Théâtre

Quand Lars Norén met la sénescence en scène

Journaliste

Écrite et mise en scène à La Comédie Française par le dramaturge suédois Lars Norén, Poussière déroule à travers des personnages vieillissants les questionnements sur la fin de vie et ce qui reste. Entre absurde, trivialité, métaphysique et vigie politique, ce projet renvoie, au passage, à la question de la représentation de la vieillesse sur scène.

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Avant même que le rideau se lève, un son emplit déjà tout l’espace : celui de la mer. C’est sur ce bruit de vagues que les personnages de Poussière, pièce écrite et mise en scène par Lars Norén, vont apparaître. Ces hommes et ces femmes prennent place à l’avant-scène, face à la mer. Face à nous, certains s’assoient, d’autres restent debout, d’aucuns encore cherchent un siège. Où sont-ils ? « Nous sommes là », annonce la première réplique de la pièce. « Comme d’habitude », « Ensemble », « Pour le meilleur et pour le pire », disent bientôt les suivantes. Rapidement la situation est posée, limpide : la dizaine de personnages – âgés, cheveux grisonnants ou blancs – viennent depuis une trentaine d’années passer leurs vacances dans l’hôtel d’un pays pauvre. Peut-être se rencontrent-ils pour la première fois, peut-être se retrouvent-ils d’une année sur l’autre. Comme l’annonce le bruit introductif du sac et du ressac, peut-être, encore, vivent-ils, disent-ils, ici, les mêmes choses tous les ans. Entre légère familiarité liée à leur villégiature commune et distance eu égard à leur amitié relative, ils discutent : ils résument leur vie, commentent la lente déchéance physique, énumèrent la disparition des êtres chers qui les entourent. Cela sera tantôt tragique, tantôt prosaïque, ou parfois terriblement drôle, l’humour surgissant de certaines considérations triviales jusqu’à l’absurde. Si les dix plus âgés ne sont désignés que par une lettre (de A à J), la fille déficiente mentale mutique de J a un prénom (Marilyn, incarnée par Françoise Gillard). Les rejoignant bientôt, elle papillonne autour d’eux, chantonne du France Gall, se livre à des actions dont elle seule connaît le sens, avant de progressivement guider chacun loin de l’avant-scène. Tous se retrouveront en fond de scène, légèrement isolés de notre regard par un voile de tulle. Ce sera des morts, mais dont la présence hantera encore l’existence des vivants.

Des vivants en attente de la mort …

Au fil des conversations et du cheminement vers leur disparition, les histoires de chacun se révèlent : il y a, parmi d’autres, C (Anne Kessler), médecin à la retraite lisant Marguerite Duras, armée d’un journal daté d’octobre 1961, et dont la fille est morte d’une sclérose en plaques. Il y a, aussi, A (Hervé Pierre) et B (Dominique Blanc), couple marié depuis quarante ans, parents de trois enfants. A attend obstinément sa sœur décédée et est touché par de fréquents accès de sénilité allant crescendo. B, coiffeuse, considère n’avoir jamais été jeune. Ou il y a J (Didier Sandre), sans famille ni enfants, atteint d’un cancer des amygdales et bénévole dans un refuge pour chien. Progressivement les caractères se dessinent, aussi troubles que les discussions. Parce que dans Poussière, rien n’est linéaire ni clairement défini : avec son décor constitué de hauts murs ceignant la scène, de quelques chaises et de galets, on ne sait si les personnages sont dans un extérieur protégé ou dans un intérieur à l’abandon et envahi par le sable. Une sensation qui se retrouve dans les dialogues, qui tantôt relèvent de l’échange cohérent, tantôt du soliloque délirant. La seule certitude réside dans le statut de ces existences marquées par le vieillissement, la solitude et la dégénérescence. Ces vies cheminent vers la mort, elles s’effacent, comme le souligne la parfaite unité plastique de la mise en scène. Car de la scénographie aux costumes de lin des personnages, de la création lumières aux maquillages et coiffures, Poussière baigne et nous immerge dans un camaïeu de pastels gris, bleu, taupe. Cette tonalité homogène évoque un moment de suspension autant qu’elle souligne la neutralisation qui affecte toutes ces vies. « Il faut rester là jusqu’à ce qu’on devienne poussière », lance G au début.

… Aux vies hantées par les morts

Mais cette disparition à venir, pas plus que les hauts murs de l’hôtel, ne protègent du monde et de son chaos. Outre les violences subies personnellement (suicide de proche, viol, pauvreté, maladie, agressivité, etc.), l’évocation d’autres troubles reviennent, de façon lancinante et indirecte, de biais. Façon de rappeler que nous sommes tous entourés d’autres morts, ceux dont on ne veut pas parler, ceux que collectivement et politiquement on répugne à évoquer, ceux qui mourront parce qu’on ne les aura pas aidés. Les morts en camp d’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale – et que B a dû raser enfant. Les morts lors du massacre du 17 octobre 1961 perpétré par la police française lors d’une manifestation d’Algériens – C lisant obstinément le journal du jour suivant. Les morts et les invisibilisés d’aujourd’hui : femmes, hommes, enfants fuyant leur pays qui, lorsqu’ils ne périssent pas noyés, sont condamnés à des conditions d’extrême précarité. Les dialogues des vieillards sont, ainsi, émaillés de remarques sur les corps charriés par la mer, la puanteur fréquente – due à l’odeur de putréfaction –, les chaussures retrouvées dans le sable, ou les « autres » dont la présence lointaine mais inquiétante renvoie à la crainte vis-à-vis de l’étranger. À l’image de ce réel auquel il est impossible d’échapper, une femme revient régulièrement mendier, son nourrisson dans les bras. Si le décalage entre la trivialité directe des vieillards sur leur sénescence et l’évocation elliptique de tous ces morts « autres » sonne étrangement, il n’en souligne que mieux l’omniprésence de ces derniers dans nos vies quotidiennes. Alors que le très controversé projet de loi « asile et immigration » présenté ce mercredi 21 février en conseil des ministres est considéré par la Cimade comme pouvant « considérablement dégrader la situation d’un très grand nombre de personnes étrangères, par un affaiblissement de garanties et droits fondamentaux », cette évocation rappelle, également, que ces morts sont le résultat d’une politique.

Des morts et des vieux

Si Poussière constitue sa deuxième mise en scène à la Comédie-Française (après Pur monté en 2009 au Vieux-Colombier), celle-ci permet au dramaturge suédois Lars Norén (aujourd’hui âgé de 73 ans) de faire son entrée au répertoire de la Comédie-Française – en étant programmé dans la salle Richelieu. Et c’est, d’ailleurs, pour la troupe de la Comédie-Française que la pièce a été conçue. Après avoir rencontré l’équipe au printemps 2017, l’auteur a écrit à leur attention, en pensant « à eux en écrivant », puis, en continuant ensuite à retravailler le texte durant les répétitions. Un processus au plus proche du travail des interprètes qui n’est certainement pas pour rien dans la densité de jeu particulière des comédiens. Là où, parfois, le dispositif de la troupe peut induire du cabotinage, une rivalité où chacun souhaiterait emporter le morceau, ou, à tout le moins, une manière de jouer plus haute que l’autre, ici, tous les acteurs tiennent leur partition avec une même rigueur. Une intensité qui permet à l’humour de surgir, lorsque deux phrases sans relation entre elles s’entrechoquent. Et puis il y a une surprise réelle à voir l’ensemble d’une distribution vieillie. Habituellement, les comédiens plus âgés font tout pour se rajeunir. Ici, la distribution réunit les interprètes parmi les plus âgés de la troupe et les signes de flétrissement sont accentués. Loin de présenter une vision aimable ou glorifiée de l’âge, Poussière en assume toute la complexité, dans les corps, comme dans les ressentis. Les gestes sont lents, malhabiles, aux déplacements douloureux s’adjoignant le sentiment de ces personnages d’être dépassés par leur vie.

Assumer le vieux jeu

L’acuité inquiète face au sentiment de finitude résonne assez justement dans cette déclaration de Lars Norén : « J’ai souvent eu cette sensation ces dernières années : je suis dans une pièce avec beaucoup de personnes de mon âge, que je connais, et soudain l’une d’entre elles s’en va, puis une autre, Charles [Koroly, scénographe de Lars Norén en Suède (NDLR)] est parti, et d’autres encore. Ils n’existent plus. Je sens que la mort s’approche et un jour, elle me dira c’est à toi de quitter la pièce» Ces questions sont également intéressantes en ce qu’elles excèdent le seul sujet du spectacle, pour renvoyer, plus largement, à la question des représentations du vieillissement. Pendant longtemps le théâtre – comme le cinéma – a majoritairement donné à voir des hommes âgés, toujours dans la pleine maîtrise de leur corps et conscience. Ces derniers représentent alors des figures de pouvoir, dominant par leur sagesse, leur expérience, leurs conquêtes. Ce n’est que récemment, au XXIe siècle, que des films (Amour de Michael Haneke, 2012), des chorégraphies (Gardenia d’Alain Platel, 2010, Kontakthof pour dames et messieurs de plus de 65 ans de Pina Bausch, 2000) ou des pièces de théâtre (Aglaé de Jean-Michel Rabeux, 2017, Avant que j’oublie de Vanessa van Durme, 2013, Corbeaux, nos fusils sont chargés de Kunio Shimizu, mis en scène par Yukio Ninagawa ­– recréation 2013) se saisissent de ce moment de la vie. Cette multiplication de mises en jeu du troisième et quatrième âge renvoie à un faisceau de causes. Cela correspond, d’une part, à l’évolution démographique et à un contexte généralisé de vieillissement de la population. Ce mouvement impose de reconsidérer loin des clichés hâtifs ces moments de la vie pour, au contraire, en saisir toute la complexité. À ce sujet, dans un article de 2013 sur la forte présence des seniors dans les films, le journaliste Jacques Mandelbaum signale que, en 2011, les plus de cinquante ans représentent la part la plus importante du public des salles de cinéma.

Mais au-delà des représentations sociales, que des écritures contemporaines regardent de ce côté-ci de la vie relève d’autre part d’une conscience d’une réalité socio-économique. Ces dernières décennies, le nombre d’artistes-interprètes ont augmenté de façon continue, des métiers pour lesquels l’arrêt du métier est plus subi que choisi. Tant qu’il le peut, un interprète va continuer à jouer. Cela, à condition d’être distribué, donc … d’avoir des rôles correspondant à son avancée en âge.

Enfin, dans un numéro de Recherches & travaux intitulée « Jouer (avec) la vieillesse », la maîtresse de conférences Ariane Martinez relève : « La vieillesse est le seul âge où puisse être questionnée et relativisée la doctrine dominante de l’efficacité à tous crins, de la productivité de soi. Elle permet ainsi une exploration du temps présent, d’un temps dégagé de la logique des causes et des conséquences, ou des actions à répercussion. L’apparition d’un interprète très âgé sur la scène ou à l’écran, qui dans sa fragilité signale que c’est peut-être la dernière fois que nous le voyons, produit une forme d’épiphanie du présent et de la perception. » On en revient ici à Poussière, qui par son choix explore autant les questions de l’individu et de l’intimité que les responsabilités collectives face à des choix politiques…

Poussière, mise en scène Lars Norén, à la Comédie Française jusqu’au 16 juin 2018.

Le texte est publié chez l’Arche Editeur.


Caroline Châtelet

Journaliste, critique

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