Art contemporain

Argent trop cher – sur « Just My Luck » de Cécile Hupin et Katherine Longly

Critique

Peut-on être foudroyé par une occasion manquée ? Une exposition à l’Institut pour la photographie de Lille explore les destins tragiques ou loufoques de ceux qui ont frôlé la fortune au loto sans jamais la saisir. Tickets égarés, gains contestés, tirages annulés : une sociologie pratique des malchanceux de la chance sous les auspices des Pinçon-Charlot, avec un vase de Rubin et du sadisme anal en perspective.

«Après avoir gagné 3 millions de dollars au loto, elle défèque sur le bureau de son patron » : ce titre de journal est reproduit au sol, parmi d’autres, en lettres d’or, en haut des escaliers du Théâtre du Nord de Lille qui accueille « Just My Luck ». Les escaliers conduisent à la porte de la salle fermée, l’exposition se déploie dans le hall et le foyer. L’histoire dit que, interrogée sur le sens de ce geste, l’employée trillionaire déclara : « C’est la première chose à laquelle j’ai pensé. »

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On sait comment la psychanalyse a relevé l’équivalence anthropologique entre argent et fèces : Ferenczi en 1914 est le premier à assimiler la rétention anale à une forme d’économie et c’est Freud, dans un article de 1917 intitulé « Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal », qui articule à ce sujet la notion de don, en pointant que l’excrément est le premier « cadeau » que le nourrisson peut faire à ses parents – ou ne pas faire, c’est là l’important : « La défécation fournit à l’enfant la première occasion de décider entre l’attitude narcissique et l’attitude d’amour d’objet. » De même pour l’argent que le destin me donne, que je peux garder pour moi ou choisir de partager à mon tour, avec tous les bénéfices et risques que cela implique.

Au moment où l’on foule l’inscription dorée « elle défèque sur le bureau de son patron » et comme on a déjà lu le dossier presse par cœur, on se rappelle en outre les rapports entre paranoïa et érotisme anal, ainsi que la surinterprétation systématique du réel (« tout fait sens ») par le paranoïaque. On se dit que c’est à peu près le vortex que les Bruxelloises Cécile Hupin et Katherine Longly ont choisi d’explorer : pourquoi j’avais le billet gagnant de l’EuroMillions et je l’ai égaré, pourquoi ai-je foutu en l’air toute ma fortune gagnée au Loto, pourquoi c’est ma voisine qui gagne et pas moi alors qu’on joue toutes les semaines au même endroit, etc. ? Violences des coups du sort, sadisme intes


Éric Loret

Critique, Journaliste