Roman (extrait)

Opération âme errante

Écrivain

Un hôpital pédiatrique à Los Angeles et la folie de l’Amérique, ce grand corps malade, rendue dans une prose fiévreuse, drôle et bouleversante. Paru en 1994, et traduit en France seulement en cette rentrée par Jean-Yves Pellegrin (Éditions du Cherche-Midi), le quatrième roman de Richard Powers, lauréat Pulitzer 2019 pour le célèbre Arbre-Monde, rend hommage aux enfants, dont certains, réfugiés, rappellent ceux qui hantent aujourd’hui les États-Unis. Avec AOC, l’été n’est pas tout à fait terminé tant que dure notre série d’avant-premières de littérature étrangère. Deuxième chapitre d’Opération âme errante, inédit.

Une fillette trop petite pour ses douze ans, qui tangue encore après des mois passés sur la tôle ondulée qui l’a portée pendant neuf cent cinquante kilomètres en mer de Chine méridionale, se tient devant les élèves d’une classe d’histoire, dans les décombres des quartiers est de la Cité des anges, et devine où est passée la colonie perdue de Roanoke. Un an et demi d’anglais dispensé par les humanitaires évangéliques d’un camp de réfugiés aux Philippines et une batterie de semaines passées aux États-Unis la qualifient pour l’exposé oral, rite de passage immémorial. Elle choisit, pour une raison quelconque, l’histoire américaine.

Elle essaie d’expliquer ce que ce simple mot, gravé dans l’écorce d’un arbre, pourrait dire de la destination prise par la troupe perdue de Virginie. Elle prononce le mot à voix haute, l’incruste dans le tableau noir avec un morceau de craie qui se désintègre en sable pastel sous ses doigts : CROATOAN. Elle épelle le fragment laissé sur un autre arbre : CRO. Ce mot, signe solitaire d’une évacuation précipitée, resté là pour accueillir le gouverneur de la colonie à son retour d’un voyage de ravitaillement dans la mère patrie, ne recèle pour la fillette aucun mystère impénétrable. Il est aussi anglais, aussi lao, aussi lao-thaï, aussi thaï, aussi tagalog, aussi hispanique que n’importe laquelle des monnaies d’échange en circulation dans les colonies provisoires où elle a fait halte pour la nuit. À chaque camp de migrants, sa propre lingua franca transitoire construite par les accidents des grands flux de population. Et tous les mystérieux messages jamais écrits dans l’écorce silencieuse reviennent au même : Nous voilà donc partis. Ne nous attendez pas pour aller vous coucher.

Pour quelle autre raison recourrait-on aux mots ? Les mots, a-t-elle appris dans toutes sortes de programmes de rééducation placés sur sa route, n’ont ni origine, ni point d’arrivée. Ils sont eux-mêmes l’urgence ambulante qu’ils tentent de décrire. Le barrio, là où elle vi


Richard Powers

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