Mettre la douleur en mots – sur Ghosteen de Nick Cave
Décidément, on n’en finit jamais avec les fantômes. Et c’est heureux comme ça.
Ghosteen le rappelle à bon escient. L’album de Nick Cave est placé sous leur signe. On sait qu’en anglais ghost c’est le fantôme ou le spectre et que teen c’est l’âge de l’adolescence. Le mot va donc de soi. Accessoirement, on peut se rappeler que the Holy Ghost c’est le Saint-Esprit, celui qui accompagne le père et le fils, et qui s’exprime en un souffle.
Il y a des fantômes qui nous hantent. C’est un beau verbe, hanter, qui dit la présence, l’obsession d’une présence donnée, ni la peur ni le tourment a priori. Le mot vient pour une part de l’anglais, des romans fantastiques visités par des revenants. Ainsi les fantômes habitent notre conscience, nos bibliothèques, nos paysages, nos cabanes aux marges des jardins. Ils sont de l’ordre de l’apparition – quelque chose (quelqu’un) qui a disparu et qui réapparaît, au moins à sa façon. La question de leur réalité et de leur « consistance » est une question annexe qui n’entrave en rien la possibilité de les fréquenter.
Peu importe ici, même si parfois je le regrette, que je ne connaisse pas le solfège. Mais j’écoute beaucoup de musique, toutes sortes de musique, j’aime varier bien que je l’écoute en général en boucle en raison d’un goût prononcé pour la litanie, d’une oreille souvent distraite mais douée de mémoire. Mon fils Antoine me pourvoit régulièrement en « pépites » qu’il dégote grâce à son discernement sans égal. Ce fut le cas naguère avec Ambrose Akimunsire dont la trompette astiquée de frais et les ailes de papier mâché doivent pour moitié au miracle du voyage pour moitié aux probabilités. Ce fut le cas encore ce mois de septembre avec Daniel Erdmann (saxophone), Carlos Bica (contrebasse) et le dj Illvibe (disc-jockey, prince du platinisme ou « turntablism »). I am the escaped One exerce une magie rare et reprend le titre d’un poème de Pessoa, échappé de lui-même, espérant que son âme le laissera tranquille.
Pour m’en distraire, il m’adresse début octobre le « lien » avec Ghosteen et la pochette assez kitch d’un paradis de contes de fées, avec agneau, flamants roses et colibris (entre autres). Dès les premières notes, je sais qu’il ne va pas me quitter d’ici longtemps. Et même si je prête rarement attention aux paroles de ce qui est chanté, au moins dans un premier temps, je suis d’emblée retenu par un entêtant « I love you » puis par un splendide « Waiting for you ». Un peu plus tard, deux morceaux d’une douzaine de minutes chacun me tirent de mon propre univers et me transportent. Il aura fallu que mon fils m’écrive qu’il trouvait le disque d’une grande tristesse mais très beau pour que je lui demande si c’était la musique ou les paroles, dont je n’avais perçu que quelques mots sans savoir ni vraiment me douter de ce qu’elles pouvaient recouvrir. Il m’avait aussitôt répondu : les deux. J’étais alors allé voir de quoi il retournait. Et j’ai vu.
L’album renvoie à toute une communauté, Leonard Cohen, Patti Smith, moins sombre que You want it darker, moins abrupt que Coral sea.
Les faits sont simples. Arthur Cave est mort, tombé d’une falaise de dix-huit mètres, à Brighton, un 14 juillet, la veille de ses quinze ans. Il avait un prénom de roi. Qu’il fut sous l’emprise du LSD ne change rien à l’histoire. Le père et la mère (Susie Bick) l’annoncèrent ensemble, évoquant « notre fils » à travers trois épithètes : magnifique, heureux et aimant. Son frère jumeau Earle déposa en haut de la falaise un bouquet de fleurs et un message bouleversant par la coexistence des temps du passé et du présent : « tu étais le meilleur frère dont je pouvais rêver. Arthur je t’aime tellement. C’était une joie d’être à tes côtés ».
J’aurais dû le savoir. Il eût fallu que je m’intéresse de plus près à Nick Cave et aux Bad Seeds. Skeleton tree, l’album précédent, ne racontait pas autre chose. Mais il le racontait autrement. Et il était moins accompli. Je l’ai donc écouté, ai trouvé les premières chansons plus âpres, les suivantes déjà adoucies et, sachant désormais de quoi il retournait, empreintes d’une tristesse infinie. J’ai ensuite regardé le film documentaire One More Time with Feeling qui l’accompagnait ; il avait consenti par intuition que ce film le préserverait un tant soit peu lors de la sortie de l’album, « je ne veux pas de contagion empathique autour d’un drame » ; il reconnaît qu’il n’a aucune certitude du bien-fondé de composer cet album mais comment faire autrement et que faire d’autre. Je peux souscrire mot à mot à ce qu’il dit : que le temps est élastique et que tout le ramènera toujours à cet événement – comme un boomerang (australien et universel).
En fait, je le connaissais davantage par ses musiques de films que j’ai beaucoup aimés, souvent composées avec Warren Ellis, un de ses compères des Bad Seeds. Que ce soit Comancheria et Wind river ou, en remontant le temps, L’assassinat de Jessie James par le lâche Robert Ford. Et la musique participait du paysage, contribuait à le définir et à nous permettre de l’habiter. Il y a très longtemps, Les ailes du désir lui avaient procuré une scène plus étendue que la scène d’un café à Berlin d’avant la chute du mur ; il avait trente ans, il fréquentait déjà les spectres, Wenders l’avait associé à un ange terriblement triste qui enviait la beauté de l’existence, la préférait tellement à une vie éternelle, qui rêvait de se mêler à l’ordinaire des jours.
Nick Cave a donc consacré à Arthur un nouveau tombeau de papier et de sons. Ghosteen est son 17eme album. Sa voix est tantôt fragile tantôt ferme, envoûtante dans les deux registres. La mélodie est d’abord un lamento lancinant. Pour moi, c’est la musique qui domine, qui détermine l’horizon, pas les mots, même s’ils concourent – comme en basse continue – au paysage sonore. L’album renvoie aussi à toute une communauté, Leonard Cohen, Patti Smith, moins sombre que You want it darker, moins abrupt que Coral sea. Robert Plant rôde aussi dans les parages. Je l’avais évoqué dans un de mes romans ; en tournée en Amérique, il apprit la mort foudroyante de son fils Karac, il avait pris le premier avion, Bozo l’accompagna, sans ses cymbales, mais Jimmy et Jonesy préférèrent rester au chaud, au pays des écrevisses et du bourbon et cette négligence annonce la fin de Zeppelin.
Et puis, tout en haut du hit-parade, les Kindertotenlieder émettent encore un rayonnement fossile intense. Je me souviens les avoir écoutés jadis puis avoir cessé, étreint par un sentiment d’angoisse, afin de conjurer le sort. Alma, la jeune femme de Mahler, les lui avait reprochés, prête à comprendre ce dessein quand on a perdu un enfant, mais pas quand on a deux filles toutes jeunes (« comment comprendre qu’une heure après avoir embrassé et cajolé ses enfants en pleine santé, on se lamente sur leur mort ») ; et le reproche deviendra un grief quand l’aînée mourra à l’âge de cinq ans d’une scarlatine. Mahler aurait pu faire valoir la mort de huit de ses dix frères en leur enfance, qui scelle le versant funèbre de toute sa musique.
On le sait ou le devine, la musique et les vers de Nick Cave sont nourris de Shakespeare, ici ou là d’Hamlet qui revoit son père et de Prospero qui fait apparaître et disparaître les masques des dieux devant Miranda, sous le sceau éclatant de ces trois mots de Macbeth qui résument tout : GIVE SORROW WORDS.
L’album relève aussi d’une part mystique embellie par l’incursion du quotidien alliée à une connaissance des Évangiles et aussi du Bouddha. Que la musique ait à voir avec les sphères célestes n’a rien d’étonnant. Déjà, avant ces deux albums de deuil, Push the sky away mettait à l’ordre du jour un beau programme et il l’avait comparé à un bébé-fantôme dans une couveuse. Enfin, j’en serai le dernier surpris, on peut relever cette pente dans toute son œuvre. Dès son deuxième album au milieu des années quatre-vingt, The first born is dead, on trouve ces deux vers incroyables au cœur de son Tupelo : « Et un enfant est né sur les talons de son frère/ Vient le dimanche matin le premier né est mort/ dans une boîte à chaussures nouée par un ruban rouge ». Il chantait la naissance du roi Elvis un jour de tempête escorté d’un frère jumeau mort-né.
Nick Cave ne peut pas se consoler avec la merveilleuse fiction d’un paradis où nous retrouverions les êtres aimés. Le seul paradis, c’est bien celui de la pochette du Ghosteen et du monde souverain qu’il nous offre hic et nunc.
Par scrupule, j’ai cherché à lire des critiques de Ghosteen par des spécialistes du rock. Les notations musicales du premier article que j’ai repéré me semblaient de bon aloi et je suis prêt à approuver une remarque d’ordre général qui fait l’éloge de son album « le plus personnel. Et le plus universel ». Mais j’ai été surpris par une sorte de réserve voire de concession : il serait donc difficile de ne pas être « ému » par cette « mise à nu ». Ému, c’est sans doute la moindre des choses ; quant à la mise à nu, elle est toute relative, c’est le propre de la pudeur qui émane de cette musique. Cet expert confesse qu’il a beaucoup aimé ; pas davantage, pas passionnément. Et il rapporte cet album à la perte d’un « être cher », certes, avant d’enchaîner et de conclure que cette perte est « [une] fatalité et [un] sentiment que partagent tous les êtres humains, un jour ou l’autre, sur cette planète ». J’ai dû m’y reprendre à deux fois, relire, pour être sûr d’avoir bien lu. Non, dieu merci, tous les êtres humains ne partagent pas cette douleur.
Alors j’ai repensé à cet épisode inénarrable : cette matinée de ciel tendre où j’ai été reçu par le conservateur en chef du cimetière, chargé de m’expliquer que la tombe de notre fils devait être déplacée dans une autre division à cause des effondrements provoqués par des galeries souterraines. Un homme charmant d’une cinquantaine d’années, une voix douce, habituée à parler mezza voce et à porter des mots bienveillants, un fonctionnaire idéal qui me dispense une petite leçon d’histoire sur le carré des fusillés, puis une petite leçon de géographie sur le relief de côte, glissant subrepticement à la petite leçon de géologie sur les anciennes carrières de calcaire et de gypse, vous me suivez, toujours aussi attentionné pour évoquer les ifs et le colombarium, un homme d’expérience a minima, pétri de bonté au mieux. Soudain, mais sans brusquerie, avec une douceur encore accrue, reconnaissable entre toutes, il me confie que lui aussi a connu ce deuil. Le temps que je me dise, décidément, nous sommes toujours plus nombreux qu’on ne le croit, il continue, oui ma femme et moi avons eu la douleur de perdre la semaine dernière ma belle-mère. Et franchement, on pourra penser ce qu’on veut, que ce type est ingénu ou qu’il aurait fait un excellent critique de rock, c’est une perle.
Ghosteen étend ses nappes sonores, ses boucles, ses lignes entêtantes de basses, ses oscillations de synthétiseurs. On discerne plus ou moins un piano, une flûte, une guitare, un vibraphone, une batterie, le tout fondu dans un ensemble parfaitement harmonieux, malgré tout. Et on entend clairement les mots qui étayent la musique. Qu’est-ce que je parviens à saisir sur chacune des onze plages ? La répétition, sept fois, de cette espèce de refrain, And I love you, et que la paix viendra. La vision (l’imagination – l’illusion) que son fils revient par le prochain train, celui de 5 heures 30, il entend le train, il voit son fils, « certaines choses sont difficiles à expliquer » dit-il. La répétition, six fois, de Waiting for you et encore six fois, soutenu par le songe inespéré de son retour. L’évocation d’un souvenir, au Grand-hôtel chambre 33. J’apprends qu’il a les yeux verts et j’entends toujours le cheval. O my darling precious one (qui nous serre le cœur). L’adolescent-fantôme parle : je suis à côté de toi – regarde-moi. I love my baby and my baby loves me, o my, repris tant de fois. La plénitude des conditionnels (would, could) et si je restais debout toute la nuit à parler (je serais forcément comme Schéhérazade). Nous sommes les libellules et il n’y pas d’ordre ici. J’attends maintenant mon tour (I’m waiting) et voici l’histoire de Kisa qui ne peut trouver le grain de moutarde qui sauverait son enfant parce que chaque famille a perdu un parent et, en tout état de cause, même si la mort d’un parent ne sera jamais l’équivalent de la mort d’un enfant, le chemin est long pour trouver la paix de l’âme.
Nick Cave ne croit pas en Dieu. Il ne peut pas se consoler avec la merveilleuse fiction d’un paradis où nous retrouverions les êtres aimés. Le seul paradis, c’est bien celui de la pochette du Ghosteen et du monde souverain qu’il nous offre hic et nunc. Et il n’y a plus qu’à regarder le film 20 000 jours sur terre où on peut revoir Arthur et Earle fût-ce fugitivement et où leur père postule que « la mémoire c’est ce que nous sommes ». Il a raison. Ensuite je n’aurai plus qu’à reprendre au bord de la route, où je les avais abandonnés, The Gleaners de Larry Grenadier qu’Antoine m’avait recommandés au retour des vacances.