Une vie digne d’être racontée
Exergue
J’ai cinq ans ou six ans. Je suis assis par terre aux pieds du fauteuil en rotin dans lequel mon grand-père passe ses journées.
Ce jour-là je lui avais demandé pourquoi il avait quitté son île de Chypre à 12 ans.
Il était resté silencieux un long moment, cherchant sa réponse. Puis il avait fini par dire :
— C’était comme ça à l’époque, on émigrait.
— Mais pourquoi c’était comme ça, avais-je insisté.
— On émigrait, avait-il répété à voix basse.
— Mais pourquoi ?
— Pour avoir une vie « digne »…
— C’est quoi une vie « digne » ?
Il avait réfléchi longtemps puis m’avait répondu :
— Une vie digne d’être racontée.
•
Je ne t’entends plus. Les années sont passées effaçant jusqu’au souvenir de ta voix. Je peux encore te voir sur de vieilles photos, le regard voilé par les transparents. Tu es au milieu des tiens, regardant l’objectif, un sourire à peine esquissé. Mais tu es un visage sans voix. Cherchant à me souvenir de toi, c’est ce silence que je note en premier, c’est sur lui que je bute. Je peux t’imaginer assis sur ton fauteuil en rotin, près du poste de radio posé sur l’étagère, indifférent à ce qui t’entoure, perdu dans tes pensées personnelles. Mais ta voix non, je ne l’entends plus. Elle s’est effacée sur la bande-son de mon enfance. J’ai beau la faire passer et repasser, j’entends les bruits de vaisselle, les rires des enfants, les poules qui caquettent partout, les hommes qui parlent politique, la TV allumée en permanence, dont on voit à peine l’image en plein jour, on l’écoute plus qu’on ne la voit, j’entends ma mère et ses sœurs qui parlent, parlent… elles n’ont jamais fini de parler, le matin je me réveille avec leurs voix qui se mêlent aux bruits des tasses entrechoquées le soir je m’endors accoudé sur la table encombrée d’assiettes dans le brouhaha de leur conversation qui se poursuit. Leurs voix tapissent les murs de mon enfance. J’entends Crack le chien, mais lequel ? Crack 1 ou Crack 2 ? Combien de Crack il y a eu ? Toute une dynastie de chiens de rue, des bâtards au poil ras, rehaussés d’un numéro comme des rois ou des papes et qui traînent leur carcasse malade vers un coin de soleil ou d’ombre selon la saison. J’entends les cris. Tout le monde criait dans la famille. Et comme tout le monde criait, on devait crier à son tour pour se faire entendre, en tapant sur la table au besoin. De quoi devenir sourds comme l’autre branche de la famille, celle de la sœur de ta femme Virginie : eux étaient vraiment sourds, sourds comme un pot, sourds-muets. C’est ainsi qu’on les appelait dans la famille, « les Sourds-muets ». C’est l’aspect proustien de cette histoire : côté Swann les Criards, côté Guermantes les Sourds-muets. Le dimanche les deux côtés se réunissaient dans un grand jardin plein de rosiers. Ils l’appelaient avec cette immodestie des gens modestes : la Roseraie. Je me souviens de ces dimanches après-midi dans la Roseraie. Comment les oublier ? Les uns criaient. Les autres leur faisaient des signes. Peut-être criaient-ils pour se faire entendre des Sourds-muets ou pour garder l’ascendant sur la conversation. En fait ils s’exprimaient tous plus ou moins en langue des signes. Mais à ce jeu les Sourds-muets étaient plus éloquents. Ils jouissaient d’une supériorité naturelle. Ils dessinaient dans l’air des énigmes qu’il fallait déchiffrer. Les avant-bras tournaient sur eux-mêmes comme les essieux d’une locomotive, un doigt pointé vers le ciel se précipitait vers le bas, les mains s’agitaient en tous sens comme des ailes de papillon, le dos d’une main venait buter sous le menton, ou s’affairait autour de la bouche comme pour en extraire des mots derrière la barrière des dents. Des oiseaux et des papillons s’échappaient de leurs mains qui voltigeaient. Les poitrines se gonflaient, les gorges vibraient ; les doigts tambourinaient sur la peau des joues, les mains se dédoublaient, s’éloignaient, voltigeant dans les airs comme un couple de danseurs avant de se rejoindre, dans un tête-à-tête troublant, index contre index. Toute une écriture des corps dans l’espace, une danse de lettres et de mots éparpillés dans l’air… Les bustes se dressaient faisant barrage de leur corps, séparant l’avant de l’après et le futur du passé, comme une digue dans le temps. Leurs mains allaient chercher un fardeau invisible niché derrière leur épaule et le déposait devant eux comme un trophée dont le sens s’éclairait aussitôt : jusqu’à maintenant… En pivotant sur eux-mêmes, il déplaçaient les colonnes du temps. Aucune improvisation dans cette gestuelle réglée comme une chorégraphie avec ses règles, sa syntaxe et son alphabet. Le regard pouvait exprimer tour à tour la surprise, l’effroi, la colère ou la perplexité, une palette d’expressions que les lèvres atténuaient ou soulignaient avec des petits bruits labiaux, un clapotis de mots que les sourcils ponctuaient de points d’exclamation ou d’interrogation.
Ils retournaient les mots comme des cartes. Sur une portée invisible, les doigts posaient des notes, des soupirs, des silences, une musique inaudible, faite de figures et non pas de sons. La chorale des Sourds-muets exécutait sa cantate avec des élans retenus, des soupirs silencieux, des halètements qui pouvaient aller jusqu’à l’extinction de voix. Et ils y mettaient tout leur cœur, leur visage et leurs mains. Parfois leurs voix se joignaient à l’unisson dans une sorte d’élévation liturgique, de communion spirituelle, parfois au contraire un désaccord se faisait jour et on croyait qu’ils allaient en venir aux mains.
Avec leur éloquence les Sourds-muets lançaient sans le vouloir un défi à l’autre côté de la famille, les Criards, qui devaient leur répondre chacun à sa façon, se faire comprendre coûte que coûte. Ceux qui avaient l’usage de la parole essayaient de compenser leur infériorité sur le terrain des signes en haussant la voix, en criant pour se faire comprendre des autres, par-delà le mur de la surdité. Cela ne servait à rien puisque les sourds étaient sourds, sourds comme des pots. Mais est-on rationnel en pareilles circonstances. La volonté de communiquer l’emporte sur toute autre considération. Après un round d’observation, ils repartaient à l’assaut, cherchant à percer le secret de ces arabesques suspendues dans le vide, le contour de ces formes qui disparaissaient aussitôt esquissées comme des nuages, ces gestes qui reprenaient depuis le début le récit de leur arrivée, l’énigme de leur présence au monde. Il leur fallait répondre d’une manière ou d’une autre, avec des claquements de langues, des craquements de doigts, agitant les mains, en se tapant sur les cuisses ou en redressant le torse comme un toréador. Mais les mots buttaient à la frontière de leurs dents. On aurait dit une volière tant ça piaillait et ça battait des ailes avec des piétinements d’impatience, des gorges vibrantes, des yeux exorbités et des cris d’oiseaux courroucés. C’est comme ça que je voyais les choses, enfant. Les gloussements, les piaulements et les croassements m’apparaissaient comme des efforts inaboutis, côté Criards, pour dire des choses malgré tout, malgré le couvre-feu verbal qui leur était imposé par les Sourds-muets. Quand les deux côtés se rencontraient, entre Criards et Sourds-muets, c’était difficile à suivre.
Dans ces joutes verbales, il n’y avait pas de place pour le Chypriote. Pas de pupitre pour le Chypriote, ni d’instrument dans la fanfare familiale pour le Chypriote. Car tu n’appartenais à aucun des deux côtés, ni Swann ni Guermantes, ni sourd-muet ni criard. Simplement silencieux.
« Il avait honte Papa », dit Nanou sa fille, ma mère. « Honte de mal parler », ajoute Georges son plus jeune fils. « Il craignait qu’on se moque de lui », confirme Henry, l’aîné des garçons. Il y mêlait des mots grecs. Des mots italiens, dit la légende. Pourquoi pas l’arabe, tant qu’on y est. Il avait passé une partie de sa jeunesse en Égypte après tout. Il parlait mal le français mais il ne parlait plus le grec non plus. C’est ce qu’on m’a dit à Chypre. Quand il est retourné dans son village à la fin de sa vie, les gens ne le croyaient pas. « Tu n’es pas grec. Tu ne parles pas bien le grec. » C’est simple, non ? C’est vrai , un grec ça parle grec. Sinon on ne s’y reconnaît plus. Mais toi tu avais lâché le grec à 12 ans en quittant ton île. Puis tu avais dû apprendre le français tout seul, en lisant des bandes dessinées puis des livres. Personne ne sait ce que tu lisais tous les matins sur ton fauteuil en rotin. Ma cousine Jozy se souvient d’une couverture couleur papier kraft sur laquelle le titre était imprimé en noir. Elle en parle comme s’il s’agissait d’un seul livre.
Lâchant le grec pour le français, autant dire la proie pour l’ombre, résultat : tu ne parlais bien ni le français ni le grec. Ni l’anglais d’ailleurs car Chypre était sous protectorat anglais dans ton enfance. Tu aurais pu parler anglais. Mais tu ne parlais pas non plus l’anglais.
En Amérique cela aurait été différent. Tu aurais appris l’américain comme tout le monde. Mais à Marseille apprendre le français c’était plus difficile. D’ailleurs est-ce bien le français que les Marseillais parlent. Forcément pour un grec c’est plus déroutant.
Apatride et sans langue propre. Ni parlant ni vraiment muet. Trop muet chez les parlants. Trop parlant chez les muets. Pour parler la langue des signes, il faut une base, une référence. Chaque langue a sa gestuelle propre. On ne parle pas la langue des signes sans le socle d’une langue, en l’air, dans le vide. Mais toi tu n’avais pas de base, ni le grec, ni le français, sur laquelle établir un système de signes, une syntaxe. Donc le vrai muet de la famille, c’était toi. Le chef de famille incontesté. Celui d’où tout venait et tout découlait. Le patriarche, venu des rivages de Chypre, échoué sur le Prado à Marseille, ne parlait presque pas.
Tu bredouillais des mots en français, mais aussi en italien. « Bruta bestia ! » « L’abitudine ! »…
Lorsque je me remémore ces dimanche après-midi dans la Roseraie, je ne te vois pas, ni du côté des Criards ni du côté des Sourds-muets. Sans doute restais-tu du côté de chez Swan à nourrir les lapins avec le noble chien Crack à tes basques. Car avec lui tu parlais semble-t-il. À demi-mots. Avec des soupirs et des syllabes à peine audibles. Tu te parlais à toi-même et des sons en sortaient. Tu lui communiquais tes pensées personnelles. Et il te répondait par des grognements, des mouvements de la queue qui valaient assentiments. Il levait la tête vers toi et il reniflait tes pensées… C’est ce qui est bien avec Crack. Il ne cherche pas le sens des mots. Il ne s’arrête pas au sens des mots. Il se contente de les recueillir, Un nouveau bruit vient-il à se manifester, il penche sa tête doucement, dirigeant ses oreilles vers ce nouveau venu pour le cueillir doucement et l’absorber usant de son oreille comme d’une trompe. Tu disais que les chiens entendent beaucoup mieux que les humains, quatre fois plus ! Selon toi, Crack était même capable d’entendre la nuit le bruit des termites dans les murs. Un vrai radar ton Crack ! C’est pourquoi tu disais qu’il ne fallait pas toucher ses oreilles. Ça les rend sourds. Ça peut le rendre sourd…
Lui-même n’aboie presque plus. À quoi bon ? Ça le faisait éternuer. Chaque fois qu’il s’apprêtait à aboyer… Paf ! il éternuait. Comment aboyer en éternuant en même temps ? Impossible le cri est gâché si tu éternues ? L’éternuement de la créature en colère ? C’est ridicule. Il est éreinté Crack. Il a goûté à peu près à tout ce que la vie offre à un chien. Il lui reste les restes. L’étreinte chaude du soleil. La fraîcheur de l’ombre. Il touche à l’horizon de sa vie. Au-delà il n’y a plus rien de perceptible, d’audible.
Peu à peu il a cessé d’aboyer Crack. Il s’est mis à gémir, le museau en berne entre ses pattes tremblantes. À peu près au même moment où tu as cessé de parler. Et pour les mêmes raisons. À quoi bon ? Il y a cette complicité entre vous. Cette fraternité de la vieillesse. Crack c’est un peu le miroir de ton âme. Je vous revois tous les deux dans le jardin du Prado. Toi debout, tournant le dos à la maison, le regard à l’horizon, Crack à tes côtés, lui-même en proie à une certaine inquiétude que je n’ose qualifier de métaphysique, la queue en l’air, offrant à la vue son éternel cul squelettique.
Le taiseux on t’appelait. Une telle force de retenue, ça ne s’apprend pas. À la longue, tu avais fait de ton handicap une force. Et tu nous l’avais léguée, cette force. Cette retenue. Tu nous as légué le silence comme une religion. Car les dieux ne parlent pas. Les dieux sont silencieux. C’est ce que je me disais en classe de sixième quand on étudiait la mythologie. Ils s’arrangent pour nous faire comprendre les choses par des signes, comme les sourds-muets. Pour le reste, ils envoient leurs émissaires qui n’ont pas la langue dans leur poche. Ils en ont reçu le don comme on dit, le jour de Pentecôte, des petites flammèches sont tombées sur eux comme c’est écrit. Résultat : ils n’ont pas cessé de s’en servir, sans retenue. Ce qui provoque forcément des malentendus, des incompréhensions. Jusqu’à ce que les dieux se fâchent renvoient les émissaires et décident de se faire justice eux-mêmes, à leur façon brutale et ténébreuse. Et c’est tombé sur toi. Aucun de tes enfants ne se souvient du jour où c’est arrivé. Peut-être étaient-il trop jeunes à l’époque ? Des enfants. Ou pas encore nés. Peut-être les as-tu bercés, caressés avec ta main tranchée. « Moi je l’ai toujours connu sans les doigts », dit Georges ton plus jeune fils.
Je te revois assis sur ton fauteuil en rotin, l’oreille tendue vers le poste de radio, les mains posées sur tes cuisses. La main droite posée à plat, la gauche repliée sur elle-même, poing fermé. Sur les photos, tu tiens toujours ta main ainsi, repliée sur elle-même. Tu caches ton infirmité. Entre le pouce et l’annulaire, il y a un espace vide à la place de l’index et du médium.
Ta main amputée aurait fait piètre figure chez les Sourds-muets dans le ballet des signes. Autant exhiber une malformation. Ça aurait embrouillé la compréhension, cette main boîteuse, une source permanente de malentendus. C’était assez compliqué comme ça de s’entendre dans la famille. La langue devrait protéger les pauvres. Leur servir de carapace. C’est le contraire qui se passe. Elle les met à nu. Les renvoie à l’enfance lorsque les mots et les choses n’ont pas encore établi des relations de bonne intelligence. Lorsque les mots se détournent ou te trahissent, inutile de lutter sur ce terrain-là. Mieux vaut se taire.
Ceux qui ont mal au langage. Il leur reste les mains, actives, volubiles. Mais il t’en manquait une. La gauche, amputée de deux doigts. Un accident du travail aux Huileries et Savonneries de Marseille (Regio). Un jour de fatigue. Tu avais franchi la moitié du second quart. Plus de dix heures. Une seconde d’inattention. Une courroie a emporté ta main dans le pressoir-broyeur. La machine n’attend pas. Elle tranche. Elle a tranché deux doigts et demi. Au massicot. Phalange, phalangine et phalangette. Hachés avec les branches d’oliviers. Ton sang a coulé dans la machine, mêlé à l’huile d’olive, dans une drôle de liturgie. Tu as pâli comme jamais et tu es tombé en arrière comme pour t’arracher à la machine. Évanoui. Tu t’es réveillé à l’hôpital. Tout seul. La plaie cautérisée. La main bandée, aveugle. Tu l’as regardée un moment en tentant de remuer les doigts sous le bandage, ce qu’il en restait. Puis ils t’ont renvoyé à la maison. Une semaine après tu es retourné à l’usine. On t’a mis au déchargement. Pour transporter des sacs de 100 kg, une main suffisait. Tu chargeais aussi les barriques d’huile que tu faisais rouler avec une main entière et la paume endurcie de l’autre. À l’usine on t’appelait « Main d’or ».
Je t’ai connu comme ça, avec ta main tranchée, mutilé comme un dieu grec. Mutilé et mutique. Car tu n’en parlais jamais. Tu faisais avec. Ou plutôt tu faisais sans. Incapacité de quelques jours. Puis tu as repris le travail.