontrer, dans les débats sur le concept de littérature, dont l’universalité fait l’objet de questionnements intenses depuis Edward Saïd et Gayatri Chakravorty Spivak et qui s’est trouvé interrogé en profondeur par le projet même de la world literature.
Essentialisée par le romantisme, fétichisée par l’art pour l’art, centrale encore au XXe siècle dans l’idéalisme (on se souvient de la formule célèbre de Charles du Bos, « la littérature, c’est la pensée accédant à la beauté dans la lumière ») comme dans le structuralisme, la notion de littérature a subi le double tournant de