Selim Kharrat : « La priorité en Tunisie, c’est de poursuivre la transition démocratique »
Le premier tour des élections présidentielles tunisiennes se déroulera le 15 septembre, et jamais scrutin n’a été si indécis depuis la révolution qui a renversé la dictature de Ben Ali en janvier 2011. Sur les 26 candidats, on estime qu’ils sont entre cinq et sept à pouvoir prétendre à la victoire, dont plusieurs nostalgiques de l’ancien régime. Alors que la Tunisie n’a toujours pas créé la Haute cour constitutionnelle prévue par la constitution de janvier 2014, l’équilibre politique du pays demeure instable, et préoccupe la société civile qui se bat depuis neuf ans pour la poursuite de la construction démocratique. La Tunisie n’est pas encore un État de droit, et la transition tunisienne demeure fragile estime ainsi Selim Kharrat, président de l’ONG Bawsala (la boussole en arabe), association de défense des droits humains qui agit pour la transparence dans la vie publique et dont le rôle demeure déterminant dans la construction de la démocratie en Tunisie. Entretien et état des lieux du pays à une semaine du premier tour de l’élection.
Au début de cette semaine qui marque l’ouverture de la campagne de l’élection présidentielle, sont apparus dans la rues des Tunis des affiches portant un simple slogan : « Un président, ce n’est pas qu’une photo ». De quoi s’agit-il ?
Elle émane d’un candidat dont on ignore encore l’identité, il se réfère probablement au fait que sur les réseaux sociaux, beaucoup de Tunisiens s’intéressent avant tout à l’aspect formel et physique des candidats. « Untel ne présente pas bien, je ne voterai jamais pour lui, il nous faut un président qui ait de l’allure. » C’est comme cela que je lis cette campagne.
Une autre interprétation possible est le rappel de l’ancienne habitude tunisienne, sous les précédentes dictatures, d’afficher la photo du président partout dans le pays. On pense notamment à cette campagne choc qui avait, dans le même esprit et quelques mois après la révolution de janvier 2011, affiché des photos de Ben Ali dans les rues de Tunis, comme s’il n’était jamais parti.
C’est vrai. Mais aujourd’hui, neuf ans après la révolution, dans les administrations, il n’y a plus de photos du président, c’est uniquement le cas encore dans les cabinets ministériels. Je ne pense donc pas que cette campagne fasse référence au culte de la personnalité que Bourguiba et Ben Ali nous ont imposés. Pour moi, cette campagne est un contre-argumentaire par rapport aux attaques qui ont visé certains candidats. Je pense notamment à Moncef Marzouki (Président de la Tunisie de 2012 à 2014), qui est moqué pour ses tenues vestimentaires.
Quelle est la place du président aujourd’hui en Tunisie, à la fois sur les plans constitutionnel et symbolique ?
Du point de vue juridique, la constitution de 2014 a amoindri ses compétences par rapport aux régimes précédents. Aujourd’hui, ses prérogatives sont limitées à trois domaines : les affaires étrangères, la défense, et le fait de veiller sur la constitution et sa bonne application. À première vue, son champ d’action est donc plutôt réduit. Mais si l’on regarde en détail, on se rend compte que le président peut co-présider, voire présider seul un conseil des ministres. Béji Caid Essebsi a usé de cette option pour affirmer son ascendance sur son poulain Youssef Chahed (Premier ministre en Tunisie, NDR) qui très rapidement, a voulu gagner en autonomie.
Autre point important, qui a d’ailleurs marqué la présidence de Béji Caid Essebsi : le président de la République peut porter des initiatives législatives. Et Béji Caid Essebsi a eu deux projets à ce titre : La loi de réconciliation administrative, qui a été revue à la baisse suite aux pressions des acteurs de la société civile. C’était un projet de « réconciliation » global, qui comprenait même les chefs d’entreprises privées qui ont subi un jugement de la justice pour fait de corruption. Et puis au final, au bout de deux années de conflits, de débats et de résistance par rapport à ce projet de loi, le parlement a adopté en session extraordinaire un projet qui ne concerne que les agents de l’administration, et non une amnistie généralisée. Le deuxième projet, annoncé mais resté lettre morte, devait instaurer l’égalité dans l’héritage (aujourd’hui en Tunisie, une femme hérite de la moitié de la part d’un homme du même degré de parenté, NDR.)
La place du président demeure donc importante dans le régime actuel, même s’il n’a aucune prise sur les questions sociales et économiques, qui représentent un enjeu primordial pour la Tunisie. Par ailleurs, le président de la République demeure élu au suffrage universel, ce qui lui confère une forte légitimité. Et puis, il y a la place symbolique, la perception des citoyens tunisiens, des hauts cadres de l’administration, des partis politiques, et toute cette ferveur que l’on perçoit à l’occasion de cette élection présidentielle, qui nous fait croire que finalement, nous sommes encore dans un régime « hyper-présidentiel ». Concrètement, nous sommes pourtant dans un régime semi-parlementaire.
La constitution adoptée en janvier 2014 était très ambitieuse. La lutte contre la corruption, la décentralisation, la parité dans les instances officielles… Beaucoup de points sont restés lettre morte sous la présidence de Béji Caïd Essebsi…
C’est vrai. La difficulté pour un président de la République, c’est qu’il doit veiller à l’application d’une constitution qui, d’abord, est remplie de contradictions – mais c’est le propre de tout compromis constitutionnel – et qui contient des principes généraux qu’il faut ensuite traduire dans des politiques publiques concrètes. Pour le faire, Béji Caïd Essebsi a manqué d’appui politique. Il a bénéficié de ces appuis au début de son mandat pour la loi sur la « réconciliation », à l’époque où son parti, Nida Tounes, n’était pas complètement désintégré comme il l’est aujourd’hui. Allié à mouvement islamiste Ennahda, il a pu faire passer cette initiative. Mais en fin de mandature, il a manqué de soutien parlementaire pour le projet de loi d’égalité dans l’héritage.
Finalement, la Tunisie dispose d’un exécutif à deux têtes, ce qui peut être facteur de conflit et de paralysie politique, comme on l’a vu ces deux dernières années. En l’absence d’une Haute cour constitutionnelle qui puisse arbitrer entre les deux têtes de l’exécutif, ces périodes de blocages peuvent être amenées à se répéter.
Au-delà de cette paralysie institutionnelle des deux dernières années, la Tunisie n’a-t-elle pas perdu cinq ans sous la présidence BCE ?
Je n’irai pas jusque-là. La présidence de Béji Caid Essebsi a quand même été importante, car il s’agissait du premier président tunisien élu au suffrage universel en charge d’appliquer la constitution de la IIe République. Après, nous pouvons discuter pour savoir dans quelle mesure il a réussi à le faire, ou pas. Mais ce n’était pas chose facile, et Béji Caid Essebsi devait incarner cette nouvelle architecture institutionnelle. Quand bien même n’a-t-il cessé d’appeler à modifier la constitution pour revenir à un régime centré sur le président, il a été finalement obligé de faire avec cette nouvelle constitution, contre son gré, et de revoir ses ambitions à la baisse.
Qui sont les favoris pour lui succéder ?
Sur les 26 candidats confirmés par l’ISIE (Instance en charge des élections), deux sont en fuite pour des démêlés avec la justice, et un autre en prison. Il s’agit de Nabil Karoui (directeur de Nessma Tv, puissant média accusé au lendemain de la révolution de faire le jeu de l’ancien régime ; arrêté le 23 août 2019 et poursuivit pour « blanchiment d’argent » et « évasion fiscale ». NDR) C’est une particularité de cette élection : on ne peut pas dire avec certitude qui sera au deuxième tour. D’abord parce qu’il y a pléthore de candidatures, ce qui a généré un éclatement des votes. On le constate surtout dans le camp dit « de gauche », ou en tout cas non-islamiste. Il y a ainsi une quinzaine de candidats qui ont pratiquement le même positionnement politique, avec les mêmes propositions. Ce sont tous les candidats issue de Nida Tounes qui l’ont quitté au fur et à mesure de sa déconfiture, mais aussi d’autres candidats indépendants qui présentent finalement le même positionnement. En face, côté islamiste, il y a d’abord Abdelfatah Mourou, présenté par Ennahda, mais aussi quelques petits candidats qui essaient de séduire l’électorat très conservateur, la base militante d’Ennahda. Je pense notamment à l’un des favoris, qui est Kais Said, l’universitaire, communément appelé « Robocop » parce qu’il s’exprime de manière très hachée et n’emploie que l’arabe littéraire (par opposition au dialecte, que l’on emploie dans la vie de tous les jours, NDR). C’est un universitaire qui n’a absolument aucune idée de la manière dont fonctionnent les rouages de l’État et aucune expérience de gouvernance. Mais il jouit d’une popularité un peu incompréhensible. Je pense qu’il rassure une certaine frange de l’électorat qui voit en lui quelqu’un de droit, de rigoureux et en même temps anti-système.
Difficile de se prononcer sur l’issue du première tour. Les sondages, publics ou non, indiquent qu’il y a entre 5 et 7 candidats qui peuvent être au second tour, et que l’on peut qualifier de sérieux. Il y a Karoui, Mourouh, bien sûr. Et Sbidi, ministre de la Défense du gouvernement Chahed, qui est un candidat récent, soutenu par des cadres du système qui voient en lui des personnes à même de sauvegarder leurs intérêts. C’est le candidat de l’école doustorienne du Sahel (Région favorisée de la Tunisie, située au Nord-est du pays, et dont sont issus tous les dirigeants du pays depuis l’indépendance, NDR.)
Il y a Abir Moussi, ex-responsable du comité central du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique, parti de l’ex-dictateur Ben Ali), la nostalgique de l’ancien régime autoritaire de Ben Ali, et qui veut remettre tous les islamistes en prison. Elle est populaire, car elle a su parler à une frange de l’électorat éradicateur, qui a été déçu par le gouvernement de consensus formé par Béji Caïd Essebsi avec Ennahda. Elle surfe aussi sur l’image d’une héritière de l’école doustourienne de Bourguiba. Elle est également appréciée pour son franc-parler, et la régularité de ses positionnements et de sa posture. Contrairement à d’autres caciques de l’ancien parti unique, elle n’a jamais changé de discours, et ne s’est jamais dissociée de son historique au sein du RCD. Elle en est même fière, ce qui est plutôt apprécié par une partie des Tunisiens, qui en ont assez des discours populistes et démagogiques, des candidats qui n’ont pas de cohérence dans leur discours.
Il y a aussi Youssef Chahed, le chef du gouvernement sortant, qui ne cesse de déployer les moyens de l’État pour faire campagne, et de révéler en même temps ses tendances très autoritaires. C’est une graine de dictateur, au vue de la manière dont lui-même et son équipe rapprochée sont en train de gérer sa campagne depuis six mois. Et surtout, de toutes les tentatives qu’il a fait pour exclure les candidats les plus sérieux, comme sa décision de saisir tout le matériel de Nessma TV, sur ordre certes de la Haïca (instance de régulation des médias). Sauf que cet ordre datait d’il y a trois ans, et n’avait pas été mis à exécution jusque-là. Sa tentative, enfin, d’amender la loi électorale, et l’accélération très surprenante aujourd’hui, du cours de la justice, avec le gel des avoirs des frères Karoui, puis leur interdiction de voyager, et enfin l’arrestation de Nabil Karoui, l’un des favoris de l’élection.
Il y a enfin Mehdi Jomaa, l’ex-premier ministre, qui a su ces derniers temps remonter la pente des intentions de vote, et qui jouit probablement de l’image de l’homme d’État expérimenté, qui a su sortir la Tunisie de la crise de l’été 2013 en organisant de manière apaisée des élections en 2014. Il bénéficie du soutien financier important d’hommes d’affaires, mais aussi de soutiens politiques puisqu’il a su recruter dans ses rangs certains ex-responsables et financiers de Nida Tounes.
Cela étant dit, nous ne sommes pas à l’abri d’une surprise. Les débats organisés à partir du 7 septembre qui opposent des paires de candidats, vont être très suivis, et probablement peser fortement sur ce scrutin indécis. Beaucoup de Tunisiens n’ont pas encore fait leur choix.
Vous évoquiez en début d’entretien l’enthousiasme des Tunisiens pour cette élection. À quoi le mesurez-vous ?
Au 1,5 million de Tunisiens qui se sont inscrits dernièrement sur les listes électorales, ce qui en passant infirme toutes les théories selon lesquels les Tunisiens se désintéressent du vote. Plus de 7 millions de Tunisiens sont inscrits sur les listes, sur un volume théorique de 8,5 millions d’électeurs potentiels (pour 12 millions d’habitants, NDR). Ce qui d’ailleurs est dû en partie à une très bonne campagne de l’ISIE. L’autre indicateur positif est que ce 1,5 millions de nouveaux électeurs est constitué en majorité de jeunes et de femmes. La force vive, finalement, de la Tunisie d’aujourd’hui et celle de demain.
Les points de débats sont également beaucoup plus divers qu’en 2014. La controverse alors était simpliste : il s’agissait de voter pour ou contre le projet des islamistes. Et c’est d’ailleurs ce qui a permis à Béji Caïd Essebsi de rassembler largement. Aujourd’hui, il y a plusieurs lignes de fracture entre les candidats. Il y a toujours la fracture islamistes/anti-islamistes, mais elle est beaucoup moins vive qu’en 2014.
Il y a aussi une nouvelle propagande, que je qualifierai d’anti-démocratique. Beaucoup de candidats remettent en cause la constitution de 2014 et la nouvelle architecture institutionnelle qu’elle a mis en place. Beaucoup de gens appellent à un retour vers un régime présidentiel concentré. Beaucoup de candidats et de partis ne voient pas d’un bon œil l’enclenchement du processus de décentralisation qui va ôter du pouvoir et rogner les prérogatives des ministères centraux. Ce qui rendra la tâche de maîtrise des rouages de l’État beaucoup plus difficile pour les partis et les gouvernants. Il y a donc un véritable débat sur le fait de savoir si la Tunisie s’est engagée dans la bonne voie avec cette transition démocratique, ou si les Tunisiens ne sont finalement pas prêts pour la démocratie.
Dans cette dernière ligne de fracture entre aussi le fameux débat sur la justice transitionnelle, qui a opposé l’instance vérité et dignité (IVD) à l’ensemble des autres institutions de l’État.
Il y a aussi la ligne de fracture liée au modèle de développement ; le débat n’est pas nouveau. Il a été enclenché essentiellement par les acteurs de la société civile au lendemain de la révolution, avec un livre blanc du développement économique qui a paru dès la fin 2011. Ce livre prônait des réformes ambitieuses de l’économie afin de mettre en place un nouveau modèle économique beaucoup plus équitable, et à même d’assurer une véritable justice sociale dans le pays. C’est un débat un peu moins audible, et auquel sont d’avantage sensibles les Tunisien issus des régions intérieures, qui vivent ces difficultés et ce sous-développement. Son enjeu demeure considérable pour l’avenir du pays.
Par qui ce débat économique est-il porté à l’échelle nationale ?
Par quelques candidats de l’opposition, comme celui du Courant Démocratique de Mohamed Abbou, qui s’est positionné sur la bataille de l’anti-corruption, et multiplie les propositions de réforme de l’économie sous cet angle. Un autre candidat, Lotfi Mrayhi, tient un discours intéressant, que l’on n’entend pas souvent, sur les réformes économiques qu’il serait nécessaire d’entamer. Il est davantage protectionniste.
Le camp anti-démocratique demeure toujours fort en Tunisie. Peut-on craindre une menace pour les libertés publiques et un retour en arrière à l’issue de ce processus électoral, qui comprendra aussi des élections législatives d’ici à la fin de l’année ?
Oui, la crainte est forte, et justifiée. Si l’on écoute les propositions de certains candidats, ils me semblent plus dangereux encore que Ben Ali. Une candidate comme Abir Moussi qui veut remettre tous les islamistes en prison, qui veut interdire le financement étranger des ONGs (ce qui est aussi le projet de Karoui), qui veut annuler tous les mécanismes de concertations qu’on a tant de mal à mettre en place entre acteurs de la société civile et les autorités publiques, qui veut recentraliser le pouvoir entre les mains d’une figure unique… tout cela va à l’encontre des principes de l’État de droit que l’on est en train de mettre en place et pour lesquels on lutte depuis tant d’années, avant même la révolution.
La crainte est réelle et se fait entendre chez nos collègues au sein de la société civile. Beaucoup d’ONGs, et notamment la mienne, sont en train de déployer des stratégies de protections, au cas où un mauvais candidat serait élu.
Il faut souligner que le décret de 2011 qui régit les activités associatives est l’un des principaux acquis de cette révolution. Nous disposons d’un cadre légal pour les associations qui est très permissif, libéral, beaucoup plus même que dans certains pays européens. Il y a d’ailleurs eu à plusieurs reprises des tentatives du gouvernement Chahed de refondre ce cadre législatif. Elles n’ont échouées jusqu’ici que parce que les associations se sont mobilisées et ont refusé les propositions du gouvernement.
La crainte d’un retour en arrière est d’autant plus justifiée qu’au sein de la population, il n’y a malheureusement pas beaucoup de Tunisiens qui défendent cette transition démocratique, tout simplement parce qu’elle leur coûte cher, sur le plan social et économique, et qu’ils n’ont vu strictement aucun fruit de ces réformes politiques, de cette nouvelle constitution qui est louée partout dans le monde, mais dont ils ne voient pas les effets.
La préservation des libertés publiques est-elle l’enjeu principal de ces élections ?
Disons que cela fait partie des enjeux. Pour moi, la principale question est : « Dans quelle mesure ces élections nous permettront-elles de poursuivre la construction démocratique ? ». Les acquis ne sont pas suffisamment encrés, les instances indépendantes de régulation ne sont pas toutes mises en place. Nous n’avons toujours pas de haute cour constitutionnelle. Nous ne disposons toujours pas des garde-fous nécessaires pour éviter un retour en arrière vis-à-vis des acquis démocratiques. Il faut continuer à bâtir cette Tunisie démocratique.
Car dans le même temps, on ne peut toujours pas affirmer aujourd’hui que la Tunisie est un État de droit. Nous n’avons toujours pas réformé l’appareil sécuritaire. Les syndicats de policiers continuent à faire de la politique, et ont été jusqu’à pénétrer dans l’enceinte d’une Cour pour empêcher que leurs collègues soient jugés pour torture. Il y a toujours cette impunité dont jouissent les agents publics. Il y a toujours des lanceurs d’alertes qui sont mis au placard ou poursuivis en justice. Il y a toujours des journalistes qui sont poursuivis pour leurs écrits. Nous manquons de mécanismes, de contre-pouvoirs et de lois qui nous permettent de nous préserver de cela.
Que pèse aujourd’hui l’ancien régime de Ben Ali ? Est-il toujours aussi influent en région, et dans les cercles économiques ?
Le poids de l’ancien régime est toujours important à travers les réseaux de notabilité, notamment en région. Des partis comme Ennahda, Nida Tounes ou Machrou Tounes ont compris cela, et ont pu récupérer une partie de ces réseaux pour leurs propres intérêts partisans. Cela explique d’ailleurs que des anciens responsables du parti unique de Ben Ali occupent aujourd’hui des places confortables dans les états-majors des partis, et dans le gouvernement. Quatre ministres et secrétaires d’État actuels étaient ministres ou avaient des responsabilités importantes sous Ben Ali. A l’échelle locale, il y a énormément de notables, hommes d’affaires, commerçants, ex-responsables de cellule du parti unique qui ont su se reconvertir et qui ont su sauvegarder leurs liens d’influence, et les monnayer auprès des nouveaux partis politiques.
Il y a aussi le capital immatériel de l’ancien système. Cet ensemble de pratiques d’us et de coutumes, de procédures et de lois qui ont fait la force du régime de Ben Ali et qui n’ont pas été réformés. À titre d’exemple, il y a cet ensemble de loi qui établissent des barrières à l’entrée de certains secteurs économiques clés, ces restrictions qui font qu’aujourd’hui, nous sommes toujours dans le même régime politique avec des accointances très fortes entre les milieux politique et économique. Désormais, la nouvelle tendance en Tunisie dans les milieux d’affaires, c’est d’investir non pas dans des secteurs de l’économie, mais dans des partis politiques. Et quand un investisseur s’engage, il attend un retour sur son investissement. Il n’y a qu’à regarder la composition de l’Assemblée : 15 % des élus sont des hommes d’affaires qui se sont engagés pour sauvegarder leur intérêts. Ils emploient la même stratégie que certaines corporations, comme les avocats, les médecins, les huissiers et notaires, qui ont tout fait pour éviter que l’on introduise des réformes, notamment via les lois de finances de ces cinq dernières années. Les médecins ont refusé qu’on puisse leur appliquer une tarification à l’acte, et leur imposer de disposer d’une comptabilité. Beaucoup de professions ont refusé que l’on réforme le régime forfaitaire, qui fait qu’un médecin qui gagne 100.000 euros par an paie la même somme d’impôt que le petit épicier du coin.
Il y a une quantité importante de nuisances qui subsistent de l’ancien régime. Mais elles bénéficient à plusieurs partis, à plusieurs clans, et non plus à un seul. Cela explique en partie la montée de la corruption et notamment de la petite corruption depuis la révolution. Toutes les études et en particulier celle de l’instance chargée de prévenir et de lutter contre la corruption, démontrent qu’à la faveur de la révolution, on a vu une explosion des actes de ce que l’on appelle « petite corruption ». C’est le petit billet de 10 dinars que l’on glisse à l’hôpital pour passer avant les autres, ou à l’agent de la municipalité qui va légaliser la signature, même si l’on n’a pas payé ses impôts locaux. Parce que les gens n’ont plus peur du régime, du policier, que la surveillance du régime n’est plus là, il y a eu une démocratisation des actes de corruption.
On est passé d’une corruption en clan organisé, proche du pouvoir, à une petite corruption beaucoup plus diffuse, et généralisée, au profit d’un plus grand nombre, du tunisien moyen jusqu’à Youssef Chahed.
La société tunisienne a-t-elle néanmoins progressé depuis le vote de la constitution en 2014 ?
Oui, je le pense. Il y a une sorte de courbe d’apprentissage, que l’on peut appliquer à la fois à la classe politique qui a émergé depuis neuf ans, mais aussi aux Tunisiens en général, qui étaient illettrés en matière politique sous Ben Ali, et découvrent beaucoup de choses depuis son départ. Ils ont découvert que nous vivions auparavant sous un régime dictatorial, notamment grâce aux procès publics organisés par l’IVD, où les gens ont vu l’horreur de la répression et l’ampleur des abus du régime de Ben Ali via les témoignages des victimes. Les gens ont aussi expérimenté la nouvelle classe politique et le parti Ennahda. Ils ont vu qu’Ennahda était capable de beaucoup de pragmatisme, que c’était un parti comme un autre, qui est capable d’aller à l’encontre de ses principes et valeurs pour sauvegarder ses intérêts politiques et partisans. Un parti comme Ennahda a voté avec Nida Tounes la loi de réconciliation administrative, favorisant ainsi l’amnistie des partisans d’un régime dont ses militants ont été victimes. Qui l’eût cru ?!
Il y a donc une forme d’apprentissage qui permet au Tunisien d’avoir une vision beaucoup plus éclairée des enjeux et des dynamiques.
Tout cet apprentissage du Tunisien font qu’il y a certaines erreurs du passé qu’il ne recommettrait pas aujourd’hui. Je pense notamment au « vote utile » de 2014 en faveur de Nida Tounes, qui appelait à voter contre les islamistes d’Ennahda, avant de s’allier avec eux juste après les élections.
Pour revenir sur cette stratégie d’Ennahda, on a le sentiment que ce parti, qui été martyrisé sous Ben Ali et a tout fait pour se faire accepter dans le paysage politique tunisien, a désormais un objectif d’hégémonie politique au centre droit, en s’appuyant sur l’électorat massivement conservateur sur le plan social et libéral sur le plan économique, un peu comme l’a fait Erdoğan en Turquie au début des années 2000 lorsqu’il a créé son parti. Est-ce également votre perception de sa stratégie?
Je dirais que vous allez un peu vite en besogne et que le mouvement Ennahda, après s’être fait accepté, cherche maintenant à se normaliser. Ennahda se rend compte qu’il y a toujours une frange de la population qui est toujours dans une approche éradicatrice et n’accepte même pas l’existence de militants et de responsables islamistes. Abir Moussi et sa popularité confirment cela. Je pense également à la décision forte du dernier congrès d’Ennahda de séparer le prosélytisme de l’activisme politique, ce qui fait partie de cette stratégie de normalisation, et qui est censée rassurer en interne comme en externe sur les intentions réelles du parti. Le message d’Ennahda c’est : « considérez-nous comme les chrétiens-démocrates allemands, et admettez que nous sommes un parti politique qui est là pour faire de la politique, sans objectif d’imposer un mode de vie ou une société proche de nos principes religieux. » Je pense d’ailleurs qu’ils ne sont pas encore satisfaits du résultat de leur tactique, et qu’ils ne s’estiment pas encore normalisés. Il faut dire que depuis 2013 et l’arrivée au pouvoir des militaires en Égypte, le contexte international n’a pas été en leur faveur. Hormis Erdoğan et le Qatar, Ennahda dispose de très peu d’alliés à l’échelle internationale.
Comment perçoit-on la situation algérienne en Tunisie ?
On l’a regardé d’abord avec beaucoup de pudeur. Peut-être parce qu’en Tunisie, à tort ou à raison, on a toujours eu peur de ce grand voisin algérien. Les effets de la décennie noire de la guerre civile dans les années 1990 est toujours dans les esprits. Et puis, l’Algérie pèse sur le plan économique, c’est un partenaire essentiel pour nous sur ce plan-là, et sécuritaire également. Mais dans le même temps, le mouvement algérien a été regardé avec beaucoup d’optimisme. Pour moi, cela a été la seule bonne nouvelle de l’année 2019. Car supposons que les Algériens réussissent à entamer un processus de transition démocratique. Cela aura un effet domino, et permettra l’émergence d’un pôle qui s’engagera vers une transition démocratique. Aujourd’hui, hélas, nous sommes bien seuls sur ce plan-là, et nous le ressentons, aussi bien du point de vue des idées que du soutien régional. La Libye est en déliquescence, et l’Égypte comme les pays du Golfe voient d’un mauvais œil ce qui se passe chez nous, en Tunisie.
Le 27 juin, Tunis a subi un double-attentat qui a causé la mort d’une personne et en a blessé huit autres. Comment les Tunisiens vivent-ils ce qui s’apparente depuis cinq années maintenant à des attaques récurrentes ?
Je crois que nous avons appris à vivre avec, et c’est plutôt une bonne chose. Face au terrorisme, les Tunisiens n’ont pas modifiés leur mode de vie. Quelque chose m’a profondément marqué : lors du dernier attentat sur l’avenue Bourguiba, cinq minutes après l’explosion des bombes, les gens étaient de nouveau assis aux terrasses des cafés. Cela témoigne de la capacité de résilience du peuple tunisien. Il faut dire aussi que la réponse sécuritaire aux attentats a beaucoup progressé depuis 2015. Aujourd’hui, on se sent quand même plus en sécurité qu’il y a quatre ans.