L’invisible poids environnemental du numérique
La ministre de la Transition écologique et solidaire et le secrétaire d’État chargé du numérique ont saisi en février le Conseil National du Numérique afin de rédiger une feuille de route sur le numérique et l’environnement. Au cœur de la réflexion et des propositions, « un numérique plus sobre et soucieux de son impact écologique » mis « au service de la transition écologique et solidaire ». Et il y a du chemin quand on voit où se trouve le numérique.
Il est désormais difficile d’échapper au Consumer Electronic Show (CES) de Las Vegas qui se tient tous les ans en début d’année. Et lorsque l’on sait que la France figure parmi les pays les mieux représentés au CES, après les États-Unis, la Chine et la Corée du Sud, on comprend un peu cet engouement médiatique pour l’événement. Un peu mieux qu’à l’aune des innovations mises en avant en tout cas.
Le CES, c’est le lieu de rassemblement mondial pour les acteurs du domaine des technologies électroniques et numériques grand public depuis cinquante ans, à la fois anecdotique et symbolique de ce que le numérique a tendance à devenir, de là où il se trouve en 2020 et vers quoi il se dirige. Et les dynamiques semblent folles. Ce salon est l’incarnation de ces courbes exponentielles des objets connectés que l’on nous promet pour les prochaines années : de plus de 30 milliards (dont 6 milliards de smartphones) aujourd’hui à quelques 75 milliards d’ici cinq ans !
Ce que l’on trouve ici, c’est d’abord la face rutilante de notre univers digital quotidien. Mais ce qu’il manque, c’est le revers de la médaille. À la fois en amont, les mines de matériaux et métaux de nos terminaux, et en aval, les montagnes de déchets électroniques bien trop peu récupérés et recyclés. L’innovation est toujours présentée plus disruptive que l’année précédente.
Mais concrètement, où en est la communauté numérique dans la prise en compte des enjeux écologiques de 2020 ? Car la contrepartie environnementale de toutes ces promesses, c’est une consommation d’énergie, de ressources minérales, une production de déchets et des émissions de gaz à effet de serre qui n’ont jamais été aussi importantes qu’aujourd’hui.
Pour les émissions de gaz à effet de serre, elles sont passées de 2 % en 2010, à presque 4 % aujourd’hui, et nous sommes sur une trajectoire de hausse pour atteindre quelques 6 % d’ici 2025 selon GreenIT. La part relative peut sembler encore limitée ; mais aucun autre « secteur » ne croit à ce rythme ! Côté déchets électroniques, ils sont mal collectés (de l’ordre de la moitié dans les pays avec des filières dédiées) et, excepté pour l’argent ou le cuivre avec plus de 50 % de recyclage, les taux de recyclage sur plusieurs métaux sont ridicules (inférieur à 1 % pour l’indium, galium, tantale…).
En résumé, on achète et jette de plus en plus d’équipements électroniques, de plus en plus rapidement ; on en collecte la moitié, et sur cette moitié, on en recycle 75 % dans les meilleurs cas (comme en France)… Pas brillant pour un secteur qui incarne la dématérialisation et l’allègement des impacts environnementaux.
Quelques acteurs conscients des efforts à faire
Alors il y a bien quelques conférences au CES ou un challenge dédié aux questions écologiques au salon Vivatech[1] de 2020, mais ce sera un peu juste pour donner à voir la conversion de la communauté de la tech aux enjeux écologiques. Car entre les « voitures intelligentes », bardées de capteurs et connectées, les moissonneuses batteuses « autonomes », les écrans flexibles, les robots pour s’assurer que nos aïeuls prennent bien leurs cachets quotidiens et autres objets connectés « pour la santé » ou le sommeil, sans oublier les toilettes connectées, il semblerait que la question écologique ne soit rien d’autre qu’un nouveau marché où les gains environnementaux peuvent être une éventualité parmi un ensemble d’autres objectifs bien plus cruciaux.
Mais le monde de la tech n’est pas entièrement dupe. Il y a quelques mois le collectif français Tech For Good publiait une tribune pour mettre en question l’approche de soutien de « la tech pour la tech », où la capacité à lever des montants importants et les dynamiques d’hyper croissance priment sur toutes les autres considérations, notamment sociales ou environnementales. Et des collectifs d’experts et d’acteurs du numérique comme GreenIT portent historiquement un questionnement radical sur la soutenabilité du numérique et les référentiels autour de la sobriété numérique en France et en Europe.
Pourtant, si les entreprises qui innovent pour rendre le numérique plus soutenable, au service des enjeux écologiques, sont désormais sorties de leur marginalité (smartphone éco-conçu, de seconde main, reconditionné — entre 5 et 10 millions par an en France ! —, recyclage de cartes électroniques, application de lutte contre le gaspillage, de mutualisation d’équipements divers…), elles comptent encore trop peu dans un marché aux dynamiques folles.
Or même si tout cela n’est pas parfait, ces entreprises donnent corps à une économie circulaire, encore bien faible et hésitante, dans des systèmes économiques où le réemploi et le recyclage se retrouvent mis en concurrence avec une traditionnelle économie linéaire, où l’amont et l’aval de la chaîne se trouvent encore trop souvent dans des pays aux normes sociales et environnementales insuffisantes. Ces entreprises tentent de se situer plutôt du côté de la solution que du problème. Mais le problème continuant de grossir, leur impact positif ne peut être à la hauteur.
Définir ce que l’on souhaite faire du numérique
Numériser notre quotidien, nos villes, nos mobilités, notre santé ne constitue pas une fin en soi. Le numérique est d’abord un outil. Pourquoi voulons-nous du numérique ? Où et comment, avec quelle maîtrise des équipements, des données, des algorithmes ? Toutes ces questions a priori techniques sont fondamentalement politiques, et donc à poser et traiter dans un cadre adapté.
Même s’il est déjà bien tard quand on observe où en est l’envahissement de toutes les sphères privées, publiques, professionnelles par des dispositifs numériques, les débats récents à l’Assemblée nationale sur la prolifération des écrans, notamment dans les toilettes des cafés, illustrent à la fois l’ampleur du problème et la possibilité de mener politiquement ce débat, ainsi que de faire des choix en conséquence.
Ainsi, il ne suffira pas de mettre un peu plus en perspective les initiatives entrepreneuriales les plus louables, d’en appeler à un peu d’autorégulation par-ci et saupoudrer un peu de design éthique par-là. Il ne s’agit pas de verdir un peu le numérique, ou de le freiner dans son expansion. Freiner lorsque l’on va dans la mauvaise direction est un bien faible recours. Il faut le limiter et le réorienter, et alors on pourra ambitionner de donner une finalité au numérique, le mettre peut-être au service de la transition écologique.
Et pour avancer concrètement, il faut savoir où nous sommes. Comme pour de nombreuses filières en train de faire leur mue (agriculture, textile…), un préalable est de redonner l’information de base sur les impacts et la performance environnementale du produit ou service numérique. Il est plus que paradoxal que, dans l’univers de la mise en données systématique des moindres faits et gestes de chacun, on ne soit pas capable de « tracer » intégralement le poids environnemental de son smartphone et des usages que l’on en fait. Et ceci vaut pour n’importe quel produit ou service numérique.
De l’amont (des mines aux usines) à l’aval (où finit le terminal et ses composants atterrissent une fois partis de la déchetterie), cette information doit devenir un nouveau standard pour permettre ensuite de responsabiliser le consommateur. Ce n’est qu’un premier pas, mais alors qu’il faut se saisir du problème à bras-le-corps, il faut faire ce travail de mise à découvert des impacts du numérique. Rendre visible « la dématérialisation » numérique, en somme.
Alors nous serons capables d’avoir un débat éclairé sur où nous sommes et où nous voulons aller avec le numérique. Et de ces grandes foires expositions des gadgets numériques, on pourra envisager d’en faire, plutôt que des salons des problèmes, des salons des solutions.
NDLR : Eric Vidalenc vient de publier Pour une écologie numérique aux éditions Les Petits Matins.