Numérique

Le réel, le vrai et la technorrhée – ou comment la question du langage s’est déplacée

Chercheur en sciences de l'information et de la communication

Création de mondes interactifs, de clips vidéos ou d’interlocuteurs virtuels : tout en nous laissant aussi émerveillés qu’hébétés, les artefacts génératifs privent notre capacité individuelle et collective de recours à l’imaginaire d’une part conséquente de sa puissance symbolique. Dans cette sursaturation d’effets de réel, quels repères subsistent encore en termes de création, de confiance et de certification ?

La question du langage s’est déplacée, et ce déplacement s’accélère de manière assez vertigineuse. Juin 2024 : mon livre Les IA à l’assaut du cyberespace revient sur les débuts tonitruants de ChatGPT et de ce que je nomme les « artefacts génératifs ».

publicité

J’y pointe notamment les promesses encore maladroites de la génération de vidéos. Six mois plus tard, décembre 2024 : chacun reste bouche bée devant les prémisses des promesses de Sora d’OpenAI en termes de génération vidéo. Six mois plus tard encore, mai 2025, nous restons bouche bée devant cette fois Veo 3 de Google qui ajoute du son synchronisé à des vidéos toujours artificielles. Et en août 2025 c’est encore Google qui dévoile « Genie 3 », permettant de générer des mondes interactifs en temps réel à partir d’un simple prompt.

La question du langage s’est déplacée. C’est ce que depuis 25 ans et un peu plus, j’observe et documente à l’échelle de recherche qui est la mienne : celle de nos environnements numériques. Ces environnements avant-hier saturés de mots, puis hier encore d’images et de vidéos, et qui le sont désormais d’artefacts génératifs qui, à leur tour, sursaturent tant les mots que les images. Ad Libitum. Vertiges non d’une simple logorrhée mais d’une sorte de « technorrhée », l’emballement continu d’un capitalisme sémiotique ; une technorrhée pensée comme l’alliance chimiquement pure entre, d’une part, la merdification – « enshittification » – des médias sociaux en particulier et du web en général, et d’autre part, le « Brainrot » ou « abrutissement numérique » qui en est tout autant la cause que l’effet.

La question du langage s’est déplacée. Et dans ce déplacement, dans cette « différance » (Derrida), naissent et prennent place des mondes. Avec leurs images, leurs langages, leurs grammaires, et leurs vérités propres qui sont autant de singulières croyances. C’est dans cet écart par exemple que deviennent possibles, tristement et pathétiquement possibles, des images de Gaza transformée en Rivi


[1] Hervé Le Crosnier. « De l’(in)utilité de W3 : communication et information vont en bateau » Présentation lors du congrès JRES’95, Chambéry, 22-24 Novembre 1995.

[2] Ce « devenir-machine » est à lire dans le sens du « devenir-animal » chez Deleuze et Guattari : « le “devenir-animal” ne consiste pas à “imiter l’animal, mais d’entrer dans des rapports de composition, d’affect et d’intensité sensible”»]

 

Olivier Ertzscheid

Chercheur en sciences de l'information et de la communication, Maître de conférences à l'université de Nantes (IUT de La Roche-sur-Yon)

Notes

[1] Hervé Le Crosnier. « De l’(in)utilité de W3 : communication et information vont en bateau » Présentation lors du congrès JRES’95, Chambéry, 22-24 Novembre 1995.

[2] Ce « devenir-machine » est à lire dans le sens du « devenir-animal » chez Deleuze et Guattari : « le “devenir-animal” ne consiste pas à “imiter l’animal, mais d’entrer dans des rapports de composition, d’affect et d’intensité sensible”»]