Société

Peut-on encore rire de tout ? Honte, humour et littérature

Enseignant-chercheur en littérature

Notre époque, entend-on souvent, serait cadenassée par le « politiquement correct » et il serait désormais impossible de rire de tout. C’est faux. L’humour noir n’a jamais été aussi présent, dans les médias et sur les scènes de stand up, mais s’il provoque parfois le malaise de certaines de ses cibles, c’est qu’il se mue en instrument de domination. Lorsque l’humour ne parvient pas à retourner le stigmate de la honte, il échoue à faire rire.

Lors de la septième édition de l’Intime festival, à Namur, les 23-25 août, j’ai eu le plaisir d’animer une rencontre autour de la honte en compagnie de Joëlle Losfeld, Robert McLiam Wilson et David Murgia. On connaît les impasses provoquées par les effets de renvoi des définitions dictionnairiques : si vous cherchez « honte » dans le TLF, vous devrez successivement passer par opprobre, déshonneur et honneur pour reconstituer une mosaïque indiquant que la honte procède du fait de déroger à une norme sociale, de ressentir cette dérogation et de la tenir pour problématique – vous pouvez assumer un décalage ou ne pas le ressentir, c’est au moment où le décalage vous dérange que vous ressentez de la honte.

Il s’agit au fond de l’un des motifs nodaux de l’histoire littéraire : toute l’intrigue du Cid repose sur le fait que Rodrigue doit venger son père du déshonneur infligé par une gifle de Don Gomès ; Emma Bovary se lance dans des aventures extraconjugales et dans l’achat compulsif de produits de luxe parce qu’elle a honte de son quotidien banal et de son idiot de mari, qui ne correspondent pas à l’existence idyllique qu’elle avait imaginée ; Lord Jim de Conrad relate les déboires d’un jeune officier de marine ambitieux, qui abandonne son navire sur le point de sombrer, sans avertir les centaines de passagers – le bateau, finalement, ne coule pas et seule reste la honte de la désertion.

J’ai aussi la faiblesse de croire que si le bref passage de Rimbaud à Paris se passe si mal et que le jeune homme s’y montre peu bavard, c’est parce qu’il a honte – de ses manières provinciales qui cadrent mal avec les codes des réseaux parisiens, de son accent, de sa voix. De Proust à Albert Cohen en passant par Drieu la Rochelle, Genet ou Duras, les cas emblématiques sont innombrables, comme l’a montré Jean-Pierre Martin dans un petit livre élégant (La Honte. Réflexions sur la littérature, 2006). De celui-ci, retenons encore une citation de Cioran, qui fait du sentiment le seul moteur


Denis Saint-Amand

Enseignant-chercheur en littérature