Nouvelle

Le Bleu au-delà

Écrivain

La prochaine œuvre de David Vann, dont Sukkwan Island (2010), son premier roman traduit en français, avait été remarqué, est un recueil de nouvelles. La mort, et même le suicide, du père, la présence ordinaire et familiale des armes à feu, les paysages de l’Alaska, sont quelques-uns des thèmes propres à son univers et qui traversent les 12 histoires. « Le Bleu au-delà », celle que nous publions ici en avant-première, donne son titre au volume. À paraître aux Éditions Gallmeister, traduit par Laura Derajinski.

Tout à la fin – toujours une époque surprenante – mon père développa une obsession pour le sabaillon. Ce ne sont que des rumeurs, comprenez-vous, mais j’aime à penser que le jour où mon père a acheté son premier fait-tout en cuivre, quand, vêtu de sa blouse de dentiste, il s’est rendu au minuscule magasin d’ustensiles culinaires dans l’unique centre commercial d’une ville d’Alaska presque à l’abandon, quand il a fait un bond étonnant vers sa nouvelle vie, j’aime à penser que j’étais à ses côtés pour choisir un fouet de cuisine.

La maison de mon père était dépourvue de meubles. Elle était flambant neuve, et tout y était encore brut, elle n’avait même pas d’adresse. Une petite colline non loin d’un sommet de crête, des bouleaux à papier espacés aussi régulièrement que des bougies, l’obscurité tombant à 4 heures de l’après-midi ce 15 mars 1980, les aurores boréales en jolies nuances de vert, inaperçues, un garçon et son père en parka, une lampe torche, un fait-tout en cuivre, un fouet, du sucre acheté à la dernière minute, et bien que l’esprit refuse le terme, une sensation de chez-soi. Tout ceci transporte le garçon et son père, le père et son garçon, dans la cuisine où l’air n’est pas tout à fait propice à la préparation du sabaillon, trop sec peut-être, alors le père ferme bien les portes et les fenêtres, laisse couler l’eau dans l’évier, isole la cuisine du reste de la maison tandis que le garçon fourre des torchons dans chaque interstice afin de créer une étanchéité hermétique.

— Il me faut un tablier, dit le père.

Mais il n’y a pas de tablier, il le sait. C’est une maison neuve. Avant l’arrivée du garçon, il n’y avait personne. Si les rideaux avaient existé, il en aurait détaché un de la fenêtre au-dessus de l’évier et l’aurait utilisé en guise de tablier.

— OK, dit le père en accrochant son épaisse parka autour de sa taille. On va se contenter de ça. Mettons tout sur le plan de travail.

Trois livres de recettes neufs, trois œufs, un séparateur de jaune d’œuf, un


David Vann

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