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Marseille : effondrement et survivance du système municipal

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Le décès de huit personnes dans l’effondrement à Marseille, il y a tout juste un an, de deux immeubles du quartier de Noailles a entraîné d’importantes mobilisations citoyennes. Mais ce drame a également révélé les scléroses d’une administration municipale portée par un maire en fin de règne, reposant sur un système clientéliste qui s’essouffle et un pouvoir syndical affaibli. L’échéance de l’élection municipale de 2020 donne l’occasion de réfléchir à l’ampleur des défis auxquels la future nouvelle municipalité devra faire face.

L’effondrement de deux immeubles de la rue d’Aubagne, dans le quartier populaire de Noailles tout à côté de la Canebière, a marqué un tournant dans la vie politique et un renouveau des mobilisations citoyennes marseillaises. Des collectifs comme le Collectif du 5 novembre – Noailles en colère se sont créés dans les jours qui ont suivi le drame. D’abord pour soutenir et aider les familles des sept victimes puis pour faire face aux relogements, apporter un soutien matériel et mobiliser des réseaux de solidarité.

Au fil du temps l’action de ces collectifs s’est transformée, politisée. Des collectifs citoyens nés avant le drame et ceux initiés après sont aujourd’hui partie prenante des recompositions politiques qui émergent, notamment à gauche : le Printemps marseillais d’un côté, qui regroupe une alliance originale de formations politiques et de citoyens, et le Pacte démocratique, plus ancré dans l’organisation d’une alternative citoyenne.

Pour autant, ce sursaut de vitalité dans la militance marseillaise croise des évolutions structurelles du milieu politique : le dernier mandat de Jean-Claude Gaudin correspond à un changement générationnel du personnel politique et l’érosion d’un modèle de gouvernance urbaine. D’autre part, des changements profonds sont en cours au sein de l’administration municipale : le syndicat Force ouvrière (FO) est en train de perdre sa toute-puissance dans les urnes et son statut de syndicat « co-gestionnaire » tandis que le fonctionnement des services municipaux est en pleine réorganisation suite à des enquêtes judiciaires en cours. Bref, le feu couvait depuis des mois au sein de la Mairie et l’effondrement des immeubles à Noailles a été un brasier politique.

Je fais l’hypothèse que l’ampleur des réactions populaires face au drame du 5 novembre 2018 et notamment l’organisation en désormais puissants collectifs citoyens a percuté de plein fouet une administration municipale fonctionnant au ralenti (absence de leadership politique) et déjà ébranlée par d’autres évènements (recompositions en cours). La conséquence première a été le dévoilement des failles de l’action municipale depuis 20 ans, notamment sur le logement. Mais au-delà, cette dynamique pourrait rebattre les cartes dans la perspective des élections municipales de 2020 où le ou la futur·e maire devra gérer « l’après Gaudin ».

L’érosion d’un système clientélaire et le déclin du leadership politique

La question du clientélisme, ici municipal, n’est pas une donnée spécifique à Marseille. De nombreux auteurs (J.-F. Médard, J.-L. Briquet ou H. Combes et G. Vommaro) en ont décrit l’efficacité dans la gestion du quotidien et les subtilités de ses manifestations.

Gaston Defferre, maire de Marseille entre 1953 et 1986 (32 ans tout de même) a mis en place un mode de gouvernance spécifique s’appuyant sur trois grands axes : une politique locale violemment anticommuniste lui assurant le soutien de la bourgeoisie urbaine commerçante, des relations de type clientéliste avec les classes moyennes et une alliance inédite avec un syndicat tout juste créé, Force ouvrière. Après un intermède Robert Vigouroux à la marie (1986-1995), J.-C. Gaudin s’est contenté de prolonger cette façon de faire de la politique, sans se poser la question de l’épuisement progressif des acteurs et ressources du système.

Le livre de Cesare Mattina, Clientélismes urbains. Gouvernement et hégémonie politique à Marseille montre très bien la mise en place de cette forme de gouvernance : une redistribution assez large des richesses municipales à une classe moyenne contre une fidélité politique renouvelée (p. 45-102). C. Mattina soutient la thèse de la persistance de ce mode de gouvernance à Marseille, malgré des ressources moins importantes : « on assiste à une forte continuité, depuis les années Defferre (…) de l’hégémonie politique des groupes sociaux ayant bénéficié des politiques clientélaires de redistribution et les ayant en bonne partie alimentées » (p. 41).

Ces dernières années, les ressources de clientèle se sont raréfiées : moins d’emplois à pourvoir à cause de l’augmentation des postes attribués par les concours de la fonction publique, moins d’argent à redistribuer en missions spéciales, CDD ou autres formes d’embauche dans un budget municipal contraint et une raréfaction des logements sociaux ou un désintérêt des habitants pour les quartiers où les logements sociaux sont les plus nombreux. De même, les transformations du mode de vie urbain marquent la moindre importance des solidarités de quartier, et une érosion de l’encadrement politique des classes populaires.

Face à l’épuisement du « système », J.-C. Gaudin n’a eu d’autres options que de réorganiser ses clientèles politiques au fil de ses mandats. C’est en partie l’objet du livre de Philippe Pujol La fabrique du monstre qui décortique des formes clientélaires plus récentes. Le financement d’associations affidées, capables de mobiliser, a fait long feu avec la condamnation de Sylvie Andrieux.

D’autres formes plus récentes et sophistiquées sont apparues, notamment la gestion privée ou la sous-traitance. Ces nouveaux modèles clientélistes sont plus élaborés : les règles administratives d’attribution des marchés publics s’y appliquent et les contrats de sous-traitance, même négociés, sont légaux. Pourtant, ce mode d’action contient sa propre limite : le secteur privé règne en maître, il n’y a plus de redistribution à grande échelle, moins d’attention aux enjeux de quartier et plus du tout de considérations sociales.

En corolaire du délitement clientélaire, Marseille souffre aussi d’un net déclin du leadership politique. J.-C. Gaudin est partout dans l’aire métropolitaine depuis toujours. Il est maire de la ville depuis 24 ans (1995), et élu municipal depuis 54 ans (première élection en 1965). Il a été député des Bouches-du-Rhône pendant 11 ans (1978-1989) ; président de la Région PACA pendant 12 ans (1986-1998) ; sénateur pendant 24 ans (1989-1995 puis 1998-2017), sans compter ses élections successives en tant que conseiller général ou ses 18 mois passés au ministère de l’Aménagement du territoire, de la ville et de l’intégration. J.-C. Gaudin, c’est l’un des plus long règnes politiques de la Ve République.

Or, cette longueur à la tête de chacune des collectivités territoriales s’accompagne de l’usure politique du chef. Depuis 1995 à la Mairie, J.-C. Gaudin s’est progressivement désengagé de son mandat d’édile. La gestion du quotidien a été dévolue à une équipe restreinte d’élus et d’administratifs, dont le très puissant Claude Bertrand son directeur de cabinet. Si la ville s’est indéniablement transformée, les projets d’envergure menés ont été contestés : un tramway qui double des lignes de métro, un sous-investissement chronique des équipements publics (écoles et piscines notamment) et un enclavement de certains quartiers qui reste problématique.

La ville a sombré dans l’inaction depuis le succès relatif de l’année 2013 où Marseille avait été désignée capitale européenne de la culture. C’est sans doute les derniers combats de J.-C. Gaudin : il a obtenu de haute lutte l’ouverture d’un musée national (le MUCEM) et a réhabilité les abords du Vieux-Port. R. Vigouroux avait lancé la mode des PPP (partenariats publics-privés) avec la réhabilitation des docks (1992) et le lancement de l’opération d’aménagement urbain Euroméditerranée (1995). J.-C. Gaudin a fait fructifier ces héritages, en prolongeant d’une seconde phase le programme (2015). Depuis, plus rien ou presque. Le maire a épuisé les services et aiguisé les appétits.

Enfin le roi de Marseille est nu, sans dauphin désigné. Sa pratique solitaire du pouvoir a usé les plus proches de ses collaborateurs : Renaud Muselier (actuel président de la Région), Lisette Narducci ou Bruno Gilles (candidat déclaré à sa succession). Le groupe LR est traversé de tensions, de fidélités multiples et le poids politique du chef ne fait plus pencher la balance. Au fil des années Gaudin en a profité pour asseoir son pouvoir sans penser à le partager. Et la désignation des dauphins politiques n’est pas une tradition politique à Marseille (songeons à l’héritage contesté de G. Defferre).

Les réorganisations de l’administration municipale

La concomitance de transformations politiques aussi profondes ne favorise pas la stabilité d’une administration municipale quasi à l’abandon. Les agents de la ville se sont retrouvés ces dernières années sous plusieurs moments de pression politique intense, et depuis le 5 novembre, face à une contestation populaire inédite. Mais ces moments de pression croisent une évolution politique de fond : la lente érosion du syndicat historique de la ville, Force ouvrière (FO).

Créé en 1945 pour contester la toute puissante CGT sur le port de Marseille, FO s’est progressivement imposé comme un syndicat central dans la gestion du personnel municipal et comme interlocuteur privilégié de G. Defferre (obnubilé par son combat anticommuniste) puis de J.-C. Gaudin. Tout comme le maire, le syndicat paye l’usure du pouvoir. Le constat avait déjà été fait par M. Samson et M. Péraldi en 2005 dans Gouverner Marseille. Enquête sur les mondes marseillais.

Cependant, la fronde s’accélère ces dernières années. FO est contesté jusque dans les urnes. Lors d’élections professionnelles internes à la Mairie en 2018, le syndicat majoritaire passe de 56% des voix à 43,6%, avec 48% d’abstention. C’est un camouflet pour le syndicat, habitué à une forte mobilisation des agents lors des scrutins professionnels. FO paye aussi la transformation et la recomposition des compétences administratives : la métropole Aix-Marseille-Provence (créée en 2016) a inclus les villes alentour et a élargi ses prérogatives (notamment la gestion des ordures ou la voirie qui étaient des « bastions FO ») et inclus la zone portuaire de Berre et Fos où la CGT est puissante.

Contesté en interne par des alliances entre syndicats minoritaires, en externe par la recomposition des appartenances syndicales due à la métropolisation, le leadership de FO se fissure. En perdant son rôle d’intermédiation entre les élus et les agents, le syndicat affaiblit en retour la position du Maire, qui doit trouver ailleurs des interlocuteurs fiables.

En plus des évolutions syndicales, l’administration municipale s’est trouvée à plusieurs reprises en difficulté récemment. D’abord avec la mise en place de la réforme des rythmes scolaires en 2014 qui, dans le centre-ville de Marseille, s’est faite dans la confusion la plus totale. Le ministère de l’Éducation nationale et le préfet prendront d’ailleurs la main sur la mairie en 2015. Première alerte. En février 2019, le tribunal administratif, saisi par un collectif citoyen, a annulé un vaste projet de partenariat public-privé pour la démolition et reconstruction de 34 écoles sur 444. En matière scolaire, l’administration est en difficultés sur plusieurs fronts : la précarité des personnels municipaux (les « tatas » des écoles), la vétusté des bâtiments (notamment dans l’hyper-centre) et le sous-investissement massif de ces 20 dernières années.

La réorganisation forcée de certains services est encore plus récente. Elle fait suite à l’ouverture d’une information judiciaire et plusieurs perquisitions dans les locaux de la mairie à propos du temps de travail effectif des agents municipaux. Dans certains services, notamment à l’AP-HM (Assistance publique-hôpitaux de Marseille) les « usages » permettaient aux agents de travailler en moyenne 10 à 12 jours par mois grâce à des subterfuges de présence. Une vaste réorganisation des horaires de travail est en cours pour les quelques 11 500 agents titulaires, notamment dans les bibliothèques, le SAMU social ou la petite enfance. Deuxième alerte, alors que les investigations sont encore en cours.

Enfin, novembre 2018 a été le point d’orgue de la pression politique sur l’administration municipale. La SOLEAM (société locale d’équipement et d’aménagement de l’aire marseillaise, ex SEM-Marseille Aménagement), régie municipale chargé de la politique de la ville a vu l’un de ses immeubles s’effondrer, entrainant la mort de 8 personnes. Au moment du drame, la SOLEAM ne disposait que de deux ingénieurs à plein temps pour une estimation de 40 000 logements dégradés. A la pression politique et judiciaire s’est ajoutée la colère et le ressentiment des habitants.

Ce que peut la mobilisation populaire

Face à ces transformations socio-politiques au long cours, l’automne 2018 a vu se multiplier les contestations citoyennes locales et notamment par des collectifs opposés à des opérations de rénovation urbaine (par exemple à La Plaine). Le sursaut de mobilisation populaire suit de très près l’effondrement des immeubles le 5 novembre 2018. Passé la stupeur et les larmes, les efforts insuffisants de la Mairie en matière de lutte contre le logement indigne se font jour : il n’y a pas eu d’efforts suffisants pour enrayer la dégradation d’un centre-ville construit rapidement à la fin du XIXe siècle.

On s’aperçoit que la Mairie pratique la revente d’immeubles en péril à des particuliers après qu’ils aient été préemptés. L’office municipal de gestion du logement, la SOLEAM apparaît comme une coquille vide, sans pouvoir réel et sans volonté : une incapacité politique organisée. Dans le mois de décembre plus de 2000 personnes se retrouvent hors de chez eux, priés de quitter leur logement en moins d’1h, et placés dans des hôtels payés par la Mairie. Surtout, l’effondrement des deux immeubles a touché une grande partie de la population et l’émotion était vive aux premières marches, l’ambiance grave, parfois tendue.

La mort de Zineb Redouane (tuée par un jet de grenade lacrymogène le 2 décembre 2018) a également marqué les manifestants et l’action des collectifs. Longtemps les samedis après-midi marseillais étaient traversés par plusieurs cortèges : collectifs citoyens, hommage aux disparus, contestation de la politique du gouvernement et gilets jaunes, mobilisations contre l’inaction climatique. Les manifs se croisaient, se toisaient, se mêlaient et souvent étaient réprimées ensembles.

En 2020, le nouvel édile ne sera pas seulement le successeur d’un vieux Maire et d’un système politique à bout de souffle : il ou elle devra nécessairement rompre avec un héritage dans lequel tous ses interlocuteurs ont été élevés politiquement. Rompre avec des réflexes, des automatismes qui font l’action politique locale depuis des années.

Il ou elle devra aussi compter avec la professionnalisation et la spécialisation de collectifs citoyens : désormais organisés, armés médiatiquement, experts sur certaines questions, ils peuvent être force de proposition voire jouer un rôle politique de premier plan. Fortement ancrés dans une contestation de la politique de J.-C. Gaudin, ils peuvent être les clefs du scrutin. Le drame du 5 novembre 2018 aura de réelles conséquences sur l’élection à venir mais il est très difficile d’en prédire la portée.

Pourtant, malgré la perte de vitesse du « système », les perspectives d’un changement en profondeur du personnel et des pratiques politiques ne sont pas assurées. À gauche, le printemps républicain tente de fédérer une quinzaine de partis et des citoyens dans une synthèse inédite pour Marseille. Cependant, les ténors du parti socialiste gardent un poids politique certain dans leurs fiefs (Samia Ghali, Henri Jibrayel) et nul doute qu’il monnayeront cher leur ralliement à l’une au l’autre des candidatures qui vont émerger.

À droite l’opposition est déclarée entre Bruno Gilles (sénateur LR et ancien maire du IIIe secteur) et Martine Vassal. Cette dernière avance avec la toute-puissance de ses responsabilités au Conseil départemental et à la Métropole, et semble avoir la confiance du chef. L’état-major LR va auditionner les deux candidats le 13 novembre prochain.

Le Rassemblement national avance confiant de scores toujours importants à l’échelle de la ville. Stéphane Ravier, ancien maire du VIIe secteur, mènera la liste, mais le RN a toujours des difficultés à proposer des listes de candidats reconnus et capables de mobiliser efficacement.

Du côté de la majorité présidentielle, les choix tardent à se faire. On prête au président un intérêt tout particulier à la ville et cela semble paralyser les candidats à la mairie. Les militants LREM souhaiteraient un candidat enraciné dans la ville depuis longtemps mais des noms circulent comme l’ancien président d’Aix-Marseille Université Yvon Berland ou Jean-Marc Borello, président du Groupe SOS (vaste conglomérat de l’économie sociale et proche d’Emmanuel Macron). LREM pourrait finalement être tenté de passer des alliances avec la gauche (Samia Ghali) ou la droite (Bruno Gilles ou Martine Vassal), mais perdre alors le « disruptif » recherché.

Qu’elles soient de gauche ou de droite, les candidatures à la succession de J.-C. Gaudin devront affronter la tension entre une aspiration populaire au changement tout en s’insérant dans des formes politiques traditionnelles pour mobiliser l’électorat. Car même au bord de l’épuisement, le système clientélaire n’en finit pas de mourir et reste performatif.

Pour tous les candidats et toutes les candidates, le risque est grand de subir la survivance des formes politiques déclinantes qui ont permis à J.-C. Gaudin de durer aussi longtemps. Une fois élu·e, le ou la futur·e maire devra nécessairement composer avec ces mondes, ces traditions et ces usages qui ont fait et défait les carrières politiques depuis 70 ans à Marseille.


Loïc Le Pape

Politiste, maître de conférence à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne