Société

Matthew Desmond : « La richesse des propriétaires repose sur la pauvreté des locataires »

Journaliste

Sociologue à Princeton, Matthew Desmond a reçu en 2017 le Pulitzer de l’essai pour Avis d’expulsion : Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, une longue enquête ethnographique qui se conclut sur une idée forte : les expulsions des logements sont moins la conséquence que la cause de la pauvreté.

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Matthew Desmond n’en fait pas mystère, il a traversé une longue période de dépression à l’issue de son enquête à Milwaukee (Wisconsin). Pendant plusieurs années, il a suivi 8 familles qui se débattent pour tenter de garder un toit, mais aussi les propriétaires auxquels ces familles ont à faire. Une expérience éprouvante pour le sociologue, professeur à Princeton, qui en a tiré un livre récemment traduit, Avis d’expulsion : Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine (éditions Lux). Cet ouvrage a été couronné du prestigieux prix Pulitzer de l’essai en 2017, mais aussi désigné cette année-là comme l’un des meilleurs livres de non-fiction par Barack Obama. C’est un travail ethnographique qui se lit comme un roman, tant l’auteur donne à voir ces vies brisées par les expulsions à répétition. Alors que les primaires démocrates battent leur plein, et que la question des inégalités s’invite dans la campagne américaine, Mathew Desmond revient sur ce que son travail révèle des mécanismes de pauvreté. RB

Pourquoi avez-vous choisi de concentrer votre travail sur la pauvreté aux États-Unis en vous attachant en particulier au phénomène des expulsions ?
Historiquement, la pauvreté aux États-Unis a surtout été traitée sous l’angle du travail, de l’emploi et de l’État-providence. Puis, progressivement, les chercheurs en sciences sociales ont tourné leur attention vers la responsabilité du système judiciaire et carcéral. Toutes ces question sont évidemment importantes pour comprendre le phénomène, mais elles ont occulté un élément fondamental à mes yeux : le rôle du logement dans les mécanismes de paupérisation. Si vous vous concentrez, comme je l’ai fait dans Avis d’expulsion, sur les expulsions locatives, vous obtenez une vision unique des catastrophes humaines causées par le manque de logement. Une autre façon de répondre à votre question, pourquoi cet objet, pourrait être de considérer les expulsions comme un outil narratif inédit, qui permet de raconter une autre histoire des inégalités. C’est une approche qui permet d’aborder la vie de personnes aux conditions sociales très différentes : riches, pauvres, entrepreneurs ou fonctionnaires… Ma conviction en tant que chercheur, sociologue et ethnologue, c’est que nous sommes tous liés au sein d’un système. Pour rendre compte de cette idée, de l’importance des relations, et écrire d’une façon différente un livre sur la pauvreté, il ne fallait pas écrire uniquement sur la figure du pauvre, des expulsés, mais aussi suivre les propriétaires. C’est cela que m’a permis ce travail sur les expulsions.

Pouvez-vous nous éclairer sur l’ampleur des expulsions aux États-Unis ? C’est un sujet proprement américain, le début de votre livre tente d’ailleurs de rendre compte du nombre incroyable d’expulsions dans le pays le plus riche du monde. 
Quand j’ai commencé mon étude, nous ne disposions pour ainsi dire d’aucun chiffre sur ce phénomène des expulsions aux États-Unis. Le gouvernement des États-Unis ne procède en effet à aucun recensement précis sur le sujet, il a donc fallu avec l’équipe de chercheurs qui m’accompagne construire la toute première banque de données nationale sur les expulsions. Ça nous a occupé ces deux dernières années. Quand on y pense, c’est tout de même extraordinaire, c’est comme si nous n’avions pas de chiffres sur les accidents de voiture ou sur le nombre d’Américains qui meurent d’un cancer. Ça donne une idée de notre niveau de connaissance sur les expulsions. Or, selon nos estimations il y a 2,3 millions d’Américains qui vivaient dans un logement ayant reçu un ordre d’expulsion en 2016, nos chiffres les plus récents. C’est le double du nombre d’Américains arrêtés pour des affaires de drogue cette même année, et 36 fois le nombre d’Américains qui sont morts d’une overdose. C’est donc un chiffre très important pour prendre la mesure de la pauvreté. J’ajouterais, pour bien se rendre compte de l’ampleur du phénomène, que ça ne représente que la moitié des personnes expulsées puisqu’on ne compte là que les expulsions dites formelles, suite à une injonction judiciaire obtenue par les propriétaires auprès d’un tribunal civil. Au cours de mon enquête j’ai rencontré un certain nombre de situations « informelles ». Il arrive par exemple que le propriétaire d’un logement donne de l’argent à ses locataires pour qu’ils déménagent. Moins sympathique, il arrive qu’il retire la porte de la maison quand le loyer tarde à être payé.

Alors qu’on aurait plutôt tendance à penser que les expulsions sont la conséquence de la pauvreté, vous montrez qu’elle en est en réalité une cause importante…
L’idée selon laquelle l’expulsion est une conséquence de la pauvreté vient en réalité de cette méconnaissance que j’évoquais à propos des expulsions. Qu’est-ce qui empêche un locataire de payer son loyer ? La réponse est assez simple, presque tautologique, c’est tout simplement qu’il est de plus en plus difficile d’y parvenir. Ces dernières années, les revenus les plus bas, ceux des personnes avec peu d’éducation, ont eu tendance à stagner quand dans le même temps le prix des logements est monté en flèche, particulièrement depuis les années 2000. Entre 1995 et aujourd’hui, le prix moyen d’un loyer a augmenté d’environ 70% aux États-Unis, suivant ainsi l’inflation, alors que dans le même temps l’État a cessé de jouer son rôle social. Désormais, seul un ménage sur quatre qui en fait la demande obtient un logement social. Dès lors, le nombre de locataires défavorisés ne cesse d’augmenter dans le système privé, et on voit des ménages qui consacrent la moitié de leur salaire au logement. On trouve même aux États-Unis aujourd’hui plus d’un quart des ménages pauvres qui dépensent 70% de leurs revenus en biens de subsistance ou bien en loyer. Dans ces conditions, il suffit d’un petit écart pour être expulsé, nul besoin d’une catastrophe. On pourrait même parler d’une forme de fatalité, plus que de responsabilité.
Alors pourquoi estimer que les expulsions sont plus une cause qu’une conséquence de la pauvreté ? Parce que ces personnes qui sont déjà dans une situation désastreuse perdent leur toit, voient leurs affaires embarquées par des déménageurs ou empilées sur le trottoir à la merci des passants et des voisins. Mais ce n’est pas qu’une question matérielle, elles perdent aussi un voisinage avec ses réseaux d’entraide, les enfants doivent quitter leur école. Il existe aussi un fichier des personnes expulsées, comme pour les criminels, sur lequel on est inscrit à vie et qui est consultable par n’importe quel propriétaire. C’est une inscription, une marque, qui peut vous empêcher de déménager dans un bon quartier, ou même tout simplement un quartier sûr, ce qui participe de la ségrégation urbaine. Tout cela signifie qu’aujourd’hui, aux États-Unis, ceux qui ont le plus besoin de logement sont ceux qui rencontrent le plus de contraintes, qui essuient le plus de refus. Nos études montrent par exemple que les expulsions sont une cause de perte d’emploi plutôt que l’inverse. C’est un moment si stressant qu’il a aussi un impact important sur la santé mentale. Nous savons que des mères expulsées de leur maison ont une plus forte probabilité de tomber dans une dépression deux ans après leur expulsion. Nous savons aussi qu’entre 2005 et 2010, période où le prix des loyers a explosé, le taux de suicides liés aux expulsions a doublé. Donc si nous prenons du recul et regardons les choses en face, nous voyons très clairement que l’expulsion n’est pas seulement une conséquence de la pauvreté, c’en est une cause importante.

Vous pouvez nous donner un exemple ? Il y a un personnage important dans votre livre, c’est Aileen. Pouvez-vous nous raconter son histoire et préciser pourquoi elle a été si importante dans votre démarche ?
Quand j’ai rencontré Aileen, c’était une mère célibataire qui faisait de son mieux pour élever deux jeunes garçons à Milwaukee (Wisconsin). Bien qu’elle occupait un logement dont le loyer était au plus bas du marché locatif, celui-ci captait 80% de son salaire. La première expulsion d’Aileen dont j’ai été témoin était due à un retard de paiement suite à la mort de sa sœur et à l’obligation de dépenser un peu d’argent pour les funérailles. Puis elle a manqué un rendez-vous avec son assistante sociale, parce que la lettre de convocation avait été envoyée à son ancienne adresse, celle dont elle avait été expulsée, ce qui a entraîné une réduction de ses allocations. Je l’ai vue alors envoyer son dossier à 20, 40, 60, 80 appartements, mais tous ont été rejetés. Personne ne la rappelait. Une partie de ses rejets était dus au fait qu’elle avait des enfants, ça lui a été dit ouvertement par un des propriétaires contacté. C’est illégal mais ce genre de choses n’est pas très bien régulé ni surveillé en Amérique. J’ai vu la pauvreté épuiser peu à peu toute l’énergie de cette femme incroyable. Une des choses les plus choquantes à laquelle j’ai assisté est arrivé alors qu’Aileen rendait visite à une de ses amies, Triscia. On a été témoin de son expulsion, et ce qui m’a marqué c’est voir le fils de Triscia rentrer après l’école, monter jusqu’à son appartement pour y trouver des inconnus lancer ses affaires dans tous les sens, les mettre dans des sacs poubelle, sa mère courant dans tous les sens pour récupérer quelques affaires, les médicaments en particulier. Et bien ce garçon qui devait avoir 7 ans ne pose aucune question, ne pleure pas, ne va pas demander de l’aide à son voisin, rien. Il se retourne calmement, et attend dehors. Pour lui ce genre d’épisode, d’instabilité, était devenu la norme.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le processus d’expulsion ?
Si le propriétaire veut procéder à l’expulsion en toute légalité, il doit le notifier au locataire, et avoir une cause valable, la plupart du temps c’est un retard du paiement du loyer. Si la situation n’est pas régularisée dans les délais exigés, il peut alors se présenter devant un tribunal, pour ça il paye des frais de procédure qui peuvent varier selon les endroits aux États-Unis entre 15 et 300 dollars. Les locataires n’ont pas le droit d’être défendus par un avocat, donc la majorité ne se présentent même pas au tribunal. Dans la ville de Charlotte en Caroline du Nord par exemple, le rythme peut atteindre 100 dossiers d’expulsions traités par heure, et ils savent que seulement un ou deux locataires viendront défendre leur cas. Quand les propriétaires reçoivent un jugement favorable, c’est-à-dire dans la grande majorité des cas, le dossier est transféré au département du shérif qui s’occupe de déménager les familles de leur maison avec l’aide d’une société privée de déménagement comme la Eagle dont je parle dans mon livre. Ça c’est le recours légal, ça peut prendre des mois comme seulement quelques jours. Mais il y a aussi une façon de procéder plus informelle que j’ai déjà un peu évoquée. Elle est illégale et peut prendre différentes formes. Par exemple, je connais un propriétaire qui payait 200 dollars les locataires en retard sur leur loyer, et prêtait son van pour déménager. J’en ai aussi rencontré qui court-circuitaient l’électricité, appelaient anonymement les services de la ville qui devaient eux-mêmes procéder à l’expulsion puisque vivre dans une maison sans électricité est illégal. Il y a une centaine d’autres manières de déplacer des familles par des expulsions informelles, et j’ai pu constater à  Milwaukee que ces expulsions informelles dépassent largement le nombre des expulsions formelles.

C’est un parti-pris important de votre livre : vous vous concentrez autant sur les propriétaires que sur les locataires. Si je comprends bien, travailler sur la pauvreté, pour vous, c’est travailler sur la relation entre ces deux pôles.
Aux États-Unis il y a traditionnellement deux manières de parler de pauvreté. Les conservateurs insistent sur la dimension individuelle, les décisions qui sont prises, le manque d’éducation ou de compétences… Les progressistes eux abordent la question de façon plus structurelle. Ces deux arguments s’opposent traditionnellement dans le débat public, mais ils sont en réalité très similaires si on considère leur effet sur les populations les plus pauvres. Car la présence concomitante de ces deux discours fait que personne ne se sent responsable : la pauvreté et les expulsions sont soit une responsabilité individuelle, soit la faute de la « structure ». Il y a donc 40 millions d’Américains qui vivent sous le seuil de pauvreté, et ce n’est la faute de personne. C’est pour ça que j’ai développé une troisième approche, qui insiste sur les relations entre les locataires et les propriétaires. Il s’agit de reconnaître qu’il y a des gagnants et des perdants, et que c’est souvent parce qu’il y a des gagnants qu’il y a aussi des perdants. Ce que je montre dans Avis d’expulsion, c’est que la stabilité des propriétaires, leur richesse, repose en grande partie sur la pauvreté des locataires. C’est une invitation à réfléchir à quelques questions fondamentales, à la responsabilité de chacun : de quelle manière la sécurité de mon quartier est assurée au détriment de celle des autres ? Quelles sont les conséquences de mes avantages fiscaux ? Il n’y a pas juste deux situations radicalement différentes entre les propriétaires et les locataires pauvres, ce sont deux réalités qui sont interconnectées. Ce qui m’a ouvert les yeux, c’est la littérature sur la pauvreté en Amérique. Ce à quoi j’ai assisté, c’est comme de lire Charles Dickens.

Vous prenez l’exemple de Shareena, la propriétaire d’Aileen, qui se distingue car elle est afro-américaine, c’est une ancienne enseignante… En quoi est-elle représentative de ce que vous appelez une « économie de ghetto » ?
Beaucoup de mes lecteurs viennent me voir et me disent «  je ne sais pas quoi penser de Shareena, est-elle la méchante ou bien la gentille dans cette histoire ? ».  Je ne réponds jamais directement à cette question parce que mon travail consiste justement à révéler la complexité des individus, et Shareena m’aide à souligner cette complexité. Il lui arrive par exemple d’aller faire les courses pour ses locataires, ou bien de les autoriser à dépasser les délais de paiement du loyer, mais ça lui arrive également d’expulser des familles à quelques jours de Noël. Elle est tout simplement, et complètement, humaine. C’est en effet une ex-enseignante, et je ne pense pas qu’on pourrait la considérer comme particulièrement riche. Elle possède 36 propriétés, toutes situées dans le ghetto ou le centre-ville. Elle loue ses appartements essentiellement à des Afro-Américains qui vivent sous le seuil de pauvreté. Au final, elle doit gagner à peu près 10 000 dollars nets par mois. Elle est fière de son travail, de ce qu’elle a bâti et de son esprit entrepreneurial.

Votre terrain de recherche, Milwaukee, n’est pas une ville très connue du lectorat français, ce n’est pas New York, Chicago ou Los Angeles. Pourquoi le choix de cette ville ?
Il y a quantité de livres écrits à propos de New York, Chicago ou Los Angeles, ces grandes villes iconiques des États-Unis. De toute évidence, elles sont très importantes, mais elles sont aussi très différentes, presque étrangères à la réalité commune du pays. Vous savez, la majorité des Américains vivent plutôt dans des villes comme Milwaukee, Cleveland, Saint-Louis, Indianapolis… qui ont beaucoup souffert de la désindustrialisation et n’en sont pas totalement rétablis. On n’y trouve ni systèmes de transports de pointe, ni système d’éducation très développé . En revanche ce sont des endroits marqués par la ségrégation raciale et sociale. Au final, parler de ces villes revient donc à parler de l’expérience partagée par beaucoup d’Américains, bien plus que si j’avais écrit à propos des grandes métropoles mondialisées. J’ajouterais que Milwaukee est un cas typique pour comprendre la pauvreté aux États-Unis de nos jours. C’est un exemple parfait de la désindustrialisation qui a frappé le pays. Il fut une époque où Milwaukee – qui s’était spécialisée dans la production de bières, de textiles et autres biens – avait un taux d’emploi de près de 100%. Quand la désindustrialisation a frappé les États-Unis, Milwaukee a fait partie des villes les plus touchées. Mais ce qui en fait un cas d’étude particulièrement intéressant, c’est que la ville et l’État du Wisconsin ont été dans les années 90 le laboratoire d’une croisade contre l’État-providence. À cette époque, Jason A. Turner, qui était membre de l’administration du gouverneur Tommy Thompson, a mis sur pieds un plan appelé « Wisconsin Works » : pour la première fois aux États-Unis on a fait dépendre l’aide sociale du fait de travailler. Or, quand le président Bill Clinton a pris connaissance de ce modèle, il a décidé de l’étendre à tout le pays.

Alors vous avez été capable de voir les résultats de « Wisconsin Works » ? Avez-vous pu évaluer les conséquences de ce plan des années 90 à nos jours ?
Oui, on voit les résultats partout aux États-Unis. Ma collègue Kathryn Edin a beaucoup travaillé à ce propos dans son livre $2 a day : living on almost nothing in America. Par le passé, le système d’aide sociale était une chose sur laquelle on pouvait compter, elle était toujours là pour celles et ceux qui touchaient le fond. Ce n’est plus le cas de nos jours car les aides sociales, leurs répartitions, sont contrôlées au niveau fédéral et on est obligé de constater que très peu de cet argent est utilisé pour les plus pauvres. L’État-providence est une coquille vide. Et quand bien même certaines personnes, comme dans mon livre, dépendent de ces aides sociales, cela ne représente presque rien. Les montants alloués n’ont pas changé depuis 1996-1997, or le coût de la vie et spécifiquement le prix des loyers a explosé. Donc il faut dire et redire que cette idée, qu’on entend encore parfois aux États-Unis, selon laquelle certaines personnes vivraient grassement des aides sociales est un mensonge, ça n’a jamais existé et ça n’existe certainement pas aujourd’hui.

Vous montrez aussi l’importance des propriétaires dans les politiques urbaines. Par exemple, vous dites qu’à Milwaukee ils sont responsables de la ségrégation de la ville, entre les quartiers Nord et les quartiers Sud.
Milwaukee est certainement l’une des villes où la ségrégation raciale est la plus forte aux États-Unis. Au Nord (northside) on trouve la communauté afro-américaine, au sud (southside) on trouve une zone hispanique et plus on descend plus on trouve les populations blanches. Si demain vous réalisez un sondage qui demande « pourquoi la ville est-elle tant ségréguée ? », la réponse que vous obtiendriez très probablement c’est : « Parce que chacun veut vivre avec celui qui lui ressemble. » Or, la vérité c’est que contrairement à une idée reçue cette réponse est bien plus vraie pour les Blancs que pour les Noirs américains. Nous savons, d’après nos recherches, que les Afro-Américains souhaitent en réalité majoritairement habiter dans des quartiers mixtes, partagés entre Noirs et Blancs, un quartier où tout le monde serait intégré. Mais la majorité des Blancs n’iraient même pas s’aventurer dans de tels quartiers, c’est pourquoi j’affirme qu’il y a une préférence structurelle des Blancs pour des quartiers homogènes. Ce qui donne aux sciences sociales l’occasion de remplir les bibliothèques de livres démontrant l’omniprésence des discrimination raciales. J’essaie de montrer dans ce livre le rôle de la discrimination au logement. Quand des personnes comme Aileen se font refuser un appartement, on est en mesure d’affirmer que c’est exclusivement parce qu’elle est noire. L’Amérique a un passif lourd en terme de discriminations raciales, et cet héritage est plus que présent aujourd’hui encore.

C’est ce que vous dites en effet, de nos jours ce n’est pas une politique de ségrégation qui vient des pouvoirs publics mais plutôt du secteur privé, elle se joue entre les propriétaires et les locataires…
Exactement, mais il faut dire aussi que ce n’est pas contrôlé correctement par l’État. En théorie la discrimination est illégale, mais dans les faits il n’y a pas une réelle volonté de faire respecter les lois.

Vous montrez dans votre livre à quel point les idées de propriété et de libre marché s’entremêlent pour générer ce business du ghetto. Le cas de Shareena évoqué plus tôt en est un exemple typique, mais vous ne questionnez pas cette relation entre libre marché et propriété. Pourquoi ?
L’Amérique fait face à un problème majeur, qui n’est jamais pris en compte, c’est que les familles les plus pauvres qui se logent sur le marché privé ne reçoivent aucune aide. J’espère que ce livre permettra une prise de conscience des conditions de vie des Américains les plus vulnérables, mais aussi que la brutalité du secteur privé du logement américain n’est pas une fatalité. Il existe d’autres façon de gérer le marché privé. On assiste aujourd’hui à des mobilisation telles qu’on n’en avait pas vu depuis longtemps aux États-Unis. Des questions jusque-là tabous sont posées : comme celle de savoir quel type de propriété nous voulons, ou si logement est une marchandise comme les autres. À la fin du livre, je montre qu’il y a là deux droits différents qui entrent en conflit : le droit de pouvoir tirer le maximum d’un investissement, et le droit à la vie. Si l’on réussit à trouver un compromis entre ces deux droits, cela pourrait être une solution. Malheureusement j’ai peur qu’un livre sur la pauvreté aux États-Unis, même s’il est lu, ce que j’espère, par des responsables politiques, ne fasse pas avancer les choses par exemple en termes de logements sociaux.

Les États-Unis sont dans une période de pré-élection présidentielle. Pensez-vous que ces mouvements dont vous parlez pourraient résonner à travers le pays et profiter à la mouvance qui se dit socialiste au sein des Démocrates. La pauvreté et l’inégalité peuvent-elles être au centre de ces présidentielles ?
Oui, on le voit dans les débats de la primaire démocrate dont la majorité s’articule autour des politiques qu’il faudrait mettre en œuvre pour réduire les inégalités et améliorer spécifiquement la situation du logement. Je suis heureux de voir que des candidats comme Elizabeth Warren, Cory Booker ou Kamala Harris proposent des plans ambitieux pour assurer à nos concitoyens le droit d’avoir un logement stable et abordable. C’est très différent du ton de la campagne des primaires démocrates il y a quatre ans. Notre AOC à nous, Alexandria Ocasio-Cortez, vient de révéler un paquet législatif très ambitieux pour une « Société Juste », qui entend s’attaquer très directement à la pauvreté. Malheureusement, il a été effacé par les révélations sur le coup de fil entre Donald Trump et le président ukrainien Zelinski, et la procédure d’impeachment qui a suivi. Mais j’ai vraiment le sentiment que quelque chose se passe, en partie parce que cette crise des logements touche désormais des familles qui n’étaient pas concernées auparavant. On voit des enfants obligés de retourner chez leurs parents une fois leurs études terminées faute de trouver un endroit où vivre. On se rend compte que dans les hôpitaux, 5% des patients reçus aux urgences et qui représentent plus de la moitié des charges de l’hôpital, ce sont des personnes sans abri dans des situations sanitaires critiques. Ces exemples commencent à faire naître la conscience au niveau locale et fédérale, que sans une politique de logement convenable qui permettrait à chacun de trouver un toit, tout va s’effondrer.

Pour terminer j’aimerais évoquer votre travail de sociologue et d’ethnographe. Vous avez décidé de conduire une enquête d’observation participative. Pouvez-vous nous dire quels sont, selon vous, les bénéfices et les dangers d’une telle méthode ? Ce que ça implique d’être parmi les personnes sur lesquels vous travaillez ?
J’ai appris d’avantage avec cette méthode qu’avec n’importe quelle autre. Mon expérience à Milwaukee a littéralement transformé la manière dont je comprenais la pauvreté et la crise du logement. Même ce qui pourrait sembler un détail a participé à forger ce nouveau regard. Par exemple, j’ai découvert les mille et une manières d’expulser de façon informelle un locataire. J’ai pu ensuite confirmer par les données et les statistiques ce phénomène, mais sa découverte est née de mes observations sur le terrain, auprès des propriétaires. L’ethnographie est une science très prometteuse car elle permet de mieux cerner les problèmes et les personnes auxquels on veut s’intéresser. Évidemment, écrire à propos de ceux qu’on observe quotidiennement soulève des questions complexes, tant au niveau éthique que moral, c’est très ambigu. Je me suis d’ailleurs interdit d’écrire immédiatement, en réaction à ce que je voyais. Il faut essayer de rester honnête et de faire confiance à son public, ce que j’espère avoir réussi à faire. Tous ces soucis éthiques surviennent beaucoup lors d’enquêtes : par exemple quand je leur prêtais un peu d’argent ; ou lorsqu’il fallait rendre compte des propos tenus dans des moments de peine, de colère ou de frustration, on se demande si on peut écrire à ce propos, si ça permet de rendre compte de la personnalité du sujet observé dans sa totalité… L’ethnographie est épuisante en ce sens, mais c’est la meilleure manière d’apprendre. Il m’est arrivé d’intervenir, de faire le chauffeur pour aller à un entretien d’embauche, de prêter un peu d’argent, j’essaie d’être le plus transparent possible à ce sujet à la fin du livre. Je dois dire que j’ai aussi beaucoup refusé d’interférer, je voulais développer une vraie relation, qui ne soit pas basée sur une transaction financière. Je savais que je n’étais pas en train de faire du bénévolat, je savais que j’étais un écrivain, un enquêteur. Mais il arrive que l’impératif moral triomphe sur l’impératif de l’enquête.

 

Matthew Desmond, Avis d’expulsion : Enquête sur l’exploitation de la pauvreté urbaine, traduit de l’anglais par Paulin Dardel, Lux éditeur, 540 pages.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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