L’humanité habite le Covid-19
Les humains sont une espèce parmi d’autres, une épidémie est un événement historique parmi d’autres. Ce qui se passe en ce moment est relativement banal en tant que processus biologique : un virus endémique dans certaines espèces peut, dans des circonstances aléatoires (mutation, contact inter-espèces), en affecter une autre, affaiblir ou tuer certains de ses membres, diffuser dans une partie de son biotope puis finir par disparaître, jusqu’à la prochaine mutation ou le prochain contact. Quel sera l’impact du Covid-19 ?
On sait qu’il est plus contagieux (l’indice R0 se situerait autour de 2,5) que la grippe saisonnière (1,3), mais moins que la rougeole (12 à 18) ou du rotavirus des gastro-entérites (18). [1]Le taux de létalité du Covid-19 est faible. Si l’on en croit les données sud-coréennes où des tests ont été massivement effectués, le nombre de décès doit être multiplié par 100 pour nous donner une idée du niveau de propagation, soit une létalité de 1%.
L’indicateur le moins biaisé par la diversité des pratiques nationales ou régionales se révèle être la surmortalité par habitant. [2] Dans le Hubei, où l’épidémie semble circonscrite fin mars 2020, elle est de 5,4 décès pour 100 000 habitants. Nous sommes loin de la « grippe espagnole » de 1918-1919 et ses vingt à cent millions de morts (1 à 5% de la population mondiale). Chaque année, la surmortalité mondiale liée à la grippe oscille entre 300 000 et 600 000 personnes (environ 10 000 morts en France), sans que cela fasse événement.
Quant aux épidémies de grippe de 1957 (« asiatique ») et de 1968 (« de Hong Kong ») qui ont tué respectivement deux millions et un million de personnes, elles ont laissé relativement peu de traces dans les mémoires. Un taux de mortalité similaire à la grippe de 1968, 33 pour 100 000 habitants, signifierait, pour l’actuelle pandémie, la mort de 2,6 millions d’individus.
On en est, le 25 mars, à 20 000 et, si une augmentation à ce point spectaculaire des contaminations n’est pas strictement impossible, notamment si l’épidémie explose en Afrique subsaharienne, il est tout de même assez improbable d’autant qu’il porte sur seulement sur une partie du globe, compte tenu des tendances à la stabilisation en Asie orientale, qui regroupe à elle seule le tiers de la population mondiale. Rappelons enfin que, dans le Monde actuel, environ cinquante-cinq millions de personnes meurent chaque année, dont un quart de maladies infectieuses ou parasitaires.
Une singularité sociale
Dans l’évolution du monde vivant et dans le parcours spécifique de l’espèce humaine, il s’agit donc d’une épidémie parmi d’autres. Du point de vue de la société, c’est tout autre chose. En effet, les phénomènes biologiques et physiques qui se produisent sur la Terre sont aussi des phénomènes sociaux. Ce n’est pas un simple mélange mais une double logique, avec, pour chacune, ses mesures, ses causes, ses théories. Le Covid-19 est totalement interprétable par les méthodes des sciences du vivant mais tout autant par la démarche d’analyse du monde social : il est 100% biologique et 100% social.
Du point de vue de la science du social, que peut-on dire de la pandémie du Covid-19 ? C’est un événement historique puissant et singulier et c’est probablement ailleurs que dans le nombre total de victimes qu’il faut en rechercher l’originalité, indiscutable. Cinq raisons convergent en ce sens.
1. D’abord, ce virus est nouveau et nous connaissons mal la quantité de personnes qui seraient touchées sans intervention pour freiner sa diffusion : moins meurtrier qu’une grippe aujourd’hui, il pourrait le devenir beaucoup plus et échapper à tout contrôle. C’est toute la question des conditions d’obtention d’une herd immunity (« immunité de troupeau ») lorsque différents processus concourent à ce qu’il y ait trop peu de personnes contaminables pour permettre une contamination. Comme les données actuelles ne permettent pas de conclure à coup sûr, il faut prévoir large et se donner le maximum de moyens pour éviter de prendre un risque inconsidéré.
2. Ensuite, la plus grande part des personnes contaminées reste partiellement ou totalement asymptomatique et cela complique l’objectif de circonscrire les groupes ou les lieux à risque. Le coronavirus du SRAS a lui aussi fait très peur en 2002-2003 car il présentait un taux de létalité de près de 10%, mais avec une morbidité relative (rapport entre contaminés et malades) considérable, ce qui permettait repérer et isoler assez vite les patients, le temps d’incubation ne dépassant généralement pas une semaine.
Dans le cas du Covid-19, l’immense majorité des porteurs est en bonne santé, ce qui est une bonne chose en soi, mais complique la tâche d’endiguement de l’épidémie. Ce que le spécialiste des mobilités Xavier Bernier image ainsi : « Même avec une seule balle et un très grand nombre de coups à vide, la roulette russe crée une préoccupation stochastique spécifique, difficile à contrer par des arguments déterministes. »
3. La spécificité du Covid-19 vient aussi de ce que l’épidémie exerce une pression maximale sur le système hospitalier, qui doit gérer la grande majorité des personnes sévèrement atteintes selon des protocoles exigeants tant en personnel soignant qu’en matériel. Ce n’est pas le cas pour la grippe, qui tue beaucoup, mais, pour l’essentiel, dans le silence des logements et des maisons de retraite.
4. Pour les trois raisons qui précèdent, cette épidémie suscite une peur et une curiosité qui créent une intense demande d’information, à laquelle de multiples sources répondent au jour le jour avec une qualité remarquable. Cela engendre une grande visibilité qui, associée aux carences partielles de notre savoir sur le sujet, dégage un vide représentationnel. Celui-ci se trouve comblé par des imaginaires de toute sorte qui se combinent à nos connaissances pour constituer la matière première d’un récit mondial inédit.
5. S’ajoute encore un élément, peu mis en avant jusqu’ici, qui concerne la configuration spatiale de l’épidémie. On pourrait en effet s’attendre à ce que les grandes villes soient beaucoup plus touchées que les autres espaces : d’une part, ce sont les hubs de mobilité et c’est surtout par elles, leurs gares, leurs ports, leurs aéroports, que les virus arrivent du reste du Monde ; d’autre part, les interactions de diverses natures y sont considérablement plus nombreuses qu’ailleurs et elles sont réalisées au contact c’est-à-dire avec des distances faibles ou nulles entre les corps et durant un temps significatif : espaces publics denses, transports de masse, cinémas, théâtres, salles de concerts, magasins, lieux touristiques, congrès, universités, hôpitaux.
Le nombre de liens potentiels est, en gros, exponentiel par rapport à la population, ce qui fait que, là où un village de 1 000 habitants génère 1 million de virtualités de contact, une agglomération d’un million atteint mille milliards et une aire urbaine de 10 millions, cent mille milliards. Il serait donc tout à fait logique que l’actuelle pandémie prenne une courbure catastrophique dans les grandes villes. Tel n’est pas le cas.
Dans toutes les situations où l’on dispose de données suffisamment fines, c’est le contraire qui se produit. Le cas le plus spectaculaire est la Corée du Sud : la moitié de la population du pays habite l’aire métropolitaine de Séoul (25,7 millions d’habitants sur 51,5). Or le Grand Séoul ne représente 8% des contaminations et 3% des morts. On rencontre la même situation en Allemagne où les taux de prévalence sont nettement plus faibles dans les grandes villes.
En France, c’est le Grand Est et la Bourgogne-Franche-Comté qui ont les taux de mortalité les plus élevés et, même en tenant compte de la pyramide des âges, l’Île-de-France reste relativement épargnée. C’est aussi très net en Italie, où, dans l’épicentre lombard, la ville de Milan est loin, en termes relatifs et même en valeur absolue, d’être la zone la plus touchée de la région.
Inversement, les plus grandes densités de cas se rencontrent plutôt dans des villes petites et moyennes ou sur des bateaux de croisière et bien sûr, dans les maisons de retraite, dans des stituations où ce ne sont pas les liens faibles typiques des grandes villes qui dominent et où les interactions supposant une interconnaissance représentent une grande part de l’ensemble des liens.
C’est dans ces configurations qu’on rencontre les records de contamination, comme dans le Lodigiano (plus de 3% de la population contaminés à Castiglione d’Adda, 4646 habitants), un espace périurbain dense et multipolaire typique de la plaine du Pô. On peut se demander si les citadins bénéficient d’une immunité particulière qui serait liée à leur forte exposition permanente à des agents pathogènes multiples. En tout cas, l’habitat dans une zone à forte urbanité (densité + diversité) apparaît plutôt protecteur.
Ce mystère géographique appelle une enquête systématique que seule une coopération entre chercheurs en biologie et en science du social permettrait de mener. Connaissance, gestion du risque, système de santé, communication et imaginaire, urbanité : il est question ici de réalités sociales majeures qui font la substance et l’originalité de cette pandémie. En tant que fait social total, la pandémie modifie notre regard sur un certain nombre de réalités mais aussi ces réalités elles-mêmes : c’est particulièrement vrai en matière de spatialités, de politique, de psychisme, de mondialité et de relation à la nature.
Distanciations
Sur les trois modalités fondamentales de gestion de la distance que les humains utilisent depuis le début du Néolithique, deux, la coprésence et la mobilité, sont durement entravés par le confinement décidé en Chine puis en Europe et en Amérique du Nord pour lutter contre l’épidémie. Reste le troisième, la télécommunication, qui, peu affectée, prend une place relative considérable, comme elle n’en a probablement jamais eu dans l’histoire de l’humanité.
Certains de ses outils empruntés aux deux autres modalités, comme les livraisons consécutives aux achats en ligne, restent possibles. La coprésence des membres d’un ménage peut se trouver paradoxalement renforcée, avec les risques que cela comporte : on sait que les violences masculines et, plus généralement, les atteintes à l’intégrité de l’intime s’exercent pour l’essentiel dans l’espace privé et l’absence des soupapes qu’offre habituellement l’espace public ne peut qu’aggraver les choses. Demeure aussi la liberté d’une coprésence avec soi-même comme la méditation, la réflexion théorique ou la distraction – ou même l’autosexualité, qui devient une sorte de bien public psychique.[3].
La maîtrise des dispositifs de communication à distance progresse vite. L’application Skype, qui est longtemps restée une variante audiovisuelle du téléphone, est désormais concurrencée par Zoom, mieux adapté aux réunions de travail multilocalisées. Chacun apprend sérieusement de nouvelles règles d’interaction, plus rigoureuses et plus efficaces, mais aussi moins décalées, moins subversives. On s’écoute davantage mais, dans l’ensemble, en Europe, faute de ses moteurs habituels – les environnements publics et semi-publics facilitant les rencontres aléatoires avec l’altérité –, la sérendipité est à la peine et avec elle, tous les dispositifs d’innovation, qui impliquent pour fonctionner que le but ne soit pas connu au départ de l’action.
Même si on peut se réjouir de voir et d’écouter des Romains chanter Volare à l’unisson sur leurs balcons, des Madrilènes participer à distance à un cours de gym donné sur une terrasse voisine ou des Parisiens applaudir les soignants tous les soirs à 20h, on peut douter que le dispositif de confinement soit très favorable à la créativité. Au contraire, c’est ce qui est le plus technique et le plus reproductible qui occupe l’univers de l’agir. Cependant, n’oublions pas que, après les épidémies, un élan de créativité parfois prodigieux peut se manifester, comme on l’a vu en Europe et dans le monde arabe à l’issue de la peste noire de 1347. Il n’est pas interdit de penser qu’il en sera de même demain.
Cela dit, le mot qui est utilisé officiellement en France pour désigner cette nouvelle règle du jeu social, « distanciation », est aussi la traduction du mot allemand Verfremdung, utilisée par Bertolt Brecht en opposition à une identification passive, aveugle et illusoire du spectateur aux personnages d’un roman, d’un film ou d’une pièce de théâtre.
Constatons d’abord que la mise à l’arrêt d’une bonne partie du système productif mondial malgré le risque d’une grave récession et la mise en sommeil des petits plaisirs qui font le sel de la vie en société sont logiques car elles permettent de diminuer la mortalité immédiate de manière efficace. Ce choix rationnel suppose aussi l’élimination d’autres choix possibles, jugés moins pertinents.
Or, si les gouvernements peuvent prendre des mesures défavorables à la production et à la socialisation, c’est qu’ils escomptent que ce stop-and-go ne sera qu’un court mauvais moment à passer. Cela suppose une puissance inédite de l’État-providence, qui, sur des points essentiels (salaires, consommation, emploi, consommation), peut lancer des passerelles audacieuses qui feront redémarrer la vie sociale à plein régime dès que le fossé conjoncturel aura été franchi.
L’Union européenne peut décider du jour au lendemain de mettre à disposition des acteurs économiques 750 milliards d’euros et ce n’est possible que parce que la zone euro bénéficie, grâce à sa puissance et à son faible taux d’ouverture, d’un bon niveau de protection face à d’éventuelles attaques spéculatives.
Cette expérimentation de masse extrêmement coûteuse constitue un nouveau pas dans le mouvement vers le « zéro mort » acceptable. C’est bien, en ce sens, une « guerre » moderne. Nous ne nous accoutumons plus à la mort, quelle qu’en soit la cause. Mourir de maladie, c’était ce qu’on appelait une « mort naturelle », donc bonne. Il y a peu, on aurait dit de la plupart des victimes du coronavirus qu’elles étaient mortes « de vieillesse ». Cette expression paraît aberrante aujourd’hui…
Dans l’ambiance de cette épidémie, l’angoisse métaphysique de la mort côtoie toujours la peur rationnelle de mourir ou de faire mourir, mais dans des proportions qu’on voit évoluer à mesure du recul des idées d’une vie après la mort, d’un jugement de nos péchés, d’un destin déjà écrit. La mort était une condition qu’il fallait simplement assumer et même célébrer, c’est, chaque jour un peu plus, un problème non résolu. L’humanité défend le droit de chaque individu de vivre et tout laisse penser que cette évolution est irréversible.
Or, dans ce paysage où tout est en mouvement rapide, ce sont les citoyens qui ont le plus changé. À l’époque de la grippe espagnole, les États européens mentaient ouvertement pour ne pas nuire à l’effort de guerre, et de toute façon, il ne leur aurait pas été possible de mettre en place des dispositifs de traitement ou de confinement comme ceux que nous observons aujourd’hui. Par ailleurs, la culture scientifique et politique des citoyens ainsi que leurs moyens d’action concrets ne leur permettaient pas d’être des acteurs du processus.
Bien différente est la situation d’aujourd’hui dans les républiques démocratiques, où une très forte transparence s’impose à tous en raison d’une multitude de contre-pouvoirs informationnels et où les grandes décisions sont bien davantage politiques, c’est-à-dire légitimes, qu’étatiques. Les sociétés délibèrent en permanence et chargent leurs gouvernements (national, mais aussi européen et même mondial, compte tenu du rôle essentiel de l’Organisation mondiale de la santé, OMS) de trouver des solutions satisfaisantes aux demandes inévitablement contradictoires qu’elles émettent.
Avec le confinement, de nouvelles expressions d’un don de soi qui n’est ni sacrifice, ni expiation, de la solidarité, de l’action collaborative, de la coopération informelle et de l’intégration de l’autre dans sa propre identité se manifestent. Elles montrent la fragilité des diagnostics dont nous avons été abreuvés par ceux qui voulaient que l’humanité entre en pénitence pour se faire pardonner son individualisme, forcément débridé, et son consumérisme, forcément effréné. La hargne des communautarismes et des corporatismes de toute sorte qui a agité la société française depuis quelques années semble appartenir, provisoirement peut-être, à une autre époque
Autrement dit, les décisions radicales qui ont été prises dans une partie du Monde ne l’ont pas été seulement parce qu’elles sont nécessaires mais aussi parce qu’elles sont possibles. Et cette possibilité repose sur la distanciation, un autre nom de la réflexivité. La réflexivité des sociétés et de ses membres donne une lourdeur apparente et une agilité réelle, une capacité de réaction rapide et une dynamique éthique profonde. Bonne nouvelle : mis à part les maniaques du stockage de papier toilette et quelques attitudes, peu fréquentes, de paranoïa égocentrique, les Européens prouvent qu’ils ont des valeurs et qu’ils sont prêts à les vivre.
Psychopolitique
Comme toujours le débat public consiste en un affrontement entre urgences, chaque acteur cherchant à convaincre les autres que sa hiérarchie des priorités est la plus légitime. Dans l’événement en cours, la facilité avec laquelle le choix de protéger la vie des habitants s’est imposé au détriment des logiques productives et du confort du quotidien impressionne. La courbure normative prise par l’action des gouvernements et des médias aurait pu provoquer une révolte de la société civile. Cela ne s’est pas produit car la scène politique n’est que l’écho de ce que les citoyens disent eux-mêmes, avec des variantes entre le un peu moins et le encore plus.
Il ne faut donc pas surinterpréter ces « états d’urgence » dans le sens d’une restriction structurelle des libertés. En Europe, les gouvernements se permettent certes d’envoyer un SMS général à tous les détenteurs d’un abonnement téléphonique et de donner des consignes strictes sur ce qu’il convient de faire et de ne pas faire.
Cependant, le timing des mesures est pour l’essentiel celui d’une autopédagogie horizontale : ce ne sont pas tant les politiques qui, en avance sur la société, auraient pris le temps d’« expliquer » leurs décisions aux « populations », c’est une prise de conscience citoyenne non linéaire et multiactorielle qui fait son chemin, aussi à travers les institutions.
Tout le monde a rapidement compris en France que la pénurie de masques de qualité est un problème, qu’elle conduit à durcir le confinement et qu’elle aura peut-être un impact sanitaire. Mais tout le monde a aussi rapidement compris qu’anticiper la constitution et le renouvellement de milliards de ces masques aurait eu un coût, qui nous paraît aujourd’hui dérisoire mais qui a fait l’objet, naguère, d’un débat argumenté.
Les sociétés se gouvernent aussi en faisant des paris, en ne prétendant pas pourvoir à tout, en ayant toujours sous les yeux le produit de la multiplication d’un niveau de danger par l’estimation d’une probabilité. Si on voulait échapper à cette fragilité, c’est en permanence qu’on devrait placer toute la vie sociale à l’arrêt.
Même si les gouvernements imposent des mesures portant sur la gestion la plus banale des corps, il serait donc erroné de croire qu’on assisterait à un retour des « institutions totales » et à l’avènement d’une « biopolitique » totalitaire d’un « surveiller et punir » intrusif et destructeur. C’est à la naissance d’autre chose que nous assistons.
Le fait que chaque individu-citoyen doive gérer un assemblage compliqué de points de vue en partie divergents, fait des composantes objectives (la connaissance, les valeurs fondatrices) et subjectives (les sentiments, les attitudes, les opinions), que cette gestion ait des conséquences pratiques majeures sur l’ensemble de la vie sociale, que tous les acteurs politiques, grands et petits, le constatent et l’assument, nous le comprenons mieux grâce à cette crise.
Nous sommes entrés dans l’ère de la psychopolitique : le psychisme devient une grandeur politique directe et la politique, même la plus institutionnelle, joue son rôle de médiation sociétale dans un contexte renouvelé où l’enjeu interpersonnel compte de plus en plus.
Le confinement crée un hétérochrone à durée indéterminée et un hétérotope multiscalaire qui suspend le droit très ancien et très ancré d’« aller et venir ». Ces dispositifs répondent à une tendance de fond de valorisation comme jamais d’un droit à l’existence de chaque individu – et non plus d’un don divin ou d’une obligation sacrée comme dans les morales transcendantes. Des journées hétéronomes et répétitives. Des frontières fractales, du Monde jusqu’à aux limites poreuses de nos corps. C’est une expérience-limite pour des citoyens-acteurs-personnes-sujets, à la fois épreuve pénible et usante et opportunité de pratiques inédites non dénuées de plaisir et de beauté.
Mondialité
La mondialité des pandémies est pléonastique, mais la spécificité de celle que nous vivons, c’est qu’elle intervient dans un Monde beaucoup plus mondialisé que lors de la peste noire du XIVe siècle. En ces temps-là, les micro-organismes voyageaient plus vite et frappaient plus fort que toutes les entreprises humaines.
L’élimination par la variole et la rougeole de la majorité de la population autochtone de l’empire espagnol d’Amérique après les Grandes Découvertes a été un moment de remise à niveau entre humains et microbes. L’événement que nous vivons se situe en un moment où une multitude de logiques mondialisantes (y compris les résistances qu’elles suscitent) se combinent. Le Covid-19 n’en est qu’une de plus.
Cette rencontre a permis de rendre visible simultanément, d’une part, une intégration mondiale des dispositifs de communication médicale et une convergence planétaire des politiques de santé publique et, d’autre part, le maintien d’un territoire mondial très différencié.
On a vu des différences culturelles de perception et de pratiques se manifester entre l’Asie du Sud et de l’Est et l’Europe. On a vu ici et là des pratiques gouvernementales non coopératives. Surtout le régime despotique de la Chine a confirmé à cette occasion sa dangerosité pour le reste du Monde. C’est frappant dans toutes les séquences de l’événement.
L’épidémie nait une fois de plus en Chine. Cela se reproduit à nouveau dans cette société alors que tout le monde connaît les dangers récurrents de certains modes de cohabitation entre espèces vivantes et du trafic d’animaux sauvages. Avec les moyens énormes dont il dispose, mais obsédé qu’il est par la surveillance politique de ses citoyens, le pouvoir chinois se révèle incapable, en dépit de l’avertissement du SRAS, d’établir des dispositifs de sécurité sanitaire anti-épidémiques efficaces.
Les lanceurs d’alertes ont été réprimés au lieu d’être écoutés. L’équipe de médecins qui avait signalé l’irruption du virus et en particulier le docteur Li Wenliang, devenu un héros national de la société civile, ont été les victimes de l’attitude typique des systèmes totalitaires, comme on l’avait vu à Tchernobyl en 1986 : dans ces régimes, il vaut toujours mieux se taire même si c’est pour laisser se déclencher des catastrophes épouvantables.
Les autorités, comme celles d’Iran, ont sciemment menti. Le niveau de contamination officiellement présenté pour la province du Hubei a été d’emblée et reste encore aujourd’hui incompatible avec les autres données médicales locales et celles portant sur le reste de la Chine : il y aura probablement eu au moins cinq fois plus de cas qu’annoncé dans ce foyer initial de la pandémie.
Le confinement a été mené de manière extrêmement brutale. Les violences contre des innocents ont été massives et les discriminations, multiples.
Désormais, le pouvoir chinois, qui est le premier responsable de cette pandémie, s’autocongratule, prétendant que seule une dictature permet de régler les problèmes de l’humanité.
Pour toutes ces raisons le Monde doit demander des comptes à Xi Jingping et aux « princes rouges » avec qui il tient le pays son joug et le reste du Monde sous sa menace. Cet événement intervient alors que l’agressivité du gouvernement chinois se manifeste dans tous les domaines. On peut penser que la pandémie conduira à réorganiser la pensée de la mondialité en tenant compte d’un impérialisme chinois de plus en plus puissant, autoritaire et décomplexé.
La division mondiale du travail pourrait être affectée par la préoccupation de ne pas dépendre de la Chine sur des questions stratégiques pour la sécurité : à de nombreux produits pour lesquels un danger de monopole chinois existe déjà, s’ajoute désormais la production de médicaments et de matériel médical. Après les cafouillages qu’on a pu observer au début de l’épidémie, il serait logique que l’Union européenne se voie attribuer une compétence de santé publique plus explicite et plus consistante.
Rien n’indique cependant que la mondialisation marquera un coup d’arrêt. Comme on l’a vu avec la crise de 2008, les humains reprendront avec joie leurs échanges économiques et culturels à toutes les échelles dès le confinement levé. Ils verront l’intérêt de renforcer le « ministère de la santé » mondial que représente l’OMS, avec ses systèmes d’alerte, ses réseaux de médecins et d’équipes de recherche, ses analyses et ses recommandations, seul moyen de donner une réponse mondiale à des enjeux de santé mondiaux. Ils auront à partager une nouvelle tranche commune d’histoire.
La pandémie aura certainement renforcé une prise de conscience : l’humanité n’est pas qu’une espèce unie par son ADN, mais un corps social – expérience, mémoire, horizon. C’est le peuple de la société-Monde.
Des coronavirus, notre humanité
En somme, l’événement Covid-19 n’est ni « normal », ni « anormal », mais historique, générateur d’inédit dont l’enjeu est de se cumuler, ou non, avec les événements précédents pour donner un sens, positif ou négatif, à une durée.
La part des maladies infectieuses tend à diminuer, d’une part, parce que les moyens pour les éradiquer sont plus efficaces, les vaccins jouant un rôle déterminant. D’autre part, les maladies non infectieuses voient leur part augmenter avec l’espérance de vie car leur incidence augmente avec l’âge. Cependant, les épidémies sont, pour le moment, toujours là.
Que peut-on attendre de cet épisode pour faire avancer le débat sur nos relations avec la nature ? On peut définir le néonaturalisme comme le projet d’une nouvelle religion de l’immanence, dans laquelle une nature forcément bonne serait dotée d’intentionnalités et de valeurs positives face aux péchés de l’humanité. Cette religion anime des divinités anthropomorphes telles que la Vie, la Nature-Mère ou Gaïa.
Dans cette perspective, l’idée de donner le statut de « sujets de droit » à des composantes des environnements naturels permet de revenir à une situation dans laquelle les principes organisant la vie en société n’étaient pas le résultat d’une délibération permanente des citoyens mais des injonctions révélées, édictées par des non-humains. La Nature prendrait simplement la place des Dieux.
Dans cet esprit, toutes les entités biologiques et physiques devraient bénéficier de ce nouveau statut car si les hommes opéraient des sélections au sein du vivant, ils seraient tenus coupables d’une nouvelle forme de spécisme. Dans cette perspective, rien ne pourrait empêcher de donner un statut juridique protecteur au Covid-19.
Au contraire, sur le versant progressiste de la conscience écologique, reconnaître aux humains des responsabilités, donc des devoirs, ne signifie pas que les entités qui en bénéficient ont des droits. Dans les républiques démocratiques, le droit tend, non sans tension et contradiction, à appliquer l’impératif catégorique d’Immanuel Kant : il sanctionne ceux qui cherchent à traiter autrui comme moyen et non comme fin.
Les justiciables réunissent donc toujours des droits et des devoirs puisque ce sont les mêmes « personnalités juridiques » qui doivent traiter et être traitées. Ce n’est pas le cas pour les non-acteurs à qui on ne peut demander de respecter les fins d’autrui ni même de négocier une place dans un cadre commun au nom de valeurs partagées. Un virus (représenté par un avocat) ne peut demander aux humains qu’on respecte son droit de vivre car ce droit consisterait à lui permettre de tuer des humains.
Ce n’est pas le cas des espèces menacées car la préservation de la biodiversité n’a de sens que comme un projet humain et post-néolithique et comprend une part de sélection : la biodiversité qui peut entrer dans le droit est la diversité du vivant en tant qu’elle concerne et que valorisent les humains ; elle ne peut donc pas être absolue et sans limite.
Dans les débats de ces dernières années, les naturalismes à connotation religieuse, qui influencent certains partis écologistes, se sont acharnés sur les vaccins. Pour eux, la mort provoquée par des causes naturelles ne doit pas donner lieu à des réactions trop volontaristes et trop saillantes sous peine de déclencher d’autres réactions de la Nature.
Mieux vaut, pensent-ils, se contenter de remèdes eux-mêmes « naturels », qui ont été seulement recueillis et non fabriqués par les humains. Le vaccin se situe à l’antithèse de cette conception puisqu’il vise à aider les corps humains à détruire massivement d’autres d’entités biologiques et à augmenter artificiellement l’espérance de vie humaine.
À ce titre, il constitue aussi un outil de développement, c’est-à-dire l’élément de construction par une société d’un futur plus désirable, défini par le libre débat entre ses ses citoyens. Or la pensée néonaturaliste de l’immanence exige de l’humanité qu’elle renonce au projet d’un développement infini avec des ressources finies, ce qui est un pléonasme puisque c’est le principe même de cette orientation.
Le vent, la chaleur et la lumière émises par le soleil n’ont pas augmenté et pourtant il est possible de produire davantage d’énergie, et sans risque pour le climat, avec ces sources devenues des ressources. L’humanité a-t-elle le droit de produire du développement en matière de santé, de considérer celle-ci comme un bien public coproduit par le système sanitaire et par chaque patient-citoyen ? Les choix qu’ont faits les sociétés lors de la pandémie de Covid-19 donnent des éléments de réponse.
Un vaccin, qui aujourd’hui manque cruellement pour lutter contre la pandémie, n’est que l’utilisation astucieuse des agents pathogènes contre ces agents eux-mêmes à des fins de développement. Il illustre la capacité des humains à lire, interpréter et transformer la nature pour s’opposer aux destructions provoquées par les forces aveugles issues de la matière et de la vie, au premier rang desquelles la mort de leur propre corps.
Au sein du bien public Santé, le vaccin est lui-même un bien public puisque son efficacité croit avec sa consommation et que son existence résulte d’une coopération entre la société dans son ensemble et chaque personne vaccinée. Maintenant que nous pouvons compter en milliers de morts ce que coûte de lutter contre un virus sans être équipé d’outils biologiques efficients, il sera sans doute un peu plus difficile pour les apprentis sorciers du néonaturalisme de faire des vaccins une cible.
Il y aura donc peut-être une jurisprudence laïque Covid-19. La nature n’est ni bonne, ni mauvaise. Le point commun de tous les environnements qu’elle inclut, c’est que nous en sommes de plus en plus responsables. Certains nous permettent de vivre, d’autres nous tuent. Habiter le Covid-19, c’est tenter, en milieu hostile, de défendre, de conserver et de faire prospérer notre humanité.