En lisant du Lindon – à propos de Moi, qui que je sois
J’ai lu le livre de Mathieu Lindon en entier. Pas en entier-entier, quand même, il ne faut rien exagérer, plutôt en entier comme Proust, en sautant des pages quand c’était trop bien parce que ça m’énervait, tant de prouesse, moi qui n’ai jamais su prendre la plume fictive que pour me ficher de la littérature et écrire, en substance délayée : « merde à celui qui le lira » – et donc ça ne plaisait pas. J’avais une amie dessinatrice qui plaisantait d’une autre, jadis : « Elle a trop de talent, il faut lui couper les doigts ». Quelques années après, elle a arrêté de dessiner.
Je n’ai pas lu le dernier Lindon en entier-entier tout en le lisant d’un bout à l’autre comme on fait avec les romans de Blanchot, parce que je m’arrêtais régulièrement pour reprendre contact avec la vie réelle (la vaisselle, Tik Tok, les copies à corriger, des courriers comminatoires de débiteurs adressés à mon frère mort comme s’il était vivant, etc.) et voir l’effet que cela faisait. Et donc, je laissais infuser le livre de Mathieu Lindon dans la vaisselle, Tik Tok, les copies et mon frère mort, j’en sirotais des gorgées, je prenais une bolée d’apnée par moment, j’y restais quelques heures ou dix minutes avant de me lever pour éteindre la cafetière.
Je me piquais au livre de Mathieu Lindon tant et si bien qu’il m’était impossible de le lire en entier, puisque chaque fix provoquait une narcose du présent, et l’ensemble (moi-le livre-la chambre de Proust) était plein de trous.
J’ai failli ne pas lire en entier le livre de Mathieu Lindon parce que j’ai toujours un peu de mal, quand une énigme est au cœur du moteur, fût-il immobile, à finir car après c’est triste, il n’y a plus rien. Il faudrait que cela ne termine jamais. Et puis j’ai toujours une curiosité qui me semble obscène à voir comment l’auteur.e va refermer son texte.
Commencer, c’est facile, c’est un coup de force sui generis, mais pour finir, il faut une nécessité, denrée rare depuis assez longtemps un peu partout sauf si l’on est croyant. Et j’ai toujours peur que ça rate ou de me sentir abandonné, comme enfant, quand il faut tirer d’un coup sec pour décoller un pansement. Il y a très longtemps, j’étais allé voir Henry Geldzahler d’Andy Warhol au cinéma. Pendant un peu plus d’une heure trente, un barbu vous regarde assis en plan fixe en train de fumer son cigare. Un cigare d’une heure trente sans jamais le rallumer ça n’existe pas mais peu importe, c’était monté en boucle. Et puis soudain, sans que rien permette de le prévoir, écran noir. J’ai failli pleurer.
Le livre de Mathieu Lindon est arrivé alors que j’avais perdu un deuxième membre de ma famille par la poste et que celui qui me restait s’était brisé en deux au niveau du je/nous lacanien, si bien que ça ne faisait plus qu’un huitième de famille au final (sans me compter).
Un livre de Mathieu Lindon en décembre par la poste fut toujours comme une apparition, seul au milieu du blanc : « Une odeur nauséabonde pourrissait dans un appartement des bas-fonds, appartement est un grand mot, dans un immonde réduit habité par plus d’êtres humains qu’il ne pouvait en contenir et donc forcés de ne jamais y être en même temps, se partageant journées et nuits afin de pouvoir y dormir, à défaut de s’y laver ou s’y soulager qu’il fallait bien y faire parfois, en situation d’urgence », était-il écrit en haut de la première page.
J’ai feuilleté un peu plus loin et mes yeux sont tombés au milieu d’une phrase : « on ne fait jamais deux fois l’amour dans le même corps, chacun en a l’expérience ». J’ai refermé le livre, ça me suffisait pour le moment. Concernant cette deuxième phrase, j’ai pensé que c’était vrai en la lisant et maintenant, en la relisant, je me dis que si on remplace « le » par « un », cela pourrait aussi être un souhait de Don Juan, au prix d’une méprise un peu lourdingue.
Mais ça me rappelait aussi pourquoi j’avais le sentiment de ne pas lire le livre de Mathieu Lindon en entier, de la même façon, ça doit être mon idiosyncrasie ou encore Lacan, que je n’avais jamais eu l’impression de vraiment faire l’amour en entier, parce qu’on est toujours jamais tout à fait à la chose si l’on est attentif à son partenaire ou sa partenaire : est-ce qu’il arrête de gémir, est-ce qu’elle arrête de se tortiller parce qu’il ou elle veut profiter du moment, parce que ça l’ennuie soudain ou que la meilleure des caresses, trop répétée, finit par irriter, ou encore parce qu’elle ou il a décidé de fumer une cigarette dans sa tête en laissant son corps vaquer ?
À moins qu’il ou elle, comme moi, ne m’écoute et mon corps, et dans ce cas, on pourrait peut-être faire une pause ? Avec le texte de Mathieu Lindon, c’était pareil, je lui faisais des trucs en le lisant, je l’abîmais, le déformais, l’étirais, et il me faisait des choses aussi qui parfois me surprenaient ou m’agaçaient.
On dit rarement que le roman vous prend ou vous lit, et c’est un tort car la fiction n’est pas une fenêtre par laquelle on saute pour s’évader, elle requiert d’eux qu’ils se vivent dans une existence qui n’est pas la leur.
Quand j’ai ouvert la première fois le livre de Mathieu Lindon (ou forcément rouvert car je les avais tous lus jusque-là, ses livres, et c’était comme un long texte en tranches), j’ai pensé au tableau de Khnopff intitulé bizarrement – à mon avis – En écoutant du Schumann. On y voit une femme de profil, ce qui reste du visage caché dans la paume de sa main, concentrée comme une chlorotique, et puis un grand miroir au fond de la toile et, tout à gauche, un avant-bras sur un clavier appartenant à un pianiste hors-champ.
Le décor mange tout, la femme fait tapisserie, comme sa robe, les meubles et la carpette. Elle est absorbée au sens littéral. Et donc elle n’écoute pas un morceau de Schumann, elle écoute « du » Schumann comme on mange du pain et du beurre, de l’amour et de l’eau fraîche, c’est un tout partitif. Disons que Schumann impose à son corps une certaine position et une certaine qualité existentielle, un peu en deçà de l’éveil, et voilà comment elle se retrouve toute fondue dans son salon en écoutant « du » Schumann.
J’ai pensé ça car à peine avais-je ouvert le livre de Mathieu Lindon que je sentais que mon cerveau se mettait dans une certaine position, filtrait différemment mes perceptions, connectait des circuits jusque-là poussiéreux ou s’efforçait de lancer des ions dans des directions inaccoutumées, ça lui faisait un peu de sport à mon cerveau, des étirements à lui aussi, hop hop il allait lui pousser des muscles dont on ne savait même pas qu’ils existaient avant d’aller à la salle de gym.
Peut-être aussi que j’allais devenir un moustique et me faire écraser comme dans le Cœur de To (1994), je crois qu’il y a quelque chose comme ça au début. Ou alors, Mathieu Lindon est une forme d’ayahuasca qui fait voir l’ADN primordial sous forme de serpent et, comme la femme de Khnopff, on se love en le lisant, on prend la forme même d’un segment d’ADN du crâne de Mathieu Lindon.
Une certaine tradition veut que la fiction soit une chose passive dans laquelle on pénétrerait, face à laquelle le lecteur ou la lectrice serait prié.e de suspendre son incrédulité pour en profiter, d’ailleurs on prend un roman ou on le lit, on dit rarement que le roman vous prend ou vous lit, et c’est un tort car la fiction n’est pas une fenêtre par laquelle on saute pour s’évader, c’est une machine à fictionner le lecteur ou la lectrice : elle requiert d’eux qu’ils se vivent dans une existence qui n’est pas la leur.
Quand Flaubert écrit à la première page de Madame Bovary que Charles est « habillé comme un bourgeois », il m’enjoint moins de croire à l’existence de son personnage que de me mettre dans la position d’être non-bourgeois afin de comprendre ce qu’être habillé « comme un bourgeois » pourrait bien vouloir dire et plus largement et ailleurs, me place dans la position fictive d’être contempteur du bourgeois.
La fiction me fait essayer d’autres vies : mais ce ne sont pas celles des personnages, ce sont d’autres vies de moi observant le monde. La fiction est un virus, pas une bactérie. Chez Mathieu Lindon, cette injonction à me faire autre procède souvent d’un croche-pied renversant : « Assassinait-on quelqu’un parce qu’on perdait son sang-froid ou parce qu’on le conservait ? » (p. 218).
Ailleurs, il faudra regarder à la fois depuis sa chair et sa logique pour comprendre tel raisonnement duplice où « mais » se remplace par « et » : « il y a des gens dont le fantasme consiste à avoir des enfants (…), à dénicher l’être idéal pour mettre en branle ce projet a priori peu original et qui l’est car l’enfant qui en sortira ne sera pas un enfant comme il en court les rues mais le sien, capable cependant de salir sa culotte comme n’importe quel autre. » (p. 262).
Ce n’est pas tout à fait à la mode de lire les phrases des écrivain.e.s et de raconter comment elles retournent la tête d’un coup de syntaxe, et d’ailleurs, il parle de quoi le livre de Mathieu Lindon ? Déjà, c’est en partie un conte de fées, on ne l’accusera pas d’irréalisme, c’est-à-dire de non-conformité à France 24.
On a beau croire, quelqu’un nous parle dans ce roman, mais il est nombreux, il n’y a qu’à voir combien d’orgies, et c’est sûrement pour cela que le livre de Mathieu Lindon tombait à pic dans ma désolation familiale.
Arrivé vers le milieu, je me suis dit que c’était une série télé accélérée, comme dans une jeune nouvelle de l’auteur, Maharadjah, roman résumé (1993). Que peut-être Mathieu Lindon, au moins pour la partie intitulée « L’enquête » (pp. 119-238), avait compilé tous les doutes de tous les commissaires allemands de l’après-midi plus quelques fins limiers américains de nuit et qu’il les avait mis bout à bout en coupant le début et la fin de leurs raisonnements, si bien qu’il n’y aurait plus que « du » milieu, une irrésolution géante et vasouillarde dont la solution est pourtant partiellement donnée p. 185 à propos des trois policiers enquêteurs : « La principale hypothèse du trio était que cet assassinat revêtait pour eux une importance primordiale » (comparer avec l’Institut Benjamenta de Walser, où le seul manuel à lire s’intitule Quel est le but de l’école de garçons Benjamenta ?).
Un crime a été commis, dont on ne sait rien, ni à quoi ressemble la victime, ni son genre, ni le lieu, sinon que les trois policiers, dont deux sont en couple ce qui les aide à résoudre les énigmes par symbiose, ont oublié de demander au voisinage et à l’entourage si le cadavre avait des ennemi.e.s.
Mais quand même, dans cette enquête flottent des bouts de la première partie : odeur, jeune homme nu, et on pourrait aussi bien tirer deux citations que l’on collerait d’office au rôle de métatexte : « une identité unique ne rend jamais compte de qui que ce soit » (p. 87) et « le regard est entraîné vers les sous-titres quand on voit à l’étranger un film pourtant dialogué dans sa propre langue » (p. 97).
Non que l’auteur ait eu l’idée de glisser des indices dans son texte pour lui servir de boussoles, mais tout simplement parce qu’on peut expliquer un geste par un autre geste de la même personne. Sinon, à propos de « qui que », il y a évidemment le titre, pour les curieux, facile à déchiffrer, Moi, qui que je sois, un peu comme les glaçons de Duras dans une émission de France Culture en 1976, on n’entend pas les questions, juste la réponse qui fond dans le verre de whisky : « Autoportrait, je ne comprends pas… Qu’est-ce que ça veut dire « qui je suis » ? Et qui êtes-vous, vous ? Allez-y, répondez-moi. Qui êtes-vous, vous qui m’interrogez ? » Donc Moi, qui que je sois est ce genre d’autobiographie.
À un moment, il y a un « je ». On ne vous dit pas la page, il faut lire en entier. Si l’on suppose que ce « je » est ce qu’il dit qu’il est, son point de vue ferait pas mal le lien entre les petits « romans d’amour » de la première partie : « Une odeur nauséabonde pourrissait », « Une ombre retrouve son chemin », « Mon sexe m’est inutile, souvent », « Drôle de temps, le futur », etc. Mais ce « je » change, il y a des écrivains qui déboulent, dont un qui « se branle avec son ordinateur ou on ne sait quoi, bravo pour le tour de force mais on n’y comprend rien », juste avant on a pensé au « roman policier comme autobiographie. Voici comment j’ai assassiné, comment je l’ai été, si souvent. » Jean Seberg dans A bout de souffle arrive et répète en boucle « C’est quoi, dégueulasse ? » On croise une déclaration d’amour triste (mais qui va bien avec les partouzes décrites un peu plus haut) : « Mêlons nos langues, s’il te plaît, je viens de me brosser les dents dans cet espoir ».
Nous aussi on a bien fait, de lire le livre de Mathieu Lindon en entier parce que c’est comme si la grande série des siècles renaissait à nouveau, dixit Virgile dans sa quatrième églogue, et j’ai l’impression d’avoir déjà écrit ça à propos de Rages de chêne, rages de roseau (2018) mais tant pis, la dernière partie, « Les logiciens », réarrange et redérange tout depuis le début, peut-être parce que « Quelqu’un va mourir », ce qui est quand même une question concernante, qui que nous soyons.
On a beau croire, quelqu’un nous parle dans ce roman, mais il n’est pas seul, il est nombreux, il n’y a qu’à voir combien d’orgies, et c’est sûrement pour cela que le livre de Mathieu Lindon tombait à pic dans ma désolation familiale, parce qu’il y avait non pas quelqu’un mais tout le monde réuni dès le début avec le centre d’accueil pour migrants qui serait aussi bien un camp dont l’odeur cherche à envahir les beaux quartiers pour que ça leur change un peu.
Il y a toujours eu beaucoup de monde dans les romans de Mathieu Lindon, par exemple chez Michel Foucault dans Ce qu’aimer veut dire (2011) ou dans Mon cœur tout seul ne suffit pas (2008), tellement pas qu’il se brise. Car il ne faudrait pas que ce soit l’amour jaloux, l’amour puissant qui rassemble ces gens. Plutôt ce simple mot, qui clôt le livre, la joie, « l’incroyable joie : comment la raconter à qui ne la connaît pas » ?