Société

Pour le néolibéralisme, la retraite est un archaïsme

Philosophe

Pour le néolibéralisme, la retraite ne peut être qu’un archaïsme, une sorte de déviance inadaptée, qui nous fait prendre du retard dans la compétition mondiale, et dont l’État lui-même doit programmer la disparition progressive. L’affrontement qui se met en place ces jours-ci dépasse donc les questions techniques de « réforme systémique » ou d’« ajustement paramétrique » dont nous parle le jargon des experts. Il oppose, bien plus profondément, deux visions incompatibles de l’avenir du vivant et de nos rythmes de vie.

Vingt-cinq ans après mai 1968, les grandes grèves de 1995 furent un moment historique dans la prise de conscience collective du « néolibéralisme » et de son projet. On comprenait alors que son objectif était le démantèlement de L’État social au profit d’une mondialisation de l’économie fondée sur les marchés financiers. Vingt-cinq ans après 1995, et alors que se prépare une nouvelle mobilisation de grande ampleur contre la réforme des retraites, il se pourrait que l’on franchisse une nouvelle étape dans la compréhension du projet néolibéral. Ce que toutes les classes sociales et toutes les générations sont peut-être en train de réaliser, c’est que le néolibéralisme ne se contente pas de servir les intérêts d’une économie mondialisée.

Pour réaliser ce programme, il impose aux populations un nouveau grand récit sur le sens de l’histoire et sur la fin de l’évolution, qui n’hésite pas à mobiliser le lexique biologique de l’adaptation, de la sélection et de la compétition dans la lutte pour la vie. Mais à la différence du vieux darwinisme social inspiré par Herbert Spencer, qui croyait qu’il suffisait de démanteler l’État social et de laisser faire les interactions économiques pour que se réalisent les prétendues lois de l’évolution, le néolibéralisme compte bien sur une intervention continue et invasive de l’État et de ses politiques publiques, dorénavant chargées de modifier en profondeur notre rapport au temps et l’organisation de nos rythmes de vie. À la lumière de cet agenda, il apparaît désormais clairement que le néolibéralisme s’en prend moins à l’État qu’à l’évolution de la vie elle-même, dont il prétend connaître à l’avance le sens et dont il s’arroge le droit de définir les rythmes.

Or il est clair que, pour cette nouvelle philosophie de l’histoire, le temps de la retraite ne peut être qu’un archaïsme, une sorte de déviance inadaptée, qui nous fait prendre du retard dans la compétition mondiale, et dont l’État lui-même doit programmer la disparition progre


Barbara Stiegler

Philosophe, Professeur de philosophie politique à l’Université Bordeaux-Montaigne