Écologie

Faut-il être catastrophiste pour échapper à la catastrophe ?

Philosophe

Pour la première fois dans l’histoire de la planète, une époque géologique serait définie par l’action d’une espèce : l’espèce humaine. Parler d’Anthropocène, c’est donc attirer l’attention sur l’avènement d’une puissance sans précédent, mais qui risque de mener à une forme d’impuissance tant le catastrophisme qui accompagne cette prise de conscience semble interdire toute possibilité de transition et d’action.

« L’affaire du siècle » et le nombre croissant d’actions en justice contre les États, les marches des jeunes pour le climat, mais aussi le score électoral des partis écologistes aux dernières élections européennes montrent l’importance de la mobilisation autour du changement climatique et des questions écologiques. L’urgence écologique est à l’ordre du jour : on désigne ainsi la courte fenêtre d’action (une dizaine d’années tout au plus) dont nous disposerions pour éviter la catastrophe qui nous menace si nous ne faisons rien, ou pas assez.

Faut-il être catastrophiste pour échapper à la catastrophe ? Radicaliser la menace (dans sa proximité et son ampleur) a souvent été considéré comme une façon d’attirer l’attention du public et des responsables politiques pour les pousser à agir. Mais, alors que ceux qui croient à la menace sont de plus en plus nombreux et que celle-ci paraît de plus en plus inévitable, l’incitation à agir ne se transforme-t-elle pas en résignation au destin, en acceptation de l’effondrement ?

Le changement climatique et l’ensemble des phénomènes qui l’accompagnent (montée du niveau des mers, accentuation des phénomènes extrêmes, sécheresses, inondations, cyclones divers, …) est l’une des raisons qui ont conduit des scientifiques à proposer de nommer Anthropocène une nouvelle ère géologique où l’impact des actions humaines est en train de modifier le Système Terre dans son ensemble.

L’Anthropocène n’est pas un désordre passager.

Commencé il y a environ 12 000 ans, l’Holocène, période de modération et de relative stabilité du climat, avait permis le développement de l’humanité (de l’apparition de l’agriculture à la diversification des civilisations). Lui a succédé une époque nouvelle, l’Anthropocène, caractérisée par l’instabilité du climat et la survenue d’événements imprévisibles. Le mérite de cette proposition a été de bien marquer le caractère à la fois global et irréversible des transformations écologiques dont les actions humaines sont responsables : les questions écologiques ne sont pas seulement sectorielles, elles affectent l’ensemble de la vie sur Terre. Il ne s’agit pas d’un désordre passager à la suite duquel on pourrait rétablir la situation antérieure : même si nous parvenions à ne plus ajouter de CO2 dans l’atmosphère, le changement climatique en cours se poursuivrait, du fait des émissions antérieures. Arriverait-on à ne pas dépasser les deux degrés de réchauffement, que les conséquences seraient déjà extrêmement graves, rendant impossible de continuer à vivre comme précédemment.

Suffit-il, dans ces conditions, de s’en tenir aux objectifs du développement durable, tels qu’ils avaient été définis au moment du premier Sommet de la Terre à Rio, en 1992 ? Il s’agissait de continuer à faire comme avant, mais plus lentement, donc plus durablement, en combinant contraintes économiques, environnementales et sociales. Les espoirs que l’on pouvait avoir fondés à son sujet au début des années 1990 ont été déçus. L’environnement se dégrade de plus en plus, l’érosion de la biodiversité se poursuit et les émissions de gaz à effet de serre se sont considérablement accrues.

Les inégalités économiques et sociales n’ont cessé de se creuser, tant à l’intérieur des États qu’entre les pays développés (ou émergents) et les autres. La croissance demeure la priorité de tous les gouvernements (même de ceux qui s’étaient dotés de politiques environnementales), mais elle est en berne – certes de façon inégale – et le capitalisme éprouve les pires difficultés à sortir de la crise dans laquelle l’ont plongé (à la fin des années 2000) les spéculations de la finance internationale. À partir du constat que les choses ne peuvent plus continuer selon le cours qu’elles ont pris depuis quelques décennies, il apparaît nécessaire de prendre congé du développement durable, et même de tout développement dès lors qu’il est assimilé à une croissance continue et sans limite.

Il ne s’agit donc plus de changer de système pour éviter les menaces, mais de s’adapter à l’effondrement de celui qui nous a conduit à une catastrophe inéluctable.

On ne peut donc pas se contenter de se maintenir dans le même système, il s’agit d’en changer et c’est pourquoi on parle de transition écologique. Emprunté à la théorie des systèmes, le terme de transition désigne un processus au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre dynamique à un autre. L’accent porte sur la globalité du changement attendu et la question centrale est celle du chemin permettant de passer d’un état à un autre, de son rythme et des moyens de le contrôler. Mais l’interprétation de ce contexte est sous l’influence de deux attracteurs : l’espoir de réaliser une transition et l’effondrement.

Dans le premier cas, on compte s’orienter vers une société sans croissance, voire en décroissance, et néanmoins équitable et prospère, nécessitant une modification profonde des comportements. Dans le second, on insiste sur le fait que cette transition sera nécessairement trop lente, alors que nous menace un effondrement global du système : à la suite d’une série de chocs écologiques s’enchaînant les uns aux autres, il ne deviendra plus possible de satisfaire les besoins énergétiques, alimentaires et sanitaires des populations. Il ne s’agit donc plus de changer de système pour éviter les menaces, mais de s’adapter à l’effondrement de celui qui nous a conduit à une catastrophe inéluctable.

Les données recueillies par le Groupe Intergouvernemental d’Experts du Climat (GIEC, créé en 1988, comme par la plateforme comparable pour la biodiversité (IPBES, créée en 2012) sont accablantes : la situation n’arrête pas de se dégrader et l’on ne fait rien, ou si peu. Qu’importent les conférences internationales et les accords signés, les alertes des scientifiques se succèdent, sans effet particulier ! Les gouvernements ne parviennent pas à agir, ou ne veulent pas le faire, qu’ils nient la situation, ou qu’ils repoussent les mesures à prendre. Les solutions proposées aux citoyens ordinaires paraissent dérisoires (les « petits gestes ») ou se révèlent aussi nocives que bénéfiques : les voitures électriques ne produisent sans doute pas de CO2, mais il en faut pour les fabriquer, et leurs batteries font appel à des métaux rares difficilement recyclables.

Parler d’Anthropocène comme une nouvelle époque géologique, c’est attirer l’attention sur la puissance sans précédent des actions humaines. Mais cette puissance se retourne en impuissance : cette nature que nous avons cru maîtriser, ce monde que nous avons fait, nous n’en avons plus le contrôle, qu’il s’agisse du climat, des flux financiers, ou de la biodiversité. La puissance industrielle s’est construite sur la prévisibilité des phénomènes naturels : savoir c’est prévoir et prévoir c’est pouvoir. Or, ce qui caractérise l’Anthropocène, à la différence de l’Holocène, c’est l’imprévisibilité de l’avenir : phénomènes non linéaires, avec des accélérations brusques, suivies de ruptures brutales.

Avec la prévisibilité, c’est l’ouverture des possibles et de leurs promesses qui disparaît. Le monde se referme sur nous comme un destin : celui de notre effondrement. Il ne nous reste plus qu’à accepter la catastrophe, que l’on s’en désespère -ce qui ne peut que renforcer le sentiment de l’inéluctable- ou que l’on trouve une jouissance amère dans cette chute et que l’on se complaise dans notre culpabilité : l’espèce humaine est criminelle, et elle a enfin rencontré sa punition immanente. Hans Jonas, dans le Principe responsabilité, avait montré que notre responsabilité croit avec notre puissance technique [1], mais, quand cette puissance se renverse en impuissance, celle-ci devient la mesure de notre catastrophisme.

La situation constante de catastrophe imminente incite bien plus à ne pas changer de comportement qu’à mobiliser toute son énergie pour affronter les tendances lourdes de la société.

Le catastrophisme ne manque donc pas d’arguments. Certains comme Jean-Pierre Dupuy entendent anticiper la catastrophe pour que tout soit entrepris pour l’éviter (ce qui est compatible avec l’espoir d’une transition écologique). D’autres estiment qu’elle est inévitable, et que l’anticiper c’est se préparer à s’y adapter. La science de l’effondrement (la « collapsologie ») que Pablo Servigne et Raphaël Stevens ont popularisée est ainsi l’art de survivre dans un monde amoindri, menacé de disparition.

On peut remarquer que, si la catastrophe est posée comme un destin, nul ne sait quand elle adviendra. On peut fort bien être convaincu qu’elle est certaine et même qu’elle est proche, sans que cela implique que le temps qui s’écoule sans qu’elle advienne encore la rende plus imminente. Qu’elle n’ait pas encore eu lieu ne la rend ni plus proche, ni plus lointaine (comme c’est le cas des crues centennales). Or, cette situation de constante imminence incite bien plus à ne pas changer de comportement et donc au business as usual, qu’à mobiliser toute son énergie pour affronter les tendances lourdes de la société. Il y a une curieuse convergence entre le TINA (There Is No Alternative) des politiques libérales à la Thatcher et l’idée de la communauté de destin, de la contraction politique faisant disparaître les possibles (et donc toute alternative) de la vision catastrophiste. Si la perspective d’une catastrophe invite à s’engager dans une transition écologique, le catastrophisme s’inscrit en faux contre toute possibilité de transition.

Ce qui fait la force de conviction du catastrophisme, c’est sa capacité à rassembler des éléments épars en un récit cohérent. Fragilité des écosystèmes, pertes en biodiversité, accumulation des pollutions, épuisement des ressources naturelles, perturbations des grands cycles bio-géo-chimiques…, nous connaissons tout cela. Mais le grand récit de l’effondrement lie ces éléments en un tout unique, en fait le récit du Tout. Et c’est là qu’est le problème. Sans doute les rapports du GIEC nous ont-ils fait découvrir l’unité de la planète, mais cette totalité bio-géo-physique n’épuise pas la diversité du monde. Il n’y a pas un monde mais des mondes, et les menaces sont plurielles. Si nul n’échappe aux détériorations écologiques, elles frappent les différentes populations de façon inégale, et ne sont pas vécues de la même façon, y compris à l’intérieur de chaque pays. À ceux qui s’inquiétaient de la fin du monde – certaine mais pas encore là – les gilets jaunes ont rappelé qu’eux la vivaient dans la fin des mois.

On n’y réagit donc pas identiquement. Le grand récit de l’effondrement est celui d’une catastrophe globale, que seul un impossible pilotage au niveau mondial du Système Terre pourrait (ou plutôt aurait pu) éviter. Dans un tel récit qui met face à face l’unité du monde et une multitude d’individus à qui l’on demande de faire preuve d’un peu plus de solidarité et de coopération, la réalité et la diversité des peuples et des groupes sociaux disparaissent. C’est pourtant là que se font les actions. Car il y a de par le monde une multiplicité et une grande diversité des initiatives et des expériences dont les trajectoires dévient du destin systémique et catastrophique que promettent les collapsologues. Elles militent en faveur d’un arrêt de la course à la croissance, à la compétitivité et au productivisme.

Il s’agit de s’engager individuellement et collectivement dans une vie plus égalitaire et plus sobre ; pour un respect de la nature ; pour expérimenter une transformation des rapports sociaux, des modes de vie et des façons de produire, de sorte à insérer ses actions dans le monde en tenant le plus grand compte de l’environnement naturel et social. Or, les citoyens qui font l’expérience d’autres manières de vivre et d’habiter, en ville comme à la campagne, ne se sont pas engagés par conviction catastrophiste, mais pour vivre autrement et pour mieux vivre.

Juan Martinez Alier, l’auteur de L’Environnementalisme des pauvres [2], et son équipe de l’Université autonome de Barcelone, s’emploient à dresser un inventaire des luttes écologiques, l’Atlas de la justice environnementale : mobilisations contre des exploitations pétrolières, ou des explorations de gaz de schiste, action contre la privatisation de l’eau, rassemblement pour la préservation de la forêt et le maintien de l’agriculture paysanne… Il s’agit de cartographier, tout autour du monde, les conflits autour de la distribution écologique et de la défense du milieu de vie. C’est dans ces luttes que se décident l’habitabilité de la Terre et le sort de la planète. On voit ainsi comment, passer de l’uniformité du global à la diversité du local, c’est quitter le catastrophisme, pour voir se rouvrir les possibilités de l’action, dans leur pluralité.

 

NDLR : Catherine Larrère interviendra sur ce thème ce mardi 9 juillet lors d’une table-ronde consacrée au réchauffement climatique et à la transition climatique, dans le cadre de la Conférence Legrain de l’ENS, dont AOC est partenaire.

 


[1] Hans Jonas, Le principe responsabilité [1979] trad.fr. Paris, Éditions du Cerf, 1990.

[2] Joan Martinez Alier [2011], trad. fr., L’Environnementalisme des pauvres, Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les petits matins, 2014.

Catherine Larrère

Philosophe, Professeur émérite à l'université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Spécialiste de philosophie morale et politique.

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Notes

[1] Hans Jonas, Le principe responsabilité [1979] trad.fr. Paris, Éditions du Cerf, 1990.

[2] Joan Martinez Alier [2011], trad. fr., L’Environnementalisme des pauvres, Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les petits matins, 2014.