Les Figures de Lorenzetti – à propos de Conjurer la peur de Patrick Boucheron
Je n’ai pas peur. C’est même plutôt le contraire. Il y a peut-être dans l’horizon d’une mort commune un noyau qui la rend moins scandaleuse et désolante que la mort individuelle. En même temps, j’éprouve une envie furieuse de retourner en Italie qui reste vaille que vaille le pays de mes premiers émerveillements. Ces deux sentiments mêlés m’ont donné l’idée de reprendre dans ma bibliothèque le livre de Patrick Boucheron, pour son titre, Conjurer la peur.
Une étrange confusion m’est alors apparue. À ce « Sienne 1338 » qui en est le sous-titre, j’avais ajouté ingénument un Sienne 1348. À priori, ça change tout. À la réflexion, pas forcément. Bien sûr, la peste noire n’avait pas encore touché la ville déjà célèbre par sa place en forme de conque et par la fresque de Guidoriccio da Fogliano caracolant sous l’azur entre les ocres de deux collines fortifiées. Au dos du livre, les premiers mots (« D’où viendra le danger ? ») ne renvoient pas à une inquiétude sanitaire et l’urgence suggérée paraît d’un autre ordre. Qu’elle ait pour nom et pour perspective « le mauvais gouvernement » la situe sur le plan politique. Cependant, s’il s’agit de voir ou d’apercevoir ce qui hante notre modernité, c’est à dire notre polis, il faut convenir que le monde est désormais confronté au principe des pandémies.
Le 16 mars, le confinement a donc été enfin décidé, sans que d’ailleurs le mot ne soit prononcé par le président. Il était temps. J’en ai profité pour aller voir dans les dictionnaires de quoi il retournait. On l’emploie depuis le XVe siècle dans le sens d’un enfermement voire d’un emprisonnement, ce qui n’est pas faux. Même s’il est vrai que les livres et les images nous permettent peu ou prou de nous échapper. Le plus joli, je trouve, tient à la fin de l’article ; en biologie : maintien d’un être vivant (animal ou plante) dans un espace restreint et clos. C’est à peu près ça. Et, par un hasard prometteur, j’ai observé que dans le calendrier républicain, le 16 mars était le jour du pissenlit. Accessoirement, c’est aussi le jour de la prise de Jerusalem par Nabuchodonosor et, quelques années plus tard, le jour de l’enlèvement d’Aldo Moro au coin de la via Stresa et de la via Mario Fani. On verra que je ne m’éloigne pas tant du sujet qui se dessine.
Relire ce livre c’est d’abord revoir des images. Des allégories, la ville, la campagne. Tout est admirable. Toutefois, à chacun son tropisme. J’ai toujours eu un faible prononcé pour les paysages. C’est même à travers ces paysages de l’Italie centrale que j’ai découvert la peinture, que j’ai appris à l’aimer et suis parvenu, plus ou moins, à resituer les hommes et l’histoire dans l’ensemble et les détails d’un tableau. Replonger aujourd’hui dans ces paysages est à la fois un bonheur et la source d’une nostalgie. Les routes s’ouvrent à nous avec bienveillance. Et si, dans les campagnes en paix on sème en même temps qu’on moissonne, je reste subjugué par la peinture elle-même, par sa dimension, par ces collines au sol couleur terre de Sienne ou plantées d’arbres ou cultivées, par ces champs aux jaunes d’or ou beurre frais qui auraient cinq siècles d’avance par les vibrations de lumière et de matière qui les animent. Evidemment, ce n’est pas forcément ce que le peintre a voulu peindre mais c’est forcément ce que nous ne pouvons pas ne pas voir aussi aujourd’hui.
Boucheron visite les lieux, on l’envie. Il prend son temps, il dissèque, il postule après Aby Warburg la survivance des images.
Cet horizon exceptionnel porte un nom. Lorenzetti. Et un prénom. Ambrogio. Il a un frère aîné qui l’a précédé et qui l’accompagne dans l’art de peindre. Pietro. Et c’est ce nom de Lorenzetti qui m’est revenu et m’a conduit à ouvrir à nouveau Conjurer la peur. Du coup, je me retrouve face à une décennie. 1338, Lorenzetti peint sur les murs de la salle de la Paix du Palais public l’ensemble du Bon gouvernement, des Effets du bon gouvernement, du Mauvais gouvernement et des Effets du mauvais gouvernement. 1348, les deux frères Lorenzetti meurent de la Grande peste noire en juin, ou en avril, selon les sources, quand on ne trouvait plus dans toute la ville un seul notaire pour prendre sous la dictée les dernières volontés des mourants.
Ambrogio avait rédigé son testament à l’avance, en italien plutôt qu’en latin, léguant tous ses biens à la Compagnie de la Vierge Marie qui lui garantissait le chemin d’un paradis qu’il venait pourtant de peindre sur deux palmes de bois. Il paraît que le panneau servait de porte à une armoire et qu’il existe un deuxième panneau pour l’autre battant de la porte. Les frères n’étaient plus tout jeunes, ils n’étaient pas bien vieux non plus. Autour de la soixantaine, c’était moins que l’âge promis par Dante dans le premier vers de la Divine comédie. La peur, les deux frères n’en ressentirent pas l’ascendant littéraire venu d’une forêt épaisse, mais l’emprise plus tangible et abstraite à la fois d’un au-delà obscur.
Boucheron visite les lieux, on l’envie. Il prend son temps, il dissèque, il ausculte, il postule après Aby Warburg la survivance des images, qui amplifie notre perception de l’Histoire. Avec sagacité, il reconnaît « le sentiment anachronique de l’urgence », dans lequel je me retrouve. Et puis, il se livre là, en douze chapitres très denses, à une analyse impeccable qui nous offre une balade réjouissante, personnelle à souhait, à cheval si on peut dire sur plusieurs disciplines, allègre mais dûment annotée. Ma lecture de circonstance ne peut en donner qu’un mince aperçu.
Nul doute que la Paix ait en vue le mauvais gouvernement qui menace et qui se profile sur le mur contigu.
Le bonheur de ce livre c’est aussi qu’il a l’intelligence de nous laisser vaquer à notre propre rythme, avec nos propres yeux. Voire d’en appeler à nos souvenirs ; une première visite encore étudiants, puis avec nos enfants, courant sur le campo, un fanion à la main, un sorbet dans l’autre ; seuls à nouveau, en route pour des pâtes à la truffe noire dans cette trattoria à la campagne que je retrouverais les yeux fermés. Dans la salle de la Paix, les deux murs les mieux conservés sont les plus agréables au regard, les plus observés et les plus commentés par les exégètes aussi ; le Bon gouvernement occupe le mur central, ses Effets occupe le mur latéral, à sa droite (pour nous qui le contemplons). Une figure masculine, surélevée, affirme un pouvoir souverain ; coiffé d’un bonnet de fourrure d’écureuil qui relève du podestat, il semble davantage veiller à la pérennité d’une justice communale qu’à l’exercer ; comme s’il s’agissait de préserver le bien commun (ou l’illusion ou la fiction du bien commun – toute l’histoire est également là), mais n’en faisons pas à la hâte un ancêtre d’un contrat social à la Rousseau.
Plusieurs figures féminines sont disposées à ses côtés. Parmi ces allégories, la Paix est la plus remarquable, ce qui explique qu’elle ait donné son nom à cette salle. En robe blanche, elle est assise, ou légèrement avachie, sur le rebord d’un divan ; qu’elle soit discrètement mélancolique, sans doute, inquiète, je ne sais pas, mais ne sommes-nous pas payés depuis toujours pour l’être, un peu beaucoup passionnément à la folie, l’air contrarié ou simplement songeur, préoccupée de ce qui peut advenir. D’où viendra le danger ? D’abord, de l’érosion même du pouvoir aussi républicain soit-il, de ce gouvernement des Neuf qui sont élus au tirage au sort pour deux mois. Ensuite, des difficultés économiques et sociales qui s’annoncent depuis vingt ans ; faillites des banques de la ville, y compris les Tolomei, choix de la spéculation au détriment des placements de capitaux productifs et aux dépens du popolo minuto, formes et manifestations d’un dérèglement qui prépare le terrain à la catastrophe. Ce sera la forme la plus stupéfiante et la plus brutale, la Grande peste.
Nul doute que la Paix ait en vue le mauvais gouvernement qui menace et qui se profile sur le mur contigu. L’allégorie du Mauvais gouvernement et de ses Effets a des échos encore plus retentissants et concrets que son contraire. Les figures les plus évocatrices sont l’Avarice, cupide et stérile ; la Superbe (l’arrogance ou la morgue), si répandues ; la Vanité, pour qui bien gouverner c’est bien parler, autant dire embobiner par les circonvolutions d’une pédagogie volontiers présomptueuse. Sous la houlette de ce trio triomphant, la Tyrannie a les moyens de dicter sa loi.
Lorenzetti raconte tout autre chose que la fin de l’Histoire. Il en peint même une réfutation éclatante.
On discerne encore Cruauté, Trahison et Fraude qui sont loin d’être des catégories révolues. Quant à la Guerre, les lettres du mot Guerre sont gravées sur son bouclier, dans le sens des aiguilles d’une montre, l’épée dans son dos, comme suspendue, prête à frapper. Et puis, la Peur rôde. On la discerne aux portes de la ville, sur le mur étonnamment dégradé. Ne sortez-pas ! Ou trop tard ! Le mal est fait. Elle brandit une épée, elle a les yeux exorbités, le nez d’un lépreux. Elle augure de la fureur d’un Goya. Devant nous, le paysage est dévasté, les individus égarés dans une sombre grisaille. Au milieu de toutes ces figures placées de part et d’autre, un visage, ou un masque, nous défie. Il a deux cornes sur le front et deux dents de vampire. Voilà pour la chauve-souris, sans le virus.
Ce que j’aime dans cet ensemble de la salle de la Paix, c’est que Lorenzetti raconte tout autre chose que la fin de l’Histoire. Il en peint même une réfutation éclatante ; il n’encense ni le pouvoir en place ni même quelque principe de gouvernement ; en fait, il peint la fragilité des choses, il montre que le monde a des hauts et des bas, qu’il traverse des crises dont on finira malgré tout par sortir. Cent cinquante ans plus tard, et soixante-dix kilomètres au nord, Machiavel affirmera que « les bonnes lois ne naissent pas d’un législateur vertueux » mais sont le fruit d’un rapport de forces entre les munis et les démunis. Cela dit, pourquoi les Neuf ont-ils passé cette commande à Ambrogio Lorenzetti ? Pourquoi lui avoir donné cette place centrale dans le dispositif topographique et politique de Sienne, sur les murs de la salle de la paix où ils délibèrent ? Mais alors, c’est quoi la Guerre ?
Non, je ne m’y fais pas, nous ne sommes pas en guerre comme le prétend le président, pressé de nous servir un pot-pourri de clichés et d’apparaître sous les traits d’un général en chef sinon d’un maréchal. En tout cas, il porte déjà – ou encore – les boutons de manchette. Si les mots tendent à perdre leur sens et à être galvaudés, il nous appartient de tout faire pour en préserver la signification. Nous sommes confrontés à une épidémie visiblement ravageuse (sauf dans les pays qui ont su l’anticiper, et non, ce n’est pas une autre histoire). Et personne n’oubliera que gouverner c’eût été prévoir.
Embrasser les sept siècles qui nous séparent de Sienne entre 1338 et 1348 nous oblige à considérer le présent à l’aune du passé.
Une incise du texte, liée à un vague souvenir, m’a lancé sur la piste de Thucydide. La précision de ses descriptions et de ses analyses impressionne, tant sur le plan médical que civique, livrées à notre méditation, a-t-il écrit. À ceux « qui voudront voir clair dans les événements du passé, comme dans ceux semblables ou similaires, que la nature humaine nous réserve dans l’avenir ». Pour les volontaires, puisqu’aujourd’hui nous avons tout le temps d’aller voir, le passage se trouve au début du chapitre II du Livre II de La guerre du Péloponnèse.
Les épidémies de peste, on le sait, ont proliféré. Kyle Harper en a donc retracé ici-même l’expansion à l’époque de la chute de l’Empire romain. En 1348, à Sienne, elle a entraîné la mort de près de la moitié de la population. Face à cette situation extrême, où les récits témoignent que l’on manquait déjà de médecins et de brancardiers pour s’occuper des victimes et des cadavres, il ne s’agissait plus de « conjurer la peur » mais de la gérer, si faire se peut, la gouverner, l’affronter pour de bon, survivre et trouver des solutions parce que ça reste le propre de l’humanité.
Avant d’en finir avec cette escapade à travers la peinture d’Ambrogio Lorenzetti, j’aimerais évoquer la barque qu’il a posée à même le rivage, qu’on peut admirer à la pinacothèque. Elle a la forme d’une conque comme le campo et comme une femme allongée. C’est un paysage de rêve de quelques dizaines de centimètres carrés qui avait les faveurs de Pontalis. Avec son exquise courtoisie, il consentit à ce que nous la partagions dans sa collection « L’un et l’autre », quand j’y publiai mon Caro carissimo Puccini. Et peu importe, somme toute, qu’elle ne soit pas seulement la merveille dont nous avons rêvé mais, comme il semblerait plutôt, un morceau découpé dans une toile de plus grandes dimensions, le détail d’un sujet plus vaste, qui daterait peut-être du siècle suivant.
Rien n’est plus triste que de constater la déconfiture de la chronologie, la méconnaissance de ses variations parfois infimes qui font la subtilité de l’Histoire et la rendent si passionnante. Rien n’est plus incongru que la téléologie. Toutefois, écrire au XXIe siècle, embrasser les sept siècles qui nous séparent de Sienne entre 1338 et 1348, nous oblige aussi à considérer le présent à l’aune du passé. On ne peut conjurer la peur à n’importe quel prix.
C’est bien pourquoi ce 16 mars, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour Aldo Moro, le dirigeant démocrate-chrétien enlevé à Rome par un groupe des Brigades rouges il y a quarante-deux ans et abandonné par tous sur le prétendu autel d’une raison politique dépourvue des principes humanistes qui l’avaient fondée. Ce jour-là, par cette conjuration opaque, il s’est produit dans nos sociétés modernes un décrochage qui a l’aspect d’un point de non-retour. Dans sa dernière lettre, adressée à son épouse, Aldo Moro confiait son désarroi à peine teinté d’espérance. « Avec mes yeux de simple mortel, comment ferons-nous pour nous voir après ? S’il y avait de la lumière, ce serait splendide ».
Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Le Seuil, 2013, 288 pages.