« Les Garçons sauvages », premier film de fictions et de fantasmes
Ils sont cinq. Cinq jeunes garçons bourgeois et sadiques, confiés aux « bons soins » d’un capitaine aux faux airs de flibustier, après qu’ils ont sauvagement assassiné leur professeur dans une mise en scène dont la cruauté n’a d’égale que la volupté. La scène se passe au début du XXème siècle dans une société trop policée. Les cinq petits Jekyll clament sournoisement leur innocence, dans un procès surréaliste, mais n’en sont pas moins expédiés au large par leurs parents qui espèrent ainsi adoucir leurs mœurs. Or cette croisière réveillera d’autres feux : l’improbable Nemo qui leur sert de précepteur a la verge tatouée, ce qui n’est pas sans fasciner l’un des garçons, et un sein unique qui pointe parfois sous sa chemise.
Ces Garçons sauvages sont nés de l’improbable union de Jules Verne et ses petits naufragés de Deux ans de vacances d’un côté, et de William Burroughs – auquel ils empruntent leur titre de gloire sanglante – de l’autre. Ils ont la beauté androgyne des assassins enchanteurs du Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet : le corps svelte et la démarche plus burlesque que virile ; le visage aux traits féminins est un masque juvénile que décompose parfois la violence du désir, entre l’extase et l’horreur. D’abord soumise aux sanctions punitives par ce capitaine moins tortionnaire que lui aussi asservi aux puissances de la chair, la bande des Sadiens s’affranchira de son despote avant de s’échouer sur une île enchantée, où la nature pourvoit à tous les besoins et soumet les organismes végétaux, animaux et humains, à d’incessantes métamorphoses. Dans ce paradis luxuriant, habité par une muse polyglotte (Elina Löwensohn, comparse et complice du cinéaste depuis de nombreuses années), les arbres sont couverts de phallus auxquels les garçons étanchent leur soif, les fruits poilus s’ouvrent comme des vulves et les rites insulaires opèrent l’hybridation et la mutation des organes : les attributs virils des mauvais garçons tomberont bientôt, comme des fruits trop mûrs.
Les îles du cinéma, mais peut-être aussi celles de la littérature et des arts en général, sont toujours des espaces primitifs, vierges, des territoires à inventer.
Quelque part entre Le Profond désir des dieux de Shōhei Imamura et Sa Majesté des mouches de Peter Brook, ce récit initiatique élit l’espace insulaire comme lieu de la transgression : les îles, c’est bien connu, cachent toujours des trésors oubliés de tous, que seuls découvrent ceux qui abandonnent les oripeaux de la civilisation dans une quête insensée de l’impossible. Cette île-ci, d’ailleurs, est une huître géante, comme l’apprendront les naufragés. Jamais, néanmoins, ils n’auront le loisir d’en éprouver la topographie. Pas plus que le spectateur qui dérive avec les personnages de cette odyssée queer sans pouvoir à aucun moment saisir la logique de leur trajectoire ou la géographie des espaces qu’ils traversent : jungles, plages, mer… des lieux sans lisière ou bien ouverts sur des horizons indépassables. Les îles du cinéma, mais peut-être aussi celles de la littérature et des arts en général, sont toujours des espaces primitifs, vierges, des territoires à inventer – après tout celle-ci n’apparaît sur aucune carte –, sinon celle que le capitaine a fait tatouer sur son sexe, qu’il tient pour la partie la plus précieuse de son anatomie, comme la promesse d’un lieu dont l’existence-même n’est pas tenue pour certaine. Portions de territoire concret en bordure du monde, les îles désignent par excellence tout un ensemble de lieux clos et retranchés hors de la civilisation – ce n’est pas pour rien que la littérature et la peinture les ont si puissamment inscrites dans un imaginaire colonialiste –, boucles spatio-temporelles sans extériorité autre qu’elles-mêmes. L’île alors matérialise dans l’espace de la fiction la forme-même du film, forme close et comme repliée sur elle-même, territoire expérimental autonome dont il est impossible de dresser la carte, au risque qu’une telle opération ne débrouille l’écheveau complexe des matières d’image et de son, et n’en annule le charme.
C’est la seule morale admise par les garçons sauvages de Bertrand Mandico, et sans doute la seule règle à laquelle le cinéaste lui-même s’astreint, dans un jeu de transgression des frontières de tout ordre.
Si l’île détermine un espace discontinu du monde, la nature exubérante et érogène qui s’y épanouit dans une orgie de sucs et de sève imprime, elle, de la continuité entre les êtres : tout bourgeonne dans ce paradis terrestre des plaisirs charnels, tout communique, tout se féconde et se contamine. La sexualité débordante des Garçons sauvages désigne avant tout ce processus d’hybridation indéfinie des organes et des êtres et, au-delà, des formes filmiques elles-mêmes que Mandico greffe les unes aux autres tel le professeur Séverin, ce botaniste fou qui a fait de l’île son royaume et son terrain de jeu. « Il n’est pas d’interdit qui ne puisse être transgressé. Souvent la transgression est admise, souvent même elle est prescrite » écrivait Georges Bataille dans L’Erotisme[1]. C’est la seule morale admise par les garçons sauvages de Bertrand Mandico, et sans doute la seule règle à laquelle le cinéaste lui-même s’astreint, dans un jeu de transgression des frontières de tout ordre. Entre les genres notamment, sexuels comme cinématographiques, son premier long-métrage, mortel et sublime, croise ainsi les fantasmagories d’un conte pour enfants cruels et l’esthétique camp d’un violent récit d’initiation et de métamorphose. Le trouble des identités de genre induit par le casting est la première opération de ce jeu avec les limites : cinq actrices (Pauline Lorillard, Vimala Pons, Diane Rouxel, Anaël Snoek, Mathilde Warnier) incarnent les cinq garçons qui se transformeront en filles. Le transgenre n’est pas ici pourtant l’apanage d’un postulat politique — comme pourrait le laisser entendre la conclusion mignonne mais maladroite du film. C’est bien plus un lieu commun du corps et du cinéma : l’un et l’autre apparaissent comme des chimères qui ne cessent de reconfigurer leurs apparences pour les accorder aux fantasmes les plus absolus.
Les garçons sauvages transformés en filles non moins sauvages du film de Mandico assènent avec la même naïveté leur violent rejet de la société dans laquelle ils sont nés.
Le processus de la mue n’engage alors aucun effet de discours sur les identités de genre – sinon dans la masculinité un peu gauche des actrices et les très belles scènes d’escamotage des organes génitaux des garçons, emportés par les flots ou égarés dans le sable. Il répercute bien plutôt dans le champ de la fiction le travail même du film, qui hybride les formes et les régimes d’images. La chimère constituée par le film lui-même, nourrie d’une cinéphilie colossale et bariolée, pourrait être monstrueuse tant elle empile de couches et accumule de références, mais Les Garçons sauvages ne sont heureusement pas un tissu de citations pompeuses. Bien qu’on entre dans cette fable cruelle avec des « wild boys » façon Orange Mécanique de Stanley Kubrick, et qu’on en sorte avec les marins de Querelle de Rainer W. Fassbinder, sa grande réussite tient à ce que son collage esthétique des plus baroques ne fait jamais l’économie du romanesque. Ce récit d’aventure est conté au passé par deux voix off extra- et intra-diégétiques (celle de Tanguy, dont la mue restera inaboutie), comme s’il appartenait simultanément à l’espace trouble du mythe et de la mémoire. Doublé d’une grande fresque surréaliste, son délire rappelle l’univers naïf de l’artiste américain Henry Darger, qui pendant près de vingt ans (des années 1910 aux années 1930), composa un roman illustré de plus de quinze mille pages, The Story of the Vivian Girls in the Realms of the Unreal, l’épopée rebelle de petites filles blondes, parfois hermaphrodites, les Angéliques, contre leurs cruels ennemis, les Hormonaux.
Les garçons sauvages transformés en filles non moins sauvages du film de Mandico assènent avec la même naïveté leur violent rejet de la société dans laquelle ils sont nés. Leur revendication n’est cependant pas plus politique que leur changement d’identité ne reflète une improbable guerre des sexes : leurs aventures célèbrent plutôt le réservoir des possibles de la fiction et du fantasme. Elles témoignent aussi de la vision nostalgique d’un cinéma d’artisans et de magiciens, qui ne cherche nullement à témoigner de l’état du monde.
Comme ses insulaires hors-la-loi, les films de Mandico appartiennent à un cinéma de contrebandier : leur sacerdoce est l’argentique et leur mode opératoire l’artisanat.
Sans doute le film doit-il à ce souffle romanesque de tenir sur la durée du long-métrage. Si Mandico s’essaie pour la première fois au format du long, il est néanmoins l’auteur d’une œuvre déjà forte d’une trentaine de courts et moyens métrages, aujourd’hui partiellement accessibles grâce à la belle initiative des éditions Malavida qui ont réuni dans un coffret DVD une partie de sa production de 1998 à 2012[2]. Comme ses insulaires hors-la-loi, les films de Mandico appartiennent à un cinéma de contrebandier : leur sacerdoce est l’argentique et leur mode opératoire l’artisanat. Mandico ayant fait ses armes du côté du cinéma d’animation, il en a gardé le goût de l’invention et de l’artifice : son univers fantasmagorique alterne ainsi le noir et blanc somptueux de la pellicule et les filtres colorés de séquences hallucinantes, et déploie tout un art du trucage, de la surimpression et de la rétroprojection. On verra volontiers dans l’hyper-sexuation des objets et des êtres un hommage au cinéma de Walerian Borowczyk, génial animateur polonais auquel le Centre Pompidou consacrait une rétrospective l’an dernier, qui travailla avec Chris Marker (Les Astronautes) avant de passer aux prises de vues réelles à la fin des années 1960 et de réaliser une œuvre plus licencieuse. On trouvera aussi dans l’ésotérisme des fétiches et des masques un clin d’œil aux frères Quay et à l’inquiétante étrangeté de l’univers fantasmagorique de ces deux grands cinéastes d’animation. De ces derniers, Mandico a peut-être aussi hérité de ce goût maniaque de la composition musicale, tant son cinéma s’écoute autant qu’il se regarde : quand la voix de Nina Hagen invite à la transe les garçons enivrés, la scène se déploie comme un rêve, prélude à la transmutation des corps au milieu d’une nuée de plumes. Assumant jusqu’au bout l’artifice, Les Garçons sauvages brouille les sens et les genres, rejetant tout à la fois décence et essences fixes.
[1] Georges Bataille, L’Erotisme, Paris, Minuit, 2011 (1957), p. 67.
[2] http://www.malavidafilms.com/dvd-mandico-in-the-box-406.html