Réécrire l’image photographique – à propos de Jardin d’hiver, l’exposition de Jochen Lempert
Au prime abord du Jardin d’hiver, l’œuvre de Jochen Lempert renvoie étrangement aux formes de médiatisation de masse que connaît aujourd’hui la photographie. Plus que tout autre, ce medium largement démocratisé suscite des quantités industrielles d’images, diffusées dans le quotidien et dans nos espaces virtuels. Il est propre à l’époque d’être particulièrement inondée de ces photographies à la portée de la production et de la consommation de tous, dans laquelle la singularité d’une seule, d’une œuvre ou d’un artiste, peine souvent à trouver sa visibilité et en donner ses propres conditions.
À cet égard, les tirages exposés au Crédac rejoignent ces flux thématiques que sont les hashtags, comme le « #flowerstagram » sur Instagram, dont un vaste pan associe les techniques de captation d’images à une forme de mise en évidence et de célébration de la nature. Cette attention portée à l’imposant paysage comme à l’infiniment petit détail d’insecte saisi par un objectif macro révèle une certaine conception de la photographie contemporaine.
Émanciper la photographie de son lien privilégié avec la nature
Donnée comme le lieu privilégié de l’observation de notre environnement pour ses qualités techniques de restitution, la photographie se voit attribuer le rôle documentaire de faire sortir la variété des dimensions du monde de l’invisible au regard, par ses jeux de zooms, de changement d’échelle. Elle est ainsi investie dans ses paramètres de rendu, afin de souligner les couleurs, traduire l’imperceptible, produire des images arrêtées du flux perpétuel de la terre, et peut-être par tous ces aspects de rétablir un lien historiquement ou mythiquement perdu de l’homme avec la nature.
Mettre le travail de l’artiste en regard avec une telle conception de la photographie, implicitement à l’œuvre dans nos pratiques courantes des images, permet en réalité de mieux saisir en quoi son geste s’en dégage.
Certes, le photographe allemand donne à voir l’invisible du quotidien et les beautés de la nature. Il ouvre aussi la possibilité, non seulement d’une observation mais encore d’une attention aux choses, des plus petites aux plus fugaces ; il produit des arrêts sur image qui « saisissent l’instant ». De même, il construit une grille d’images et multiplie leur existence autour d’un thème.
Mais dans sa proposition se joue une autre conception de la nature qui résiste en réalité à celle des médiatisations communes dont elle fait l’objet. La série exposée est uniquement constituée de tirages gélatino-argentiques, tous sur papier baryté mat. De tailles diverses et directement au mur, sans cadre, sans verre, ces clichés de faune et de flore, de fleurs et de feuillages, revêtent d’emblée l’apparence de feuilles de papier, de pages arrachées ici et là.
Elles tapissent les murs et se constituent ainsi en une bibliothèque, une série de notes et d’épreuves, à laquelle s’ajoutent d’autres pages présentées dans des dispositifs de vitrines, au centre des pièces du Crédac. Dans celles-ci comme aux murs, les feuilles sont simplement posées et disposées les unes près des autres, selon une composition à chaque fois nouvelle et amenée par les motifs de chacune des épreuves.
L’anthologie poétique, une métaphore de la cueillette
Loin de la grille d’images virtuelles, du scrolling et du diaporama, les images de Jochen Lempert organisent physiquement une architecture de papier, qui nous entoure et restitue en elle-même une suite de récits, de narrations et de cheminements internes.
Si ce travail autour de la « feuille » en résonance avec le livre, la bibliothèque et ce qu’ils disent dans l’espace est une clef de compréhension de l’exposition, c’est notamment parce que l’artiste y figure un lien fécond et radical entre la poésie et la nature, capable de déjouer le poncif, soit rejeté, soit trop investi, d’une imitation de la nature qui asservirait la photographie à la fiction de celle-ci.
De fait, ce Jardin d’hiver est un lieu où fleurissent et se cultivent les images ; il renoue en cela avec l’affinité profonde et ancienne qui lie la flore, le travail de la terre et l’élaboration poétique. Il ne s’agit pas de dire que la poésie a pour seule vocation de retrouver la nature, ni que la beauté de la nature ne peut être rendue visible en dehors de la fiction poétique (élargie non seulement au langage, mais aux formes de représentations artistiques).
Le lien n’est ni hiérarchique, ni contraignant ; il est au contraire de l’ordre de la métaphore, c’est-à-dire du transport, de la traduction d’un lieu ou d’une forme à l’autre, tel qu’il est rendu possible par une analogie entre les deux. Il s’agit peut-être de la figure de style la plus essentielle à l’idée du travail poétique, puisqu’à la différence de la comparaison, la métaphore met en tension ses deux termes dont l’un vient remplacer l’autre, ou l’envahir, s’en revêtir, pour le transfigurer profondément.
Voilà un geste à même de produire nouveaux lieux : et le jardin est bien une figuration poétique de cet espace-là, autant dans le thème religieux de l’hortus conclusus qui fait de la Vierge le « jardin enclos » où seul se pourra trouver une nouvelle naissance, que dans la mystique soufie à l’œuvre dans Golestan ou le Jardin des Roses du poète persan Saadi. Comme ce recueil d’histoires et de poèmes écrit au XIIIe siècle, le Jardin d’hiver de Jochen Lempert est ainsi une collection d’images, un recueil.
Les mots ont peut-être atténué aujourd’hui la tension de cette métaphore au fondement de la culture occidentale ; que le recueil est la récolte, et la récolte une lecture, et que tous ces mots, de la recollection anglaise à l’« intelligence » et au « collectif » retrouvent la racine commune du ligo latin, « je lie », et du lego latin, « je lis ». Dire que l’exposition de Jochen Lempert est une anthologie, ce n’est pas télescoper une forme littéraire de médiatisation de la poésie sur son travail plastique, ni réduire son attention au monde à une forme de catalogue des images de la nature – ce qui renverrait la photographie à son asservissement au supposé réel de la nature ainsi qu’à sa célébration.
Car ce Jardin est littéralement une anthologie, c’est-à-dire selon l’étymologie du terme en grec ancien, anthos et légô, une « cueillette de fleurs ». Employer ce mot qui désigne à présent une forme littéraire classique et à visée instructive, dans ce sens désuet et disparu de la « cueillette de fleurs », c’est au contraire réaffirmer le lien métaphorique de la nature et de la poésie, comme un espace en soi, avec ses images propres – non des images empruntées à la nature dont elles tireraient leur beauté ou leur essence, mais des images façonnées, sans autre existence que celle que leur donne la photographie.
Le truchement de ce vocabulaire permet de mieux comprendre comment se porte notre regard sur l’œuvre de Jochen Lempert et ce qui distingue singulièrement son travail. La métaphore ouvre la possibilité d’un lieu, où cultiver une autre conception de la photographie. Ainsi, bien au-delà des mots, le Jardin d’hiver invite à tout reconsidérer dès la plus simple évidence, à tout reconsidérer de ce que sont justement l’évidence et le regard – de ce qu’est une image.
Où naissent les images ? Une main tendue à la peinture
L’attention qui se lit dans la série de photographies ne se limite donc pas à montrer les petites choses de la nature. Bien souvent justement, elles ne sont pas entièrement perceptibles ; elles échappent, fuient et demeurent à la frontière de l’apparition. Plus significativement, c’est une attention à l’image ; où commence-t-elle, où finit-elle, où résonne-t-elle – par exemple, dans la composition générale des feuilles dans les vitrines, du feuillage sur les murs ?
Au Jardin d’hiver, nous ne sommes pas dans le rendu de la nature par la photographie, mais dans le rendu même des images photographiques, auquel l’artiste nous invite à prêter attention. S’il est évident que le noir et le blanc appartiennent à ces clichés, il est plus délicat de discerner ce qui de la visibilité, de l’invisibilité, de la lumière et de la qualité des noirs, appartient à la fois à la nature et au travail du photographe : à la matière constituée de nuances de pigment, de grain de pellicule et de grain de papier, à la facture du tirage et de ce qui l’affecte, à l’impression des formes. Tout cela constitue le façonnement poétique, c’est-à-dire la façon dont s’offre l’autre lieu, celui du transport de la nature dans la forme d’une image.
Et c’est bien dans ce qu’elles ont d’illisible et à la limite de l’abstraction que les images figurent plus radicalement encore cette autre photographie par laquelle Jochen Lempert amène à reconsidérer les évidences. Car la première des évidences qu’ébranle l’exposition n’est autre que celle de la photographie : les épreuves sur papier, sans verre et sans cadre, rappellent par leurs différents grains, leurs irrégularités sensibles et leur illisibilité le dessin d’une main, le tracé d’une mine de plomb, le suspens d’un coup de gomme, la blancheur d’un papier nu.
Elles évoquent encore les griffures d’une pointe sèche, les caillots d’encre et le passage d’une presse, le dessin, la gravure, les monotypes, et enfin, la peinture ; car parmi les feuilles, les fleurs et les paysages, le photographe introduit des clichés de peintures, sous forme de détails, de fragments et d’agrandissements en noir et blanc. C’est sans doute parce qu’ils existent au sein de la même métaphore que les photographies botaniques et les détails d’ornements décoratifs et floraux des peintures se rencontrent si superbement.
La tension qui lie problématiquement peinture et photographie, notamment issue d’une conception de la photographie qui attèlerait celle-ci au rendu de la nature, se trouve ainsi profondément reconfigurée dans le Jardin de l’artiste. En collectant les images, il recueille ce qui en elles entre en résonance avec cet autre lieu de l’image qu’est la peinture. Il accueille aussi les multiples façons dont le rendu de la peinture continue de structurer notre regard sur le monde, nos gestes de fictions et de production.
Peut-être faut-il comprendre ainsi la discrétion et la belle sobriété des œuvres de Jochen Lempert ; non la seule humilité de l’homme face à la nature et rendu à l’humus, la terre, mais l’humilité de la photographie qui, loin d’« achever » la peinture et d’en être la fin, est une main conciliante tendue à son endroit, et toujours disposée à s’ouvrir à elle.
Un réseau de présences habite ainsi l’exposition sur le mode de la discrétion. Celle de la peinture, que l’œil met un certain temps à distinguer des autres photographies ; celles des insectes, des oiseaux, d’un chat, de toute une faune qu’enregistre l’objectif et qui paraît se camoufler dans les jeux de lumières, sur les textures du bois et dans l’enchevêtrement du feuillage. Ce retrait permanent suscite l’attention : il reconfigure le regard du spectateur et également son mode de présence en tant qu’humain dans la nature.
De fait, quelques-unes des œuvres exposées montrent des personnes ou des fragments de corps. Rares et loin d’être omniprésents, ceux-ci se fondent dans leur environnement comme le reste des sujets de faune et de flore. Des passants surgissent derrière un buisson, et le cliché les maintient à la lisière du feuillage, ils appartiennent au paysage. Le montage d’images que produit la série participe de cette discrétion générale des sujets et de l’humain tout particulièrement : une photographie de bouche rappelle celle d’un nuage, juste à côté, par sa forme et ses nuances de gris clair.
Ailleurs, un détail de peinture représente les jambes nues du Christ ou d’un saint ; elles s’apparentent très vite aux photographies de souches et de troncs présentées dans la même vitrine. La discrétion est aussi un discernement ; Jochen Lempert s’empare de la façon dont porter le regard définit un mode de présence, pour proposer à l’humain d’habiter le monde par la seule observation. Si cela n’est pas étranger à sa propre pratique scientifique – sa formation en biologie –, il se trouve là aussi le lieu partageable du regard également laissé à notre discrétion, au sein de l’exposition.
Au terme de cette anthologie, humble mais généreuse, le spectateur est convié au visionnage de films tournés en Super 8. Réalisés dans les années 80 par le collectif de cinéma expérimental Schmelzdahin, composé de Jochen Lempert, Jochen Müller et Jürgen Reble, ces pièces finales signent un autre transport : celui du noir et blanc, au chromatisme surprenant d’un film sujet aux expérimentations chimiques de l’artiste, comme ses tirages plus récents ; celui de l’instant, figé et fixé au mur, à la vidéo qui superpose au montage des images les mouvements du grain, des rayures, des taches et des irrégularités de la pellicule.
Au terme du court-métrage qui évoque les documentaires d’Artavazd Peleshian pour leur même rapport à l’invisible, aux frontières des formes abstraites, il apparaît que l’espace de la métaphore investi par Jochen Lempert est bel et bien un jardin – un lieu en vie et toujours à composer, à cultiver, où fleurissent les images.
Jochen Lempert, Jardin d’hiver, au Crédac (Centre d’art contemporain d’Ivry), jusqu’au 5 avril 2020