Les leçons de démocratie du Conseil d’Etat au gouvernement
En moins d’une semaine, le Conseil d’État est entré par deux fois en collision avec le gouvernement. Par un premier coup de tonnerre en date du 25 janvier, le Conseil a engagé une critique en règle du projet de loi « retraites » : dans un avis d’une longueur inhabituelle, adopté de surcroît en Assemblée générale, il pointe ainsi pêle-mêle l’impréparation d’un texte qui aura été re-soumis par six fois « après » sa première soumission au Conseil, la concertation intervenue « tardivement » et « selon les procédures d’examen en urgence », le caractère « lacunaire » des « projections financières », la fragilité de l’édifice de 29 ordonnances qui « fait perdre la visibilité législative d’ensemble », mais aussi les risques d’inconstitutionnalité divers qui pèsent sur le texte.
Le second coup de tonnerre n’est pas moins marquant. Agissant cette fois en juge de l’urgence, le Conseil d’État a suspendu le 31 janvier l’exécution de la « circulaire Castaner » qui limitait la comptabilisation « politique » des voix aux prochaines élections municipales aux seules listes présentées dans les communes de 9000 habitants et plus, soit à moins de 5% des communes et 60% du corps électoral, tout en créant des conditions spécifiquement favorables à celle des voix des « divers centre » censées former la majorité présidentielle. Ici, ce sont l’objectif d’information des citoyens, l’égalité de traitement entre les partis politiques et la fragilité de l’argumentaire gouvernemental qui ont été mis en cause de manière cinglante.
Sans doute le Conseil d’État est-il resté prudent sur le fond des choix opérés par le gouvernement, notamment sur les points politiquement les plus sensibles de la réforme des retraites comme le choix d’un système à points ou d’un âge d’équilibre. Pour autant, le réquisitoire engagé par deux fois contre le travail gouvernemental est loin de n’être que de pure forme. Surtout quand il est construit au nom d’une posture inédite de garant du « contrat social » et politique, qu’il s’agisse de défendre le principe d’égalité entre les partis et les courants politiques directement mis mal par la « circulaire Castaner » au profit du pôle présidentiel dit « divers centre », ou de garantir le principe d’égalité entre l’ensemble des cotisants potentiellement en danger dans le projet « retraites ».
On pourra être surpris que le Conseil d’État adopte une telle posture. D’abord parce qu’elle vise une fabrique gouvernementale du droit où les membres du Conseil, du premier ministre à son directeur de cabinet en passant par le secrétaire général du gouvernement, jouent précisément les premiers rôles. Ensuite, parce qu’elle est inhabituelle : pour ne prendre qu’un autre exemple récent, le Conseil d’État n’avait pas fait preuve d’une telle rigueur à l’égard de l’état d’urgence et de la législation anti-terroriste qui touchait pourtant d’autres éléments également fondamentaux du contrat social et politique du point de vue des libertés individuelles. Dans ses différents avis mais aussi au fil de ses décisions juridictionnelles sur la pratique de l’état d’urgence, il avait plus en effet accompagné le travail gouvernemental qu’il n’avait véritablement joué un rôle de contre-pouvoir au cœur de l’État.
Mis bout à bout, ces critiques nous alertent sur les risques d’instrumentalisation de l’appareil d’État.
Mais tout se passe ici comme si la volonté de « modération » et d’équilibre que souhaite traditionnellement incarner le Conseil d’État entre les exigences du travail gouvernemental et celles de l’État de droit s’était brutalement trouvée bousculée par la trajectoire « disruptive » du pouvoir exécutif macronien, conduisant une institution du Palais royal désormais acculée à marquer nettement sa nette différence depuis le cœur même de l’État.
Il faut dire que la trajectoire du macronisme au pouvoir est marquée par une injonction répétée à la vitesse et à l’efficacité – injonction dont le Conseil d’État s’est du reste alarmé à plusieurs reprises, notamment dans son avis du 26 novembre 2018 sur le projet de loi « Mobilité » (2019) qui pointait déjà que « la brièveté des délais (n’offrent pas les conditions pour) examiner de manière approfondie et pleinement informée l’ensemble des questions soulevées ». L’impatience s’est dite d’emblée dans la volonté affichée d’enrôler les directeurs d’administration centrale dans la politique gouvernementale et de constituer les cabinets ministériels en task forces resserrées. Mais elle s’est aussi révélée dans les critiques répétées du chef de l’État à l’égard de « l’État profond » soupçonné de ne pas vouloir faire « les réformes » et de résister au changement.
Cette impatience des nouvelles élites du gouvernement est indissociable de leur ancrage dans la trame dense de circulations public-privé qui les caractérise, et de la conviction qui s’y forge du caractère essentiellement managérial (bien plus que politique) de la fonction gouvernementale. Ainsi des formes même du travail gouvernemental qui ont pu justifier le recours à un cabinet d’avocats (et à l’un de ses associés issu il est vrai du Conseil d’État) pour dire la philosophie (« exposé des motifs ») du projet de loi « Mobilité » (2019).
Ainsi aussi de l’élite administrative elle-même bousculée par la multiplication des dispositifs facilitant pantouflage et rétro-pantouflage des hauts fonctionnaires, au point d’alarmer un Conseil d’État pourtant lui-même pris dans ses circulations public-privé mais qui a estimé que ces incitations étaient « très problématiques et contestables » (avis sur le projet de loi « Avenir professionnel » du 30 avril 2018)[1].
Ainsi, enfin, du circuit d’évaluation interne à l’État affaibli par la suppression ou la fusion dans le projet de loi de finances 2020 d’un ensemble de commissions de réflexion et de concertation (telles que l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale) jugées « inutiles », mais qui forment pourtant une part essentielle de ce sous-espace réflexif de l’État où peuvent se développer les outils d’une évaluation critique du travail gouvernemental.
En ce sens, les multiples banderilles plantées par le Conseil d’État dans ces deux textes récents sont loin d’être aussi hétéroclites et éparses qu’il n’y paraît. Parce qu’elles touchent à la temporalité propre au travail juridique et administratif, à la qualité de la concertation avec les organismes internes à l’État et les partenaires sociaux, à la sincérité des chiffres et des données, au respect du principe d’égalité, ou encore à l’information des électeurs, elles sont bien plus qu’un ensemble de défauts de forme ; mis bout à bout, ces critiques nous alertent sur les risques d’instrumentalisation de l’appareil d’État que porte dans sa trajectoire managériale le macronisme de gouvernement et nous rappellent en contre-point toute la trame épaisse des conditions administratives, juridiques et politiques qui font la qualité substantielle de la délibération démocratique.