Essai littéraire

écrivain, en plusieurs mots

écrivaine

Quatorze mots – pas un de plus, pas un de moins : c’est en quatorze mots qu’Hélène Frappat s’est efforcée devant des lycéens de Créteil de définir ce qu’être un écrivain ou écrivaine veut dire. Le premier mot est écouter. Les suivants s’enchainent sans se ressembler, dessinant un bref art poétique personnel et engagé.

À l’occasion d’une leçon de littérature, qui m’avait été commandée par la Région Île-de-France, je me suis demandée comment définir un écrivain, en plusieurs mots.

Des mots qui déclinent ce que signifie pour moi être écrivain.

écouter est mon premier mot.

Écouter n’est pas un état passif, mais un acte qui demande du courage, et un engagement. Cet engagement, c’est l’un des fondements de l’écriture. Avant d’écrire, pour écrire, tout écrivain commence par écouter.

Par écouter, et simultanément par observer.

Une écoute qui est un regard. Un regard qui est une écoute.

C’est le début d’une vie d’écrivain ; c’est notre début à tous.

enfant est mon deuxième mot.

Écouter, regarder, c’est l’état d’enfance d’où nous venons. C’est la vie des petits, que trop souvent ils oublient, en devenant grands.

Souvenons-nous de l’attention passionnée avec laquelle les nouveaux-nés écarquillent les yeux sur le monde. Souvenons-nous de la gravité originelle de ce regard, avant que des regards plus séducteurs ne lui succèdent, destinés à produire l’attention, l’amour, l’obéissance, le rire.

Souvenons-nous d’E. T., l’alien du film de Steven Spielberg.

alien est mon troisième mot.

Avec sa tête énorme, et son corps maigrichon, E. T. débarque sur une planète inconnue, exactement comme le  nourrisson, à sa naissance, se retrouve projeté dans un monde étranger, étrange.

E. T. écarquille ses énormes yeux bleus pour tout observer, tout deviner, tout comprendre. Il en va de sa survie de décrypter la langue étrangère des humains, des animaux, des peluches, des objets. Alors E. T. écarquille ses yeux globuleux ; il se concentre ; il observe ; il scanne.

E. T. observe en se dissimulant des adultes – les grands qui ne le voient pas, à l’image de la mère d’Elliott, seule à ignorer la présence pourtant encombrante d’E. T. devant le frigidaire de la cuisine, où le lait se répand par terre.

Comme E. T., les écrivains sont des aliens. Ils obéissent en surface aux règles de la vie « normale » d’adultes en société, essentiellement parce qu’une majorité écrasante d’entre eux est contrainte d’avoir un autre travail, un travail « normal », salarié ou pas, pour survivre en continuant à écrire leurs livres qui se vendent mal. Mais dès qu’ils se mettent à écrire, les voilà à l’écart de cette société, de ce monde, de cette planète. Voilà que soudain ils l’observent avec le même regard écarquillé que E. T. porte sur les Terriens, dont il espionne les coutumes arbitraires, cruelles, ridicules, touchantes, bizarres.

espion est mon quatrième mot.

Comme E. T., le nourrisson géant, l’écrivain espionne.

Comme tous les enfants, l’écrivain est devenu un espion afin de survivre au monde étranger, au monde étrange des adultes. À partir du moment où on l’observe intensément, toute réalité familière, banale, devient étrange, au point qu’on en vient à dire, comme les personnages de Blue Velvet, le film de David Lynch, qui contemplent, sidérés, les oiseaux, les insectes, les fleurs, les voisins, leur cuisine, leur famille : « It’s a strange world… »

Le monde est étrange à la mesure de l’intensité du regard que nous portons sur lui.  Seul ce que l’on n’a pas bien regardé est banal. L’écrivain, lui, une fois devenu grand, continue à regarder le monde avec l’intensité des enfants. L’écrivain n’oublie pas. Il refuse d’emprunter ce que Stephen King, dans son roman Salem, dénonce comme « l’unique voie de salut, la sclérose de l’imagination, autrement dit le passage à l’état adulte ».

Ça fait de l’écrivain un alien bizarre, inquiétant même. Ça en fait un nourrisson géant égaré au milieu des adultes « normaux » qui, la plupart du temps, ne le remarquent pas.

Ça en fait le héros cocasse du livre de l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas, dont le titre, Étrange façon de vivre, décrit littéralement la vie d’un écrivain barcelonais qui se livre à cette confession : « Mesdames et messieurs, je suis venu, ce soir, dans ce local historique de l’association des résidents de la rue Verdi pour vous avouer que j’ai passé ma vie à espionner tout le monde, ce qui ne vous surprendra guère, puisque la condition d’espion est inhérente à celle d’écrivain. »

L’un de mes écrivains préférés, Henry James, a écrit un jour une lettre à son meilleur ami, Robert Louis Stevenson. Une phrase de sa lettre condense pour moi la vie d’un écrivain : « Une œuvre littéraire est une forme, mais l’auteur qui laisse deviner la conscience des responsabilités que cela implique, s’aperçoit souvent qu’il est considéré comme un personnage inquiétant. »

L’espionnage est une affaire sérieuse. C’est un jeu qui a pour règle : ne crois jamais à l’histoire que quelqu’un te raconte, que quelqu’un se raconte. Derrière les mots que les gens mettent souvent les uns derrière les autres — pour remplir le vide ? pour se rassurer ? pour se prouver, ou prouver au monde, qu’ils fonctionnent normalement ? pour prendre le pouvoir sur les autres ? pour les endormir ? —, derrière cette mascarade, écoute leur voix secrète.

L’espion entend toutes ces voix. Il fait tomber les masques. Alors l’espion fait peur. Il inquiète. Il se cache. Dissimulé sous son repère clandestin, une couverture qu’il tend entre deux chaises, l’enfant espionne les grands alentour. Derrière les doigts dont il recouvre maladroitement son visage, il se croit devenu invisible.

Et l’écrivain, cet espion qui n’a pas grandi, eh bien l’écrivain, dans sa cuisine, seul ou en famille, dans sa chambre peuplée ou solitaire, dans la rue d’une grande ville,  dans le bureau où il se rend pour recevoir un salaire, à la campagne, à l’écart des hommes — eh bien l’écrivain n’en rate pas une.

Voilà pourquoi, en ces temps de fin du monde, mon cinquième mot est écolo.

En 1884, Henry James a écrit un art poétique, on dirait aujourd’hui un manuel à l’intention des apprentis écrivains, L’Art de la fiction. Tous ses conseils se résument à un seul : « Essayez d’être de ces gens pour qui rien ne se perd ! » Voilà exactement de quoi mes journées sont faites. Mon éditrice me dit souvent que je suis l’écrivain le plus écolo qu’elle connaisse, car je recycle tout.

« Essayez d’être de ces gens pour qui rien ne se perd ! » Henry James a formulé le même conseil autrement : « Écrivez à partir de l’expérience, et de l’expérience seule. » Comme l’expérience est un terme beaucoup trop vague, il précise qu’elle est « faite d’impressions ». Et il ajoute que toutes ces impressions — ces sensations, ces sentiments, ces espoirs, ces souvenirs, ces pensées, ces ruminations, corps et cœur, corps et cerveau mêlés — sont « l’air même que nous respirons ».

Ce n’est pas un conseil de vieux. Il ne suffit pas de vieillir pour avoir de l’expérience. (Chacun connaît des vieux qui ne s’en sortent pas, de vivre, ou qui n’ont tiré de leur vie aucune expérience.) Il ne suffit pas de vivre, pour apprendre à vivre. Ça, on l’apprend en lisant des romans, ou en lisant le journal intime d’un autre de mes écrivains préférés, le poète italien Cesare Pavese. (Mes amis se moquent de moi car je n’ai que des écrivains préférés. Ce sont tous les amis, morts ou imaginaires, qui peuplent les murs de mon appartement.) Avant de se suicider, dans une chambre de l’hôtel Roma de Turin, le 27 août 1950, Cesare Pavese a écrit Le Métier de vivre. On y apprend que tout homme a deux métiers : celui qui lui donne les moyens matériels de survivre, et celui qui est la condition de tout être humain : apprendre à vivre.

L’expérience sur laquelle repose la littérature est donc universelle : c’est notre condition humaine. « Cet ensemble de dons, écrit encore Henry James, peut être considéré comme constituant l’expérience, et ils se rencontrent à la ville comme à la campagne, aux niveaux d’éducation les plus divers. » Il n’y a pas d’école, pas d’université de l’expérience. La matière de la littérature – autrement dit ce que c’est, ce que ça fait d’être humain – est en nous, est en vous.

L’expérience, ça peut être la trajectoire d’une feuille d’arbre en direction du sol.

Un certain rayon de lumière qui change brutalement le volume d’un immeuble.

La conversation passionnée de deux inconnus dans un café, ou leurs silences qui en disent long.

Le visage d’un ami croisé par hasard dans la rue, qui de loin a perdu tout aspect familier, nous révélant une personnalité obscure qu’il ne montre jamais.

Une main brutale, qui tire un petit enfant trottinant en arrière.

Le museau d’un chat, métamorphosé en triangle étroit, tandis que l’animal fixe soudain, de ses pupilles énormes, une présence que l’humain ne voit pas.

La voix d’un professeur qui s’éloigne, s’éloigne, et voilà le professeur réduit à un corps qui s’agite, à un pantin grimaçant.

Un mot, un mot qui cloche, un mot qui choque, qui fait tache, un mot discordant qui tombe de la bouche de celui qui le prononce et s’écrase à ses pieds.

Une mère qui crie « dépêche-toi ! », comme tous les matins, sauf que ce matin-là, vous arrêtez de vous habiller pour observer la mère, et un mot vous vient, un mot unique, qui résume la nature secrète de toutes les mères : fatigue.

Un passager du métro, avec sur les lèvres un sourire vague, et dans les yeux un air rêveur, qui vous captive par son mystère insondable, au point que vous oubliez votre destination pour le suivre jusqu’à chez lui.

En fait, non. À la différence de l’enfant-détective, qui rate sa station pour suivre sa cible mystérieuse, l’adulte-écrivain-espion se dépêche de rentrer chez lui, impatient de créer un personnage. Il a ressenti ce que le grand écrivain russe Vladimir Nabokov, à propos de son roman Lolita, appelle « la première palpitation, ce frisson avant-coureur » du livre à venir, qui plonge l’auteur, l’écrivain que Nabokov appelle un enchanteur, dans une transe amoureuse.

amoureux : c’est mon cinquième mot.

L’enchantement de l’écriture est analogue à l’état amoureux. L’écriture est un état amoureux, autrement dit une drogue dure, une obsession. Et l’amour, comme nous l’apprend la langue anglaise, avec son expression love at first sight, bien plus précise, bien plus pertinente que le français coup de foudre, commence toujours par un regard, une vision qui offre à l’amoureux une perception aiguë, non seulement de celui ou de celle qu’il aime, mais de l’univers tout entier. Quand cette vision s’émousse, et que l’autre devient peu à peu invisible – si familier qu’on ne le regarde plus –, l’amour a disparu.

Pendant l’année scolaire 2015/2016, j’ai bénéficié d’une résidence d’écrivain au lycée Léon-Blum situé au bord du lac de Créteil. À l’époque, j’écrivais ce qui deviendrait mon roman Le Dernier Fleuve. J’étais tombée amoureuse de ce lac totalement artificiel, bordé de cités en forme de choux, où j’avais vu un double de mon fleuve sauvage. Je travaillais avec les élèves d’une classe de première. La plupart étaient nés et vivaient au bord de ce lac qu’ils n’avaient jamais quitté et ne remarquaient même plus. Il suffisait de sortir de la salle de classe au rez-de-chaussée, pour se retrouver sur un monticule couvert de pelouse qui descendait droit, sans qu’aucune barrière ne nous arrête, sur le lac. J’emmenais les élèves s’y promener, ramasser des fleurs, traîner, bavarder, observer, zoner.

Toute la classe écrivait un scénario. Je leur avais donné une seule consigne : inclure le lac dans leur film. Ma présence avait pour fonction de leur transmettre une obsession, mon obsession d’un fleuve imaginaire, transposée dans un lac familier que leur propre obsession rendrait  magique.

« Les règles du jeu

Ces règles sont à observer avant le début de l’écriture du scénario.

Elles sont impératives.

Vous pouvez les interpréter, mais vous devez les respecter.

Ce sont les règles d’un jeu, qui a pour nom : la rêverie.

L’écriture de votre scénario constituera, selon la forme que vous lui donnerez, la réalisation de votre rêverie.

Chaque jour, rendez-vous au bord du lac.

Quelques minutes, ou plus longtemps.

Pour de vrai, en pensée, ou même en rêve.

Le soir, chez vous, vous vous transportez près du lac et ouvrez les yeux sur votre décor imaginaire.

Vous prenez, ou pas, des notes.

Entre deux cours ; à la fin des cours ; le week-end, vous rejoignez le lac.

Seul, ou accompagné.

Silencieux ou bavard.

Même quand il pleut.

Vous regardez le lac ; vous l’écoutez.

Vous vous absorbez dans l’eau, dans le ciel.

Vous êtes joyeux, triste.

Vous vous ennuyez.

Chaque jour, vous vous absentez quelques minutes dans votre tête, pour rejoindre le lac, et vous concentrer sur votre vision.

Vous partagez votre vision, ou bien vous la conservez pour vous.

Pas une journée ne se passe sans que le lac, dans votre vie, ne devienne présent.

Et puis vous dormez, vous rêvez, vous fermez les yeux.

Et alors, alors… »

Alors, alors… C’est ainsi que toute histoire commence, engendrée par l’obsession amoureuse, la hantise, la déambulation, l’observation, la rêverie. C’est ainsi qu’un lac artificiel s’enchante et devient magique. C’est ainsi que l’écrivain écrit pour transmettre à ses lecteurs ce philtre d’amour qui fait de lui un sorcier.

sorcier, c’est mon sixième mot.

L’écriture est une opération alchimique qui transforme la réalité familière en or. L’écriture est une opération démiurgique qui transforme l’écrivain en un dieu qui donne vie à des personnages imaginaires, à commencer par le prénom qu’il leur choisit, dans un geste aussi solennel, aussi bouleversant, que celui que depuis la nuit des temps, tous les parents ou les proches d’un nouveau-né accomplissent.

Repensez à tous les personnages de fiction, dont la présence dans votre vie est plus intense que des personnes qui existent « en vrai ». Repensez à tel héros ou telle héroïne de roman qui vous a servi de modèle, de guide, d’ami, ou au contraire de repoussoir fascinant… Et imaginez l’ivresse qui préside à leur création. Pour que ces créatures de papier prennent vie, il faut la présomption d’un écrivain obsédé par son propre pouvoir divin, ou sa diablerie. Embarqué dans la transe de l’écriture, l’écrivain crée des mondes qu’un regard extérieur nomme imaginaires, alors qu’ils sont pour lui parfois plus réels que son environnement familier. Tellement réels que lorsque je suis plongée dans l’écriture d’un roman, dès que j’arrête d’écrire (pour gagner ma vie, m’occuper de mes enfants, pour vivre, en somme), je me sens en permanence tenaillée par un mélange de culpabilité et de manque, comme si, en nourrissant mes enfants réels, j’arrêtais de nourrir mes enfants imaginaires, ces personnages de fiction auxquels j’ai donné vie d’une autre manière. J’ai vampirisé la réalité pour en extraire un récit, des personnages, et me voilà en retour vampirisée par mes créatures de fiction qui hurlent : Donne-nous à manger !

C’est une double sorcellerie, un double envoûtement. Je crée un charme et je tombe sous le charme. Et ça dure pendant des années ! Des années à nourrir votre double famille, jusqu’à ce que la famille de papier vous quitte comme les chats ingrats qui changent de foyer, et s’installe chez vos lecteurs, dont le tour est venu d’être envoûtés…

L’écrivain est un sorcier. Il réussit là où tous les théologiens acharnés à prouver l’existence de Dieu ont échoué ! La littérature est la preuve ontologique que tous les philosophes du Moyen Âge recherchaient inlassablement. La littérature est une expérience sacrée, une expérience du sacré.

Prenez le lac de Créteil : ce grand bassin artificiel, bordé de cités HLM en forme de choux, n’a commencé à palpiter, à obséder, à exister, que lorsque les élèves d’une classe de première, auparavant aveugles à sa puissance magique d’enchantement, l’ont transformé en personnage. À cet instant, en donnant vie au lac, comme s’ils l’avaient eux-mêmes bâti, créé, ils sont devenus des sorciers.

Or il faut toujours se méfier des sorciers, parce qu’ils vous volent une partie de votre âme…

voleur est mon sixième mot.

Un jour, j’ai tendu mon chapeau aux élèves du lycée Léon-Blum, en leur demandant d’y jeter un papier sur lequel ils auraient écrit un vœu anonyme, que je me chargeais de transmettre au lac magique qui l’accomplirait.

« Jeu n°1

Sur un morceau de papier, vous écrivez un vœu.

Votre désir le plus secret.

Le lac, derrière les fenêtres, a tous les pouvoirs.

Vous n’écrivez pas votre nom.

C’est un jeu : si on y croit, ça existe.

C’est un jeu : une question de vie ou de mort.

Je suis l’émissaire du lac et lui apporte vos souhaits à exaucer. »

Je me souviens qu’une des élèves avait écrit en majuscules sur son papier :

FAITES QU’IL DISPARAISSE

Je m’en souviens, parce que ce jour-là, j’ai triché. J’ai menti aux élèves. Je suis allée au bord du lac. Il pleuvait. J’ai ouvert tous les petits papiers de mon chapeau, je les ai lus, et je les ai cachés au fond de mon sac. J’ai avoué à demi-mot mon vol, en publiant, sur le site de ma résidence d’écrivain, la photo de certains messages.

En même temps, ce vol était aussi une leçon. Combien de fois ai-je répété à des gens qui me demandaient de décrire cette activité bizarre, l’écriture, que les écrivains étaient des voleurs, des vampires, des télépathes ?

L’écriture est aussi un braquage, une activité délinquante, une effraction.

Par effraction, c’est le titre de mon troisième roman. L’héroïne en est une petite fille qui se découvre un jour le pouvoir d’entrer dans la tête des gens autour d’elle, à commencer par ses parents. Son super-pouvoir encombrant ne s’éteint jamais, même la nuit, quand ses parents rêvent. Le narrateur du roman appelle ça un cambriolage intime.

Quand je repense aujourd’hui à ce livre, publié en 2009, je me demande comment l’histoire souterraine qu’il raconte ne m’a pas sauté aux yeux. Derrière l’histoire de cette petite fille qui grandit, et a bien du mal à vivre avec un don qui est aussi une malédiction, je racontais sans le savoir le don que possèdent tous les écrivains. Ou plutôt – car les super-héros (en dehors des mères célibataires) sont des fictions — le don que les écrivains croient tellement posséder que leur vie entière finit par s’identifier à cette croyance, à ce don.

Ce super-pouvoir des écrivains, je vais l’appeler, avec mon maître Stephen King, la télépathie.

télépathe, c’est mon septième mot, et celui que je préfère.

« Qu’est-ce qu’écrire ? », demande Stephen King, dans l’autobiographie où il révèle aussi ses secrets de fabrication, Écriture. Mémoires d’un métier. Et il répond : « De la télépathie, bien entendu. C’est amusant, si on y pense un peu : pendant des années, les gens ont discuté et argumenté pour déterminer si un tel phénomène était bien réel (…), et pendant ce temps-là, il était sous leur nez, comme la lettre volée d’Edgar Poe. Tous les arts dépendent à un degré ou à un autre de la télépathie, mais je crois que ce sont les écrivains qui en donnent l’illustration la plus limpide. »

Je ne vois pas de définition de l’écriture plus précise, plus rigoureuse, plus juste, plus visuelle que celle de Stephen King l’identifiant à la télépathie.

Il ajoute une chose essentielle : cette « transmission télépathique », cette « rencontre par l’esprit », l’écrivain n’est pas le seul à en faire l’expérience, le lecteur l’y accompagne aussi :

« Ce livre [il parle d’Écriture. Mémoires d’un métier] doit paraître, selon ce qui a été prévu, en l’an 2000, à la fin de l’été ou au début de l’automne. Si les choses se sont bien passées, vous êtes quelque part plus loin que moi dans le flot du temps… mais vraisemblablement, dans votre propre lieu pour voir loin, celui où vous allez pour recevoir les messages télépathiques. Non pas que vous ayez besoin d’y être réellement ; les livres sont des instruments de magie portables qui n’ont pas leur pareil. (…) Supposons donc que vous soyez installé dans votre lieu de réception préféré et que je sois installé dans le lieu d’où j’émets le mieux. Nous allons devoir procéder à notre numéro de transmission de pensée non seulement à distance, mais aussi dans le temps — chose qui ne pose d’ailleurs aucun problème. Si nous pouvons encore lire Dickens, Shakespeare et (moyennant quelques notes de bas de page) Hérodote, je crois que nous n’aurons pas de mal à gérer les trois années qui séparent 1997 de 2000. [King a écrit ce livre en 1997. L’exercice télépathique auquel nous sommes en train de nous livrer en 2020 se produit donc 23 ans plus tard, sur un autre continent…] Et c’est parti ! Un authentique phénomène de télépathie live ! Vous remarquerez que je ne cache rien dans mes manches et que mes lèvres ne remuent jamais. Pas plus que les vôtres, probablement. (…) Pas un instant je n’ai ouvert la bouche, et pas un instant vous n’avez ouvert la vôtre. Nous ne sommes pas ensemble dans la même année, encore moins dans la même pièce… si ce n’est que nous sommes ensemble. Et proches.

« Nous vivons une rencontre par l’esprit. (…) Nous sommes en pleine transmission télépathique. Pas un numéro de fakir à la con ; de la véritable télépathie. »

La télépathie de l’écrivain est une maladie contagieuse qu’il transmet à son lecteur. L’écriture et la lecture sont des transmissions télépathiques. Rien d’étonnant, donc, à ce que tous les écrivains aient découvert leur vocation, généralement dans l’enfance, en lisant. Les enfants lecteurs ignorent qu’ils possèdent un super-pouvoir, la télépathie, qui fait d’eux en partie des écrivains. Certains continueront à pratiquer la lecture télépathique toute leur vie ; d’autres radicaliseront l’expérience télépathique en devenant écrivains.

En quoi consiste le don télépathique des écrivains ? J’ai inventé un exercice pour les membres d’un atelier d’écriture. Je leur demande d’entrer par effraction dans la tête d’un autre participant, qu’ils ne connaissent pas, et d’écrire depuis ce lieu inconnu. C’est une manière de rendre concret notre travail quotidien : entrer dans la vie, dans la tête d’un personnage de fiction.

L’exercice fonctionne d’une manière fascinante, à une condition, que chacun joue le jeu, en se concentrant le plus intensément possible. Pour le dire autrement, la télépathie de l’écriture implique un abandon total à la capacité que possèdent tous les êtres humains : être réceptif. Et surtout, la télépathie dévoile une dimension cruciale de l’écriture : c’est un jeu.

joueur est mon neuvième mot.

Avec mes enfants, il m’est arrivé de jouer à un jeu.

Vous marchez dans la rue, et vous croisez un passant. À partir de sa silhouette, de l’expression fugace sur son visage, de la manière dont l’inconnu vous frôle, vous regarde, ou au contraire vous ignore en contemplant le ciel, en se perdant dans ses pensées, vous reconstituez toute son existence.

Le jeu présuppose que chacun possède, pour parler comme Henry James dans L’art de la fiction, « le pouvoir [propre selon lui à l’écrivain] de deviner l’invisible sous le visible, de déceler le sens implicite des choses, de juger de la totalité d’un objet d’après ses grandes lignes, l’aptitude à ressentir la vie en général si profondément que l’on n’est pas loin d’en connaître chaque recoin particulier ».

Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est faux ? Dans le jeu, on s’en fiche ! Ce n’est pas parce que le monde que le romancier déploie est entièrement fictif qu’il n’est pas vrai, ou qu’il est faux. Face à sa table de travail, l’écrivain ne soumet jamais ses phrases à ce qu’un regard extérieur appellerait la pierre de touche du réel, ou du vrai. Son seul critère pour juger de la valeur de ses phrases, ce serait plutôt leur justesse, en un sens musical. Une phrase juste est une phrase réelle, une phrase vraie.

Le jeu télépathique donne non seulement à l’écrivain une bonne raison de se lever le matin, mais surtout sa vraie raison de vivre. Les enfants le savent : le jeu, qui repose entièrement sur la croyance, est une affaire sérieuse, une question de vie ou de mort. Dès qu’on n’y croit plus, le jeu s’arrête. Tant qu’on y croit, le monde imaginaire que crée le jeu existe.

Pour le dire avec Stephen King :

« Vous pouvez entreprendre cet acte, l’écriture, en étant nerveux, excité, plein d’espoir ou même de désespoir ; avec le sentiment que jamais vous n’arriverez à mettre sur la page tout ce que vous avez dans l’esprit et le cœur. Vous pouvez l’entreprendre les poings serrés, les yeux plissés, prêt à botter des culs et à relever des noms. Vous pouvez l’entreprendre parce que vous voulez épouser une fille, ou parce que vous voulez changer le monde. Vous pouvez l’entreprendre comme bon vous semble — mais pas à la légère. Permettez-moi de le répéter : n’approchez pas la page blanche à la légère. (…) Si vous êtes capable de prendre l’écriture au sérieux, nous pouvons faire affaire. Si vous n’en êtes pas capable, ou si vous ne voulez pas, le moment est venu pour vous de refermer ce livre et de faire autre chose. De laver la voiture, par exemple. »

Voilà pourquoi certains enfants, certains espions, certains sorciers, certains voleurs deviennent télépathes : parce que pour eux, le jeu télépathique est une question de vie ou de mort ! (Ou bien parce qu’ils n’ont pas le permis de conduire.) Les écrivains ne sont bons qu’à ça : entrer dans la tête des autres. Ça ne fait pas d’eux d’horribles vampires (sauf dans certains cas…), mais des individus obsédés par le mystère fascinant de la condition humaine.

« Comme j’envie le romancier ! Le romancier — mieux vaut dire la romancière, car c’est chez les femmes que je cherche un parallèle —, la romancière, donc, telle que je l’imagine, taille un rosier avec un gros sécateur, ajuste ses lunettes, s’affaire autour de tasses de thé, fredonne, vide des cendriers, change des bébés, capte un rayon de lumière et perce, à l’aide d’une modeste et belle vision aux rayons X, les entrailles psychiques de ses voisins — ses voisins dans les trains, dans la salle d’attente chez le dentiste, dans le salon de thé du coin. Pour elle, la bienheureuse, qu’y a-t-il donc qui ne soit pas intéressant ! »

Cette description parfaite des activités de la romancière, par la poétesse américaine Sylvia Plath, m’amène à mon dixième mot :

empathique

Aux yeux du romancier, tout le monde est intéressant. Ça ne veut pas dire que tout le monde est intéressant. Mais ça veut dire que l’écrivain, et le romancier particulièrement, souffre d’une maladie qui, d’un autre point de vue, peut être une qualité morale : l’empathie.

Qu’est-ce que l’empathie, sans laquelle, selon moi, il n’y a pas d’écrivain ?

Ce n’est pas la sympathie. Ça ne veut pas dire que l’écrivain trouve tout le monde sympathique. Ni que l’écrivain est sympathique (il est rare que les espions, les sorciers, les voleurs, les vampires, les télépathes soient sympathiques).

Si l’on veut émettre un jugement, on peut dire que l’empathie des écrivains est leur maladie. Sauf que le but des (bons) écrivains, c’est d’observer, en se débarrassant de tout jugement.

J’appellerais plutôt l’empathie une forme aiguë de porosité. Un peu comme un mur en plâtre qui s’imbibe en cas de fuite d’eau. Toutes les particules du mur se laissent traverser par l’eau, jusqu’à ce que le mur dégouline, changé en eau.

L’écrivain est ce mur en plâtre. Il accueille tous les états de la lumière, de l’humidité, de la sécheresse ; il se rend totalement perméable. C’est ce que je désirais transmettre aux élèves du lycée Léon-Blum : mon obsession pour le lac de Créteil, qui me réveillait parfois à l’aube – il m’arrivait d’écouter la pluie tomber sur les toits parisiens en imaginant la surface du lac accueillir toute cette eau –, était un fragment de l’empathie avec laquelle je me laissais dévorer, selon le roman que j’écrivais, par un enfant, un fleuve, une maison hantée, au point que je devenais enfant, fleuve, maison hantée…

Observer quelqu’un, une personne que notre regard va métamorphoser en personnage, le regarder pour de vrai, l’écouter avec la plus grande empathie, la plus grande attention, sans porter de jugement – c’est avoir une responsabilité vis-à-vis de lui. C’est faire l’hypothèse – qui a pour moi une valeur éthique, et politique – qu’on n’a pas le droit de réduire la personne que l’on écoute, que l’on observe, à ce qu’on appelle sa vie, c’est-à-dire à l’ensemble des contraintes matérielles, extérieures, auxquelles se réduisent la plupart du temps la réalité, ou la vie.

L’écrivain empathique ressent que, derrière toute vie contrainte, il existe une forme de vie que chaque personne s’invente. Cette forme de vie, je l’étends personnellement à tous les êtres vivants, à tous les objets même, à tous les recoins de l’existence, sans aucune hiérarchie. Notre regard d’écrivain les rend vivants ; il leur restitue une liberté d’imagination, d’invention.

Parce que la littérature rend libre : ce sera mon onzième mot.

À notre époque où toute vie humaine vit sous la contrainte des inégalités et de l’injustice (ce qu’on n’ose plus appeler la lutte des classes), et sous la menace de plus en plus concrète de la fin de notre espèce, la lecture est peut-être le seul espace de liberté qui nous reste.

C’est le plus efficace des voyages, même quand on n’a pas d’argent.

C’est le seul moyen efficace pour que notre entourage nous fiche la paix, à part l’autre moyen gratuit qui existe, rêver, et dormir – mais est-ce que lire, rêver, et dormir, ce ne serait pas au fond exactement la même chose ?

Dans un lieu invivable – prison, hôpital, cours à mourir d’ennui, trajet sinistre dans le RER ou le métro –, un livre est le seul moyen légal de fuite.

L’imagination – celle de l’auteur, qu’il communique télépathiquement à son lecteur – est la seule drogue légale.

Pas d’autres effets secondaires qu’une éventuelle myopie précoce, certains états rêveurs, une nette amélioration des notes, pas seulement en français. Et quant à la vie sociale, ça fait longtemps que les lecteurs accros se débrouillent pour fréquenter leurs amis et leurs livres.

Moi aussi j’ai commencé comme ça.

Je vivais dans un appartement minuscule. Les romans agrandissaient les murs.

Je n’aimais pas regarder la cité HLM en briques par la fenêtre. À sa place, j’hallucinais les tours en forme de champignons de la ville imaginaire de Framboisie où vivait mon amie Fantômette.

À l’âge de sept ans, on m’avait annoncé le suicide de mon père. Mais le père d’Alice détective, lui, avait l’air gentil, plus gentil que le père de Claude détective du Club des Cinq, avec qui je passais mes vacances en Bretagne.

Vous allez dire que je raconte des histoires déprimantes.

Que la lecture est faite pour les pauvres, les orphelins, les losers.

Ce qui n’est pas faux.

J’éprouve toujours un certain réconfort en apprenant que presque tous mes écrivains préférés ont perdu leur père ou leur mère, enfants. Ça n’est pas un plaisir sadique. Ça n’apporte aucune consolation, encore moins une compensation. Les romans m’ont appris que la vie n’est pas un jeu, où dès qu’on perd quelqu’un, quelque chose, on gagne un truc, une personne, en échange.

Je me raconte peut-être des histoires, j’en ai d’ailleurs fait mon métier, mais je trouve que les orphelins ont ce petit truc en plus, une légère mise à distance du monde, un humour que je reconnais dans n’importe quelle langue, le sentiment permanent d’être exilés.

exilé, c’est mon treizième, et avant-dernier mot.

Ne croyez pas que je parle d’un club très fermé, le club des orphelins lecteurs exilés…

Notre club accueille absolument tout le monde.

Parce que vous aurez beau venir avec vos parents, vos beaux vêtements, vos papiers d’identité en règle, vous serez quand même exilés.

Ne le prenez pas mal : notre club gratuit, sans examen d’entrée, sans contrôle de police, est universel.

Ça, je l’ai compris en deux temps.

Enfant, d’abord.

Je me sentais moins paumée, moins angoissée, moins seule entre les pages des livres que partout ailleurs au monde.

C’était ma petite cabane, mon abri, ma vraie maison, mon vrai pays.

C’était tellement vivant qu’à peine j’ai appris à lire, j’ai voulu écrire.

Alors j’ai écrit des phrases, des romans inachevés, des nouvelles.

À la fin, je me relisais ; je n’étais presque jamais contente.

Non que contente soit un mot que j’aime. J’ai toujours trouvé ce mot, content, ridicule, insuffisant.

Mais bon, il m’arrivait des transes fugaces. Des enchantement éphémères. Pour un mot, une virgule, un paragraphe, un titre suivi d’aucun texte, la sensation ineffable d’avoir épinglé sur la page un souvenir, pas mon souvenir, mais un souvenir, le mien, le vôtre, le souvenir de tout le monde. Alors là, seule dans ma chambre, j’étais fière. J’explosais de joie.

Le jour d’après, je commençais une nouvelle phrase ; et à nouveau, ce sentiment qu’entre la vision floue qui m’avait poussée à l’écrire, et les mots sur la page, quelque chose ne collait pas, quelque chose manquait. La phrase n’était pas, comment dire ?, adéquate, pire encore, adaptée. Dans ma chambre solitaire, qui deviendrait le centre du monde à l’instant où j’aurais réussi ma phrase, je me sentais inadaptée.

Longtemps, très longtemps après, quand les années eurent passé, avec les romans, j’ai compris que ce que je ressentais alors comme un échec était le secret même de l’écriture.

Ça ne marche jamais.

Ça ne marche jamais !

C’est précisément la leçon que la littérature nous transmet.

Le langage ne marche pas. La communication, horrible mot, fonctionne. Mais le langage, cette faculté que possèdent les êtres humains à se comprendre, à se parler,  à s’entendre, est simultanément leur incapacité, leur impuissance.

Voilà pourquoi nous sommes tous des exilés.

Exilés de l’enfance, cette enfance en laquelle l’écriture trouve sans cesse ses propres ressources. Exilés du langage, qui est la forme humaine de notre inadéquation, de notre manque à être, de notre incomplétude, et en même temps la forme à travers laquelle nous pouvons tenter de traduire qui nous sommes.

L’écrivain, lui, est cette figure d’inadapté social, d’alien parmi les humains, de petit parmi les grands, qui dévoile au monde l’exil sur lequel repose la condition humaine.

Ne croyez pas que les écrivains savent écrire. Seuls les écrivains nuls le croient ! Un vrai écrivain, bon qu’à ça, comme Samuel Beckett se définissait lui-même, expérimente sa propre impuissance dans l’écriture, dans un corps-à-corps désespéré avec le langage, avec la liaison des mots et des phrases, avec leur déliaison.

Un corps-à-corps désespéré et drôle.

Aussi désespéré et drôle que notre condition humaine à tous, qui profitons du répit que nous offre notre impuissance – les philosophes appellent ça notre finitude : on va tous mourir, et pas seulement on, ce qui est général, mais je, ce qui est carrément dégueulasse –, pour transformer cette tragédie en comédie irrésistiblement drôle.

Heureusement que le langage ne marche pas ! Sinon, comme la communication sinistre, ça ne nous ferait jamais rire aux larmes !

Mais bon, passons à mon quatorzième et dernier mot. C’est le mot monstre, et je n’ose pas dire que je l’adore, car c’est mon auto-portrait.

La première fois que je suis intervenue dans une classe, en l’occurrence une classe de 4e du collège Georges-Politzer à La Courneuve, un élève m’a apostrophée : « Vous êtes écrivain ? Comme Victor Hugo ? »

Sa question m’a fait rire. Elle m’a touchée. Sur le moment, j’ai compris :  Ah bon, il y a donc des écrivains vivants ? Sa surprise m’a laissé deviner autre chose : je ne ressemblais pas à tous ces hommes morts, avec leur gros ventre, leur longue barbe, qui trônaient sans doute sur la page de ses manuels de français.

Enfin, peut-être que je retarde. Quand j’étais au collège, on apprenait le français dans des manuels chronologiques en plusieurs tomes, une vraie saga, le Lagarde et Michard. Je n’ai pas le moindre souvenir que sur des milliers de pages, ce manuel officiel de l’Éducation nationale n’ait mentionné, parmi la succession de romanciers à gros ventre et longue barbe, de tragédiens au génie paralysant, de jeunes poètes déclamant leur amour incompris, mèche au vent, au bord de la mer agitée ou d’une falaise… une femme.

UNE QUOI ? À l’époque, personne, moi la première, n’aurait écrit : une écrivaine. Le mot même me semblait horrible. Dans le mot écrivain, je n’avais jamais entendu la dernière syllabe, vain, alors que dans écrivaine, c’était la seule chose que j’entendais : vaine ! vaine ! vilaine petite écrivaine totalement vaine !

À l’âge de sept ans, l’écriture m’avait littéralement sauvée la vie, alors ce n’était pas une horde de jeunes poètes à mèche qui allait me décourager. Il n’empêche. Quand j’y repense, et pas seulement à moi, mais à des siècles de petites filles à qui aucun manuel n’a jamais tendu un miroir en leur disant : tu vois, la romancière anglaise avec ses chats et ses fleurs, là, ça pourrait être toi ? Ok, elle n’a pas les cheveux au vent, et avec son chignon bien serré, elle ne risque pas d’agiter tragiquement – comiquement ? – ses mèches, mais elle court aussi les falaises, les rivages, et dans les interstices minuscules que lui laisse à peine l’étendue géante de ses devoirs familiaux, domestiques, sociaux (on naît boniche, il arrive qu’on devienne femme, ça, l’écrivaine Simone de Beauvoir qui emprisonnait ses mèches sous un turban aurait pu le préciser), dans ces minuscules moments qu’elle était obligée de dérober à sa famille et au monde, elle écrivait des livres aussi sublimes que Raison et sentiment, Les Hauts de Hurlevent, Jane Eyre

La vraie enfant, la vraie espionne, la vraie alien, la vraie sorcière bien sûr, c’était cette discrète écri-vaine. Avant d’engendrer ses textes, souvent clandestins (combien de manuscrits écrits par des génies féminins furent détruits par elles-mêmes, ou après leur mort, leur famille ?), elle avait dû engendrer, car telle était sa condition, une portée d’enfants qui parfois mouraient, la plongeant dans un deuil insoutenable, ou la tuaient parfois, lors de ces cérémonies sanglantes qu’étaient les accouchements.

Mais surtout, l’invisible écrivaine devait s’engendrer elle-même.

Car on fait quoi, quand on n’a aucun modèle ?

C’est pareil au cinéma.

Vous êtes ce spectateur noir à qui le film ordonne : tu ES le personnage blanc, là, sur l’écran.

Vous êtes ce spectateur qui tombe amoureux des garçons et à qui le film ordonne : non, toi, tu fantasmes sur la fille, la blonde, là, c’est un ordre !

Dans le meilleur des cas, ce genre d’expérience humiliante stimule l’imagination. Je n’ai pas ma place sur l’écran, je suis invisible dans l’image universelle, ok, laissez-moi inventer ma place, mon image, ma langue ! Je sortirai de l’obscurité, du noir, de ma cuisine, de mon placard, et je vous montrerai ce que peut un monstre.

Toutes les femmes écrivaines sont des monstres qui ont dû se mettre au monde, dans un monde social, un monde normal, hostile aux monstres. Celle qui l’a le mieux compris, c’est Mary Shelley, fille et femme d’écrivain célèbre, mariée à une star romantique de la poésie à mèche, et qui s’autorisa un jour à réaliser son rêve de petite fille, écrire, en accouchant du monstre de Frankenstein devenu immortel.

Merci, chère Mary.

Nous sommes toutes des créatures de Frankenstein formées à partir de morceau épars de cadavres – cadavres de mots, de sensations, de souvenirs –, et depuis la nuit noire où le monde normal, la société dominante des hommes nous confine, nous nous livrons à la sorcellerie verbale, à des rituels d’enchantement qui n’ont ni sexe, ni genre, ni âge.


Hélène Frappat

écrivaine, critique et traductrice

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