Cinéma

Le point aveugle du chagrin – sur Les Linceuls de David Cronenberg

Critique

Au-delà de son encombrant label d’« œuvre testamentaire », Les Linceuls tient autant du poème incantatoire que de la série B hantée, triviale et parfois comique. D’ailleurs, le legs de Cronenberg se voit aussi dans notre quotidien. Par notre addiction à la tech, nous vivons dans un monde cronenberguien. Mais allons-nous savoir y mourir ? C’est la question que le cinéaste endeuillé, mais toujours malicieux, nous pose.

Une gisante endormie six pieds sous terre. Une Ophélie d’aujourd’hui, le visage éclairé par une libellule luminescente volant au-dessus de sa tête. Au-dessus, le visage d’un homme la regarde et la veille depuis l’ouverture de ce terrier. Il pousse soudainement un cri terrassant. La caméra remonte alors prestement à la surface et plonge jusqu’à l’intérieur de sa gorge, à la source de ce cri, effectuant le trajet inverse de sa douleur.

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Dès cette stridente séquence d’ouverture, Les Linceuls annonce son projet : prendre à rebours les mécanismes du deuil pour plonger jusqu’au point aveugle du chagrin. Alors oui, dès le début, on pressent peut-être que le film tiendra à la fois du pari impossible comme du « mais, c’est pas possible ! ».

Commençons par le « mais, c’est pas possible ! » puisque le film a été accueilli plutôt froidement à Cannes (pour ne sortir que onze mois plus tard) : oui, cette esthétique souterraine (luciole numérique sur fond de terre) titille le kitsch. Mais on n’a rarement vu une telle littéralité dans une représentation de la mort qui ose, d’emblée, ouvrir le cercueil. Oui, même s’il n’a pas encore prononcé le moindre mot, Vincent Cassel cabotine déjà. Mais ces jugements alignés à l’aune d’un « bon goût » dont Cronenberg n’a sans doute que faire ne valent pas grand-chose face aux sourdes beautés engendrées par le pari réellement impossible d’un tel film. Un film qui débute en mordant la poussière des défunts et finit dans des limbes éthérées (no spoiler !). Un film réellement entre terre et ciel, voguant mentalement entre tréfonds et évanescence.

Rien que dans cette ouverture, la caméra va deux fois là où elle ne pourrait pas aller : dans le caveau d’une morte, puis à l’intérieur du corps d’un vivant. Elle plonge d’un gouffre à un autre, d’un vertige à un autre vertige. Le cinéma de Cronenberg – et ce film-là particulièrement – est au-delà de la pulsion scopique. Il est aimanté par des images impossibles, des représentations interdites.

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