(Re)lire au temps du confinement

Confinato – à propos du Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi

critique

Ostracisé sous le régime fasciste italien, Carlo Levi a tiré de quatre saisons de confinement dans le sud du pays l’un des plus beaux récits du XXe siècle. Il donne à voir cet abysse entre l’Italie du Nord et celle du Sud, et le désespoir de ces habitants de Lucanie qui ont le sentiment de ne pas être considérés comme des hommes par ceux de Rome. Mais il n’intervient pas, il s’efface. De cette mise à l’écart qui se veut humiliation, il fait une force et observe, écoute, enregistre, note, pense, soigne.

Dans les années 1930, en Italie, au cœur de l’épidémie fasciste, être confinato signifiait être assigné en résidence surveillée, être exilé, interné au bout de la botte, dans l’extrême-sud du pays. Le sens du confinement était exclusivement politique. On était antifasciste, alors on était puni, ostracisé au sens grec, exclu de la communauté des hommes jugés dignes de l’empire romain retrouvé.

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Né en 1902 à Turin, Carlo Levi avait une formation de médecin qu’il a très vite abandonnée pour se consacrer à la peinture et à la défense de la liberté. Avec d’autres, il a fondé le mouvement dissident Giustizia e Libertà. C’était un premier tort aux yeux du régime mussolinien. Second tort, il avait exercé son œil de jeune peintre à Paris, non pas à Rome, un déplacement interprété comme le rejet implicite des valeurs intrinsèquement italiennes du fascisme. Cela suffisait à faire de lui un indésirable. Il fut conduit dans la prison de Regina Caeli à Rome, puis relégué en Lucanie, entre les Pouilles et la Calabre, d’abord à Grassano, ensuite à Gagliano. Il passa une année exactement, d’août 1935 à juillet 1936, dans ce village d’une extrême rudesse, dont le nom italien officiel est Aliano.

De ces quatre saisons de confinement, Carlo Levi a tiré un des plus beaux récits du XXe siècle. De décembre 43 à juillet 44, il s’est « enfermé dans une pièce, monde clos », explique-t-il dans le prologue du Christ s’est arrêté à Eboli, pour écrire et faire revivre les paysans à qui il avait promis de revenir. En Italie, le livre a été publié en 1945, dès la fin de la guerre, et il est aussitôt devenu un classique. C’est dire la porte qu’il a ouverte, la connaissance du Sud qu’il a permise aux Italiens du Nord, et l’ignorance à laquelle ce même Sud était condamné. Souvenez-vous, c’était l’époque où l’on parlait du Mezzogiorno, la quatrième roue du carrosse, symbole d’une unité italienne si fragile.

En France, hélas, le livre est peu lu, même si le film de Francesco Rosi, sorti en 1979, a contribué à diffuser au moins le titre, Le Christ s’est arrêté à Eboli. Je me souviens, j’avais à peine quitté l’enfance, à mes oreilles, ce titre avait la puissance d’un verset de l’Ecclésiaste. Il dégageait le mystère des confins inaccessibles, l’image d’un Christ chaussé de bottes de sept lieues et enjambant une autre botte, mais contraint de s’arrêter, arrivé au bout du monde praticable. Carlo Levi rappelle le double sens de ce proverbe du Sud dès les premières lignes de son livre. Les habitants de Lucanie ont le sentiment de ne pas être chrétiens, de ne pas être hommes, de ne pas être considérés comme tels par les autres, les Chrétiens, les gens de Rome. Au sens littéral, géographique, le proverbe rappelle la dureté et la désolation de ce territoire. « Sur cette terre sombre, écrit-il, sans péché et sans rédemption, où le mal n’est pas un fait moral, mais une douleur terrestre, qui existe pour toujours dans les choses mêmes, le Christ n’est jamais descendu. »

Aujourd’hui, la Lucanie est ce qu’on appelle la Basilicate, et le village d’Eboli est indiqué par des panneaux sur l’autoroute qui va de Rome à Naples, puis à Reggio di Calabria. Nous laisserons à chacun le loisir de sourire et méditer sur cette empreinte de la modernité. Cent-trente kilomètres séparent Aliano d’Eboli, une distance infinie au temps où Carlo Levi y séjournait. Le peintre arrive les mains liées à Gagliano un après-midi du mois d’août. Plongé dans un monde étranger, archaïque, il va faire de sa position de confinato un poste d’observation unique. Il est là, l’esprit nu, libre, sans idées conçues ni pré-conçues, s’improvisant sur-le-champ ethnologue, mu par la seule curiosité mêlée d’une sympathie vraie. Il a spontanément cette très légère et très précieuse distance, ce court espace qui permet la description et la réflexion, cette capacité d’étonnement féconde, en même temps que l’absence de jugement, la proximité, la compréhension autant que faire se peut. Il n’a pas besoin d’informateur ni d’intermédiaire. Il ne compte que sur son intelligence humaine.

Et il s’efface. À l’heure de l’ego-histoire, ce retrait est frappant. Comme est frappant son absence de rancœur contre un régime fasciste qu’il honnit et qui l’a écarté. De cette mise à l’écart qui se veut humiliation, il fait une force et observe, écoute, enregistre, note, pense, soigne. Les pages sont rares où Carlo Levi raille le pouvoir des représentants locaux du fascio et des podestats, ce terme féodal réhabilité par le fascisme italien. Il écarquille les yeux en découvrant le seul monument moderne du village, une pissotière, cadeau du régime, exclusivement occupée par les chiens, les poules et les enfants. C’est à peine s’il sourit en écoutant don Luigino lui expliquer qu’il doit censurer son courrier et ses livres. On ne sait jamais, il a repéré une édition des Essais de Montaigne, « un de la Révolution française ! », s’exclame le podestat face à Levi qui en vu d’autres.

Le Christ s’est arrêté à Eboli est une œuvre profondément figurative, comme on le dit d’un tableau, elle exclut l’abstraction

Le vrai podestat est en réalité une femme, la sœur de ce don Luigino, donna Caterina, qui remplace son mari, secrétaire du fascio, parti. Maîtresse, commandante, attirée par le nouveau confinato qu’elle accueille à bras ouverts, elle n’a que faire du fascisme. Elle est prise dans un tissu de haines qui remontent à un temps immémorial et manipule ces haines avec une adresse et une créativité que Levi découvre avec une stupéfaction mêlée d’un respect imperturbable. Elle est à l’image de la place des femmes qui font de Gagliano une société matriarcale. Car là, dans cette Italie abandonnée de tous, les femmes sont impudentes, délurées, ensorceleuses, tueuses, mères d’infinités d’enfants. Égales des hommes, elles le sont de fait, de corps, de force d’âme ; elles sont proto-féministes, si l’adjectif « féministe » a encore un sens, transporté dans un monde aussi éloigné du nôtre.

Il faut les voir, hélant le fossoyeur du village, l’ancien charmeur de loup réputé puceau, « Tu couches avec moi ce soir ? ». Ou soupesant la virilité des hommes qu’elles croisent. Elles fichent une peur bleue, ces « oiseaux-reines », comme les baptise Carlo Levi. Ce faisant, l’écrivain dépeint une société soumise à la toute-puissance de l’attrait sexuel, admis comme une force de la nature : « Si simple est l’instinct qu’il ne peut y avoir de vraie morale sexuelle, écrit-il, ni même de véritable réprobation sociale pour les amours illégitimes. » Les prêtres ont des enfants ; les filles-mères sont nombreuses ; l’institution familiale n’existe pas, remplacée par la consanguinité ; le désir est violent, « seule la coutume intervient pour en rendre difficile l’assouvissement ». Et les prostituées sont presque absentes de Gagliano.

Deux autres catégories de vivants sont ranimées par la plume de Carlo Levi : les brigands et les morts. Ce sont pourtant des disparus, mais leur présence est aussi naturelle, aussi tangible, inscrite dans la vie quotidienne. À l’heure où les victimes du Covid-19 sont glissées dans des sacs en plastique et retirées à leurs proches qui les assistent une dernière fois sur WhatsApp, il faut lire les pages qui décrivent la présence physique et charnelle des défunts. Les morts ne sont pas seulement là, en hauteur, dans les étendards noirs que l’on tend sur les portes jusqu’à ce que le soleil les blanchissent, mais en bas, dans la terre, sous les pieds des villageois : « Plus récents et pas encore calcinés comme ceux du cimetière, étaient les ossements des tombes sous les dalles de la Madonna degli Angeli, l’église écroulée ; de certains pendaient encore des lambeaux desséchés de chair ou de peau racornie. Les chiens les déterraient et se les disputaient […] Ici, où le temps ne passe pas… »

C’est vrai, il passe si peu que même le brigandage qui a pris fin officiellement en 1865 se poursuit dans les esprits, les imaginations, les cœurs et les terreurs de paysans oubliés depuis des siècles. Et c’est là, en ce point précis, que Carlo Levi saisit un sentiment aussi profond que l’éternité, une humiliation rentrée, accumulée, qui justifie la violence contre l’État, Rome, le gouvernement. « La civilisation paysanne est une civilisation sans État et sans armée. Ses guerres ne peuvent être que des sursauts de révolte et aboutissent toujours à des défaites irrémédiables, mais elle va son chemin éternellement […] Je parlais avec les paysans et j’en regardais les visages et l’aspect […] dans leur apparence archaïque, ils n’avaient rien des Romains, ni des Grecs, ni des Étrusques, ni des Normands, ni des autres peuples conquérants… Ils me rappelaient plutôt certains figurines d’Italie. »

Au lecteur, il est permis d’élargir cette réflexion enracinée dans le sol de Lucanie pour y entrevoir une universalité et saisir l’essence d’autres révoltes, voire, qui sait, des vraies révolutions, celle de 1789, ou celle de 1917, qui cristallisent une résignation et des frustrations anciennes, si longtemps tues et réprimées. Mais ce sont là des hypothèses, des prolongements que Carlo Levi ne s’autorise pas. L’écrivain est rigoureux, près de son sujet, il n’extrapole en rien. Son ouvrage est d’autant plus puissant qu’il est centré sur un point précis du globe terrestre, un lieu minuscule, aride, inhospitalier, cinglé par la malaria, le mauvais air.

Son regard a la bonté du vrai médecin (celle d’un Tchekov). Son approche est celle d’un peintre : il décrit souvent plus qu’il analyse à proprement parler. Il est sensible aux visages, au teint, à ce que les yeux expriment, à la qualité des cheveux, aux membres, aux mouvements des corps. Le Christ s’est arrêté à Eboli est une œuvre profondément figurative, comme on le dit d’un tableau, elle exclut l’abstraction. C’est sans doute ce qui fait de son livre un objet à part, à mi-chemin entre le témoignage et le relevé ethnographique. Savoir que l’auteur a très peu écrit après (La Montre, un roman qui met en scène la libération de Rome, des reportages, un court essai qui porte le beau titre de La Peur de la liberté) le rend d’autant plus unique. Le confinement politique aura fait de Carlo Levi, l’enfant de Turin, un fils de cette terre du Sud. Il est mort d’une pneumonie en 1975, mais il a demandé à être inhumé là, parmi ceux qui lui semblaient si peu les siens quand il fit leur connaissance, un jour brûlant d’août 1935. Le confinement que nous vivons en 2020 a peu à voir avec celui qui fut imposé à Carlo Levi et d’autres. Que le rapprochement soit néanmoins l’occasion pour les lecteurs ou les lectrices curieuses de cliquer, téléphoner, commander, s’arranger pour se procurer ce Christ livresque et païen.

Carlo Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, traduit de l’italien par Jeanne Modigilani, Gallimard, 1948, coll. « Folio » (1977), 320 pages


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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