Littérature

Rêver son père – à propos de Papa de Régis Jauffret

Critique Littéraire

Avec Papa, Régis Jauffret surprend. Habitué des récits imaginaires, l’auteur des Microfictions entreprend ici de raconter son propre père, Alfred. Ce dernier, muré dans la surdité depuis l’enfance, est quasiment incapable de nouer des relations avec autrui et en particulier son fils. À grand renfort d’imagination, Régis Jauffret va pourtant choisir de dresser le portrait de ce curieux géniteur dont il ne sait finalement pas grand chose. D’une plume dénuée de pathos, parfois cruelle, souvent drôle, et tendre malgré tout, l’écrivain livre ainsi un splendide roman sur la figure du père.

Pour la première fois, Régis Jauffret, le défenseur de la fiction et de la transformation des faits en matière romanesque, entreprend de « se dire », de parler de sa famille, de son enfance à Marseille dans les années 1960, et plus particulièrement encore de son père, Alfred Jauffret. Né en 1915, mort en 1987, il devient quasiment sourd à l’âge de neuf ans à la suite d’une méningite. Peu à peu il perd complètement l’ouïe, ce qui complique les relations avec un enfant ou avec quiconque. À partir de la quarantaine la situation s’aggrave : il végète. C’est on ne peut plus éteint qu’il traîne de guerre lasse son « moi atrophié» par un neuroleptique, l’Haldol, qui lui est administré deux fois par jour pour calmer les phases d’excitation de son tempérament bipolaire. Il réussit tout de même à travailler à temps partiel dans l’entreprise de carénage de son cousin.

Régis Jauffret a donc grandi auprès d’un père indifférent et insensible à l’indifférence même. Il était son fils unique et invisible. Trop intelligent et trop porté à l’autodérision pour croire son sort exceptionnel, Régis Jauffret n’écrit pas une complainte. Il sait que les mauvais pères comme les bons sont légion : « Les atomes ne font pas tant de crises d’ego-manie, toutes les roues tournent, toutes les chaises servent à s’asseoir, les écrivasser à écrivasser et on hypertrophie les différences entre les éléments du réel pour se hausser du col et trouver matière à conversation. » Dans ces conditions, « Vaux-tu la peine d’un livre ? » demande l’écrivain qui s’adresse dans toutes les pages à « Alfred» en le tutoyant pour le défier à la façon d’un caïd, avec un coup de menton.

Oui, il mérite un livre parce qu’un remarquable écrivain comme Jauffret fait apparaître la complexité d’un père atone. Et parce que le 19 septembre 2018, Jauffret aperçoit « Alfred» sur l’écran de sa télévision dans un documentaire intitulé La Police de Vichy. L’image montre deux gestapistes le sortant menotté de l’immeuble marseillais où i


Virginie Bloch-Lainé

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