La hantise du bourreau – sur La Llorona de Jayro Bustamante
Ce n’est pas tous les jours que l’on a l’occasion de saluer la sortie d’un film guatémaltèque, et on s’en félicite doublement. D’une part parce qu’il permet de prendre des nouvelles d’une cinématographie rare, d’autre part parce que La Llorona est un superbe film. Son auteur, Jayro Bustamante, n’est pas un inconnu des cinéphiles qui ont repéré son premier film, Ixcanul (prix Alfred Bauer à la Berlinale 2015), traitant de la place des Mayas dans la société guatémaltèque, puis Tremblements (2019), sur l’homosexualité considérée comme une maladie au Guatemala, pays très catholique. Avec La Llorona, Bustamante continue l’examen critique de son pays en explorant ses zones d’ombres et de refoulement – ici, les années de dictature militaire et le génocide de la minorité Maya.
La bonne idée du cinéaste consiste à avoir choisi de faire son film depuis le point de vue de la famille d’un général qui a participé aux massacres. Créer une fiction d’après un évènement historique meurtrier en adoptant uniquement le point de vue des victimes est louable d’un point de vue émotionnel et moral, mais ne permet pas d’aller beaucoup plus loin que la compassion, l’empathie ou l’indignation. Aller explorer du côté de l’ennemi procure plus de chances d’approcher une compréhension du phénomène par lequel des hommes massacrent massivement d’autres humains.
Bustamante filme merveilleusement cette angoisse du gardien de la dictature au moment du penalty de la justice.
Shoah est immense entre autres parce que Claude Lanzmann ne s’est pas contenté de faire témoigner des survivants des sonderkommandos mais a aussi pris la peine de filmer et interroger des SS, des nazis et des Polonais vivant à proximité des camps de la mort, témoins collaborateurs passifs. Les Bienveillantes de Jonathan Littell est un grand roman par son souffle mais surtout parce qu’il place le lecteur pendant 600 pages dans la tête d’un nazi ordinaire ce qui permet un entendement extraordinairement limpide du fonctionnement intellectuel des têtes pensantes du nazisme et du processus par lequel un homme ordinaire pouvait servir cette machine de mort non par conviction idéologique mais par lâcheté commune et par carriérisme.
L’un des plus importants ouvrages sur la Shoah, La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg (qui a certainement inspiré Littell), repose sur un seul type de sources : les archives nazies. Ajoutons que camper une fiction chez l’ennemi offre au spectateur une position de pensée plus intéressante, complexe, stimulante, éventuellement dérangeante, pour la raison suivante : il est aisé de s’identifier à des victimes (processus émotionnel), beaucoup moins à des bourreaux (là, seule la réflexion peut aider). Cela permet aussi de rappeler que les auteurs de massacres appartiennent comme nous à l’espèce humaine, malgré leurs actes « inhumains », et nous empêche de céder à la facilité du réflexe premier qui consiste à les considérer comme monstres.
Jayro Bustamante a donc décidé d’installer son film dans la demeure cossue d’un militaire gradé et tortionnaire, pendant la période de son procès. Monsieur le général dort mal. Le moindre bruit nocturne le réveille et le fait descendre au rez-de-chaussée de sa villa en pyjama et en sueur, flingue à la main, prêt à descendre l’intrus potentiel qui en voudrait à sa vie. Il n’y a pas d’intrus, seulement une porte qui a grincé ou un domestique qui est allé dans la cuisine au creux de la nuit.
La journée, pendant que madame et la famille prennent le soleil au bord de la piscine, le peuple se regroupe derrière les grilles de la villa pour réclamer justice : scène étonnante, qui synthétise en un cadrage ou un travelling la fracture sociale et politique entre des dirigeants criminels et une population abusée. La fille quadragénaire du général pose des questions sur son père, alors que sa fillette demande pourquoi on dit du mal de son pépé sur internet. La matriarche répond de ne pas écouter la propagande « communiste ». Car l’idéologie marxisto-léniniste reste l’insulte suprême que l’on colle sur les opposants au fascisme, qu’ils soient communistes ou pas.
Les bruits nocturnes, la foule qui se regroupe aux portes de la villa, le procès, tout cela exacerbe la paranoïa du général, titille sa mauvaise conscience, même si en public et durant les audiences, il reste droit dans ses bottes fascistes. Bustamante filme merveilleusement cette atmosphère de déréliction poisseuse, cette étrangeté d’une demeure bourgeoise devenue camp retranché, cette angoisse du gardien de la dictature au moment du penalty de la justice. Ce retour du refoulé est une nouvelle déclinaison de l’oeil dans la tombe qui regardait Caïn, ou des bruits d’éperons résonnant dans la tête de Robert Mitchum dans La Vallée de la peur, le magnifique western freudien de Raoul Walsh.
Et puis la famille du général engage une nouvelle domestique, une jeune femme Maya. La paranoïa du tortionnaire redouble. L’ennemie est entrée dans la place. Aurait-il tué des proches de cette jeune fille ? Serait-elle la réincarnation de « la llorona », cette mère errant la nuit en pleurant ses enfants morts selon une légende mexicaine du XVIe siècle qui fait partie de la culture et de l’inconscient collectif des pays d’Amérique central et latine ? Ou peut-être est-elle une réincarnation des mères de la place de mai qui se regroupaient à Buenos Aires pour demander des comptes à la dictature Videla au sujet de leurs fils disparus ?
Ce n’est pas tous les jours que la population guatémaltèque et maya dispose d’un porte-voix qui parle haut et fort en son nom.
Avec cette nouvelle domestique pourtant discrète et silencieuse, ce n’est pas seulement la peur d’un châtiment qui est entrée chez le général, c’est aussi la culture Maya et une dimension fantastique qui s’est invitée dans le réalisme politique et psychologique du film. Bustamante filme alors la demeure du général comme un nid de névroses, un labyrinthe mental des recoins duquel peut surgir à tout moment le bras de la vengeance, un lieu où l’on ne sait plus trop faire la distinction entre la réalité et le paranormal, entre évènements réels et projections mentales, une maison hitchcockienne écrasée de chaleur, d’humidité et d’inquiétude dont l’atmosphère suffocante, confinée, vénéneuse rappelle un peu le premier film de Lucrecia Martel, La Cienaga.
Tout à sa tâche de filmer le lent pourrissement d’un lieu qui métaphorise la pourriture que sont toutes les dictatures, le cinéaste n’en oublie pas pour autant les victimes, non seulement en montrant les attroupements devant la villa, mais aussi les parties civiles au procès avec ses rangées de femmes Mayas en costumes et voilettes traditionnelles, superbes de dignité. Bustamante est clairement de leur côté, mais plutôt que de s’appesantir sur leur chagrin silencieux, le cinéaste a préféré filmer longuement la trouille du bourreau quand celui-ci comprend que la justice risque de passer, qu’il ne finira pas sa vie tranquillement, et que peut-être affleurera au plus profond de son être la conscience de la portée de ses actes.
Jayro Bustamante dit qu’au Guatemala, « la population a peur de Dieu, et des militaires », résumé lapidaire, valable hélas dans bien d’autres pays. Pour résister aux manques de la justice de son pays, aux impasses de sa conscience collective, et aux silences volontaires sur les zones d’ombre de son passé, il a renversé sa formule en filmant un haut responsable militaire qui a peur du peuple. Ce n’est pas tous les jours que la population guatémaltèque et maya dispose d’un porte-voix qui parle haut et fort en son nom et dont la forme de thriller politico-hitchcocko-fantastique anti-fasciste parle universellement à tout le peuple cinéphile.
Jayro Bustamante,La Llorona, en salles le 22 janvier 2020