(Re)voir au temps du confinement

Des oiseaux de bon augure — sur les Shadoks de Jacques Rouxel

Critique

Nés il y a tout juste 52 ans – le 29 avril 1968 – les Shadoks sont des créatures bêtes et méchantes, vivant dans une société aux règles et aux définitions très strictes, qui rendent possible la cohabitation, et la gestion des crises très fréquentes qui adviennent sur leur planète. Aujourd’hui, alors que nous traversons nous-mêmes une crise, utilisons la société des Shadoks, dans ses principes les plus élémentaires, comme un miroir pour en tirer des leçons complexes. En d’autres termes : pourquoi faire simple, quand on peut faire compliqué ?

Le tout début du confinement a vu une vague de reproches déferler sur le gouvernement comme sur certaines parties de la population, fustigeant les unes, accusant les autres, pour révéler au-delà de la simple crise sanitaire une crise sociale, et au-delà de la crise sociale, une crise des sociétés.

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À chaque nouvelle société touchée, à l’échelle d’une nation comme d’un ensemble géographique, la crise a agi en révélateur des dysfonctionnements et fait saillir les structures ou le manque de structure de nos sociétés. Les spécificités et les inégalités de chacune ont été largement accentuées, malgré ce trait commun du dilemme opposant la sécurité au libéralisme, que ce soit sur le plan des libertés individuelles ou celui d’une participation et d’une exposition sans plus de restriction à l’économie de marché, favorisant la libéralité du virus. Une fois encore, le contexte de crise – économique, sociale, écologique, ici principalement sanitaire – se montre propice à rouvrir l’interrogation des sociétés, sur le double mode de leur identification et de leur projection. Qui sommes-nous en tant que société, que désirons-nous pour notre société ?

Historiquement, de telles réflexions connaissent une certaine affinité avec les biais de la fiction. Malgré les différences de systèmes, celle-ci a notamment permis à Hobbes, Rousseau, Locke, de monter un espace de représentation à partir duquel interroger l’homme et la société. De l’état de nature au récit de l’origine de la propriété ou à la métaphore monstrueuse du Léviathan incarnant le pouvoir étatique, la fiction fonde les conditions d’une expérience de pensée favorisant la spéculation théorique. Ce sont peut-être dans ces fictions en charge de raconter un univers dans son moindre détail que nous pouvons interroger au mieux comment se pratique le lien du monde avec nos sociétés. À titre de fiction exemplaire revenons alors, non à nos moutons, mais à nos oiseaux : les Shadoks.

Le 29 avril 1968, il y a 52 ans de cela, le premier épisode des Shadoks diffusé à la télévision française opposait deux sociétés bien différentes, les Shadoks et les Gibis, dans un écho parodique au voisinage franco-britannique. D’un côté, des êtres de peu de manières, aux logiques de pensée souvent absurdes, voire particulièrement stupides, une tendance à la violence et aux remous sociaux, et une organisation politique erratique : les Shadoks, bêtes et méchants par nature. De l’autre, des êtres bien plus intelligents, coiffés de chapeaux melons. Calmes et cordiaux, toujours en bonne entente et bonne cohésion sociale, ils sont très disposés à l’humour, surtout quand il s’agit de se moquer du voisin Shadok : ce sont les Gibis (pour mieux rappeler ces initiales anglaises, G-B).

Quant à la fiction narrative permettant d’expérimenter avec ces deux modèles théoriques de société, elle tient autour d’une forme de crise que nous connaissons bien : la menace d’un effondrement. D’un côté, la planète Gibi connaît un équilibre précaire, et bascule s’il n’y a pas en permanence autant de Gibis à droite qu’à gauche. De l’autre côté de l’univers, la planète A-Shadok n’est « pas pratique » non plus : elle a une fâcheuse tendance à tomber.

La menace d’un effondrement permet d’éprouver nos tendances à réagir selon un modèle attendu, ou contre toute attente. Au-delà de la réponse que constituent les prises de décisions politiques, les pratiques des sociétés, leurs logiques de pensée et de rapport au monde se révèlent. Fallait-il ainsi percevoir, dans le choix britannique de viser tout d’abord la mise en place d’une immunité collective – et à cet effet de prendre plus tardivement qu’en France les mesures de confinement national – un trait de caractère proprement anglais ? Fallait-il mettre sur le compte d’un esprit français très attaché à la liberté, la difficulté première de notre société à respecter les recommandations de confinement et de distanciation sociale ?

Les êtres de fiction que sont les Shadoks ont peut-être sur nous cet avantage d’être en permanence confrontés à des péripéties narratives, et fonctionner ainsi dans une perpétuelle logique de gestion de crise. Du point de vue du téléspectateur, c’est tout à fait pratique : l’histoire est à la fois dynamique et édifiante, l’identité Shadok se révèle, se construit et s’interroge dans un même geste. Au-delà de la découverte de cette société étrangement familière des Shadoks, nous voyons sa pensée à l’épreuve du monde, soit en tension, soit en adéquation avec celui-ci.

Nous avons sans doute matière à nous emparer nous aussi de ces fictions expérimentales, puisque la pandémie de Covid-19 a rendu notre rapport habituel au monde tout à fait inadéquat. Le monde est changé, et pourtant nous habitons encore une réalité qui, altérée par la crise, est devenue obsolète. Comment nous réadapter à présent ?

Il vaut mieux risquer de pomper même s’il ne se passe rien que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas.

La pensée Shadok, toute bête qu’elle soit, nous indique peut-être comment nous orienter dans la pensée pratique de la crise. Ses pires défauts font aussi ses qualités, et sa spécificité : ainsi la persévérance dans la bêtise a cet effet heureux de permettre l’échafaudage d’un système, qui même bancal, même Shadok, parvient à saisir le monde et en donner une représentation relativement cohérente.

Le rapport au monde et sa saisie à travers un système théorique sont donnés à partir d’une action : de l’expérience découlent ainsi rapidement des définitions, des typologies, des identifications et des distinctions : « On appelle passoire tout instrument sur lequel on peut définir trois sous-ensembles : l’intérieur, l’extérieur et les trous. On appelle passoires du Premier Ordre les passoires qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau. On appelle passoires du Second Ordre les passoires qui laissent passer et les nouilles et l’eau. On appelle passoires du Troisième Ordre, ou passoires complexes, les passoires qui laissent passer quelquefois l’un ou l’autre et quelquefois pas. »

Au sein de cette élaboration théorique qui permet de mieux s’y retrouver dans un monde plus organisé, une pratique est possible : une action, une logique, une mise en œuvre du désir et des effets. Afin d’agir, et d’agir en société, il est ainsi nécessaire de prendre grand soin de ces premières définitions, des accords et des réalités les plus communes, les choses à préserver le plus essentiellement.

Force est de constater qu’une fois ébranlées les plus grandes évidences de notre quotidien, nous nous trouvons à notre tour tout aussi bêtes et méchants que les Shadoks. Nous sommes déroutés par la perte de cette évidence des supermarchés réapprovisionnés sans que les usagers ne le remarquent, et surpris par la méchanceté qu’induit la peur et qui nous conduit à nous battre pour les denrées essentielles, à les confisquer au voisin au risque de démultiplier les risques économiques pour l’ensemble de la société. Il faut certes éviter de persévérer dans nos bêtises, et de nous saisir plutôt d’une telle mise en cause de nos habitudes et certitudes fondamentales, pour réviser nos logiques de société le plus radicalement possible.

Or, au plus essentiel de la société Shadok, il y a la pompe. C’est le principe fondamental de fonctionnement : il faut toujours pomper, ou ajuster la pompe quand cela ne fonctionne pas. Et s’il ne faut pas pomper, il faut quand même pomper, par précaution. La série fait ainsi état d’une large variété de pompes (les pompes à problèmes mous, les pompes à problèmes durs, les pompes pour quand il n’y a pas de problème), de situations où pomper (pour changer de planète, pour déplacer quelque chose, pour voyager) et de conséquences de l’action de pomper, plus ou moins heureuses.

La représentation la plus archétypale des Shadoks est bien celle d’une société en train de pomper, qui laisse comprendre au spectateur que c’est le geste de pomper qui fait la société Shadok. Elle ne fonctionnerait pas sans, et on ne voit pas non plus d’autre situation pour réunir au mieux ces individus bêtes et méchants dans une configuration sociale.

« Je pompe donc je suis »

La pompe est le moyen de la société, comme son principe d’existence, ainsi révélé par cette devise Shadok. Pour interroger nos propres sociétés à travers la fiction si familière des Shadoks, c’est bien cette métaphore de la pensée dont il faut nous emparer. Pomper, c’est prendre à corps les problèmes – car c’est bel et bien éreintant. Les théories de pensée Shadok s’élaborent ainsi au fur et à mesure d’une expérience sensible du monde, à travers le corps, à travers la réalité physique des choses, car « ce n’est qu’en essayant continuellement que l’on finit par réussir… ». Et dans la mesure ou « plus ça rate et plus on a de chances que ça marche… », l’ontologie Shadok est dès lors fondée sur une pratique butée mais persévérante et sans cesse reconduite du rapport au monde.

Dans le contexte de poly-crise que nous connaissons, les sociétés occidentales sont exposées à de nombreux points de rupture – l’entièreté de leur articulation au monde semble près de se rompre, comme une machine rouillée en tous ses points de jonction. Or de toutes ces crises qui nous menaçaient (et nous menacent toujours), celle que nous traversons aujourd’hui est la plus à même de se vivre comme une expérience du corps – et très douloureusement, comme une détresse respiratoire.

Nous nous trouvons soudainement organiquement engagés dans de plus vastes questions de société, plus théoriques, amenés à reconsidérer nos mœurs et notre culture par notre vieillesse, nos comorbidités, nos gestes et nos contacts les uns avec les autres, nos façons de saluer, de toucher, d’embrasser.

Nous sommes nouvellement concernés dans nos façons de voir et de ne plus voir la mort ; nos façons d’accompagner nos proches quand ils vont vers celle-ci, et nos façons de disposer des corps. Nos façons d’être à risque, d’être faibles, d’être atteints.

Et si chaque personne est individuellement exposée au virus et aux questions, il s’éprouve bien vite une façon commune d’avoir un corps et d’être mis en question par son existence : quand notre propre corps est soudainement mis en danger par autrui, ou capable de mettre involontairement autrui en danger ; quand la jeunesse expose la vieillesse, quand la jeunesse prend la place de la vieillesse quand il n’y a plus assez de lits pour tout le monde. Engagés ensemble, quand la meilleure des immunités possibles suppose un groupe et une volonté commune de la mettre en place – autant de façons de partager les corps dans leur vie comme dans leur mort.

C’est encore un enseignement que même les Shadoks auront tiré, ces méchantes bêtes dont la société en-deçà de toute sympathie et de toute convivialité est néanmoins fondée sur ce premier ajustement des corps individuels les uns avec les autres.

Il y a en effet deux sortes de Shadoks : les Shadoks du haut et les Shadoks du bas, ceux avec les pattes en haut, et ceux avec les pattes en bas. Lorsqu’un Shadok nait avec les pattes en haut, on l’envoie de l’autre côté de la planète, et ainsi il l’empêche de tomber. Très pratiquement, si les Shadoks du bas décident d’aller se coucher, leurs pattes ne tiennent plus le sol qui s’effondre sous le poids des Shadoks du haut. Et si la planète s’effondre, c’est toute la société Shadok qui disparaît. L’équation est simple en théorie, mais son application pratique demande un certain degré de politique, de diplomatie, de cohabitation, qui sont propres à faire société.

Le Shadok, par nature bête et méchant, ne survit qu’en construisant une relation de responsabilité du corps vis-à-vis du corps de son voisin, articulée aux exigences d’un environnement. C’est bien parce que la planète où vivent les Shadoks n’est pas pratique, qu’une pratique politique même sommaire est de fait nécessaire. Celle-ci est le fruit d’un constant ajustement au monde, à ce qu’il y a en lui d’hostile ou d’heureux, malgré tout nécessaire ; l’ajustement permanent et pragmatique qui non seulement fait, mais surtout fait avec.

Pomper, c’est dire « non »

Du point de vue d’une mise en question de la société, comme celui des questions environnementales, nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation analogue à celle des Shadoks. Leur monde n’est pas pratique ; le nôtre est rendu impraticable par l’épidémie et la situation généralisée de confinement – une sensation que nous ne connaissons plus tout à fait aujourd’hui, dans les sociétés et les espaces les plus privilégiés.

Le rappel d’un agent extérieur, environnemental, invisible et comme archétypal d’une vie grouillante et largement inconsidérée dans notre quotidien, capable de détruire non seulement l’individu, mais la société, la vie commune et l’économie générale de notre habitation du monde, est un brusque retour à une réalité qui a pourtant toujours été le premier enjeu d’une relation pratique, pragmatique et pratiquée du monde.

Il faudrait toutefois se préparer à ce qu’une crise environnementale nous contraigne un jour au confinement comme la crise sanitaire que nous traversons. La pollution et les dégradations des environnements pourraient tout autant que le risque de contamination, rendre l’au-dehors impraticable et nous restreindre aux logiques seules encore préservées de nos intérieurs confinés, voire bunkerisés.

L’épidémie de Covid-19 n’est pas directement la crise environnementale prédite par les spécialistes et les autres attentifs, mais y est directement liée en ce qu’elle s’est répandue en pratiquant les mêmes voies, tracées par nos soins ou notre manque de soin, d’où adviendront en conséquence de catastrophes environnementales d’autres séries de paralysies de nos habitudes d’habiter le monde. Les logiques d’efficacité qui conduisent aujourd’hui à l’épuisement des ressources – humaines, sociales ou environnementales –, révèlent souvent une courte-vue et un aveuglement sur le long-terme, une mise en relation généralisée du monde essentiellement logistique, accélérée, et hiérarchisante.

Et malgré les cris d’alarme, les constats désolants concernant notre situation environnementale, rien n’aura suffi à ralentir notre « pratique » du monde comme l’épidémie de Covid-19. Les différentes étymologies du mot résonnent en plusieurs endroits avec notre quotidien, nos habitudes d’habiter et cette situation extraordinaire venue les bouleverser. Nous avons pratiqué le monde : en le pliant de la façon la plus efficace possible à nos activités humaines. Nous avons pratiqué le monde : nous l’avons traversé, parcouru. Et enfin, nous avons pratiqué le monde : nous sommes allés jusqu’au bout du monde ; mais l’avons-nous mené à bien et accompli, ou achevé et mis à mort ?

L’enfermement que nous subissons actuellement avec tant de difficultés se révèle bien moindre que celui auquel nous serons contraints lorsque nous aurons pratiqué le monde jusqu’à le rendre impraticable : une détresse respiratoire généralisée, du nourrisson à la personne la plus âgée, une pénurie alimentaire que les pays les plus privilégiés ne pourront plus continuer d’ignorer et de reléguer à « d’autres mondes » ; une mortalité bien plus haute, et bien plus d’épidémies encore, pas de masques mais pas non plus d’eau pour se laver les mains – comme dans certaines parties du monde actuellement.

La prison des Shadoks propose à cet égard une nouvelle métaphore dont nous gagnerions à nous emparer : « Le goulp était une sorte de trou dans lequel on entassait les Shadoks qui n’avaient pas donné entière satisfaction. On l’appelait aussi enfer à cause que ceux qui étaient dedans y étaient enfermés ». La réalité environnementale nous a quant à elle brusquement amenés à reconsidérer les notions de paradis terrestre, de terre et d’enfer : au fur et à mesure de la dégradation de notre environnement, il est apparu petit à petit que la terre avait beaucoup du paradis, avant que nous en fassions un enfer – un endroit qui nous contraindra à nous trouver enfermés, sans échappatoire aucune.

De la tenue de la planète à l’existence d’un enfer, du fait de pomper à celui d’abîmer le monde, un nœud essentiel et largement problématique se tisse entre les rapports sociaux et le rapport au monde : est-ce à dire que cette inégalité frappante d’une société hiérarchique – il est bien dit que ce sont les « Shadoks du bas » qui font tenir la planète, fonctionner la société, et que les Shadoks du haut n’ont qu’à les maintenir dans un état de satisfaction sommaire pour qu’ils continuent – est directement liée à une réalité naturelle, et qu’il faille faire avec cette inégalité-là sans jamais la réajuster ?

Il apparait dès lors que faire avec le monde, ce n’est jamais seulement s’ajuster à un état de fait mais aussi le pratiquer et le travailler, le changer en l’habitant : en être responsable. On ne saurait se dédouaner des formes que prennent nos sociétés sur les réalités du monde ni justifier les inégalités par un état naturel. On ne saurait dire non plus que les besoins de nos sociétés exigent une nécessaire dégradation du monde – du moins pas décemment.

En réalité même les Shadoks (dont on pourrait croire qu’ils ne sont pas assez intelligents pour voir à long terme) ne se contentent en aucun cas du monde tel qu’il est, et ne se résument pas à une simple communauté pragmatique ou fataliste. Si le monde environnant appelle en effet à cette première articulation des individus Shadoks les uns aux autres, en complaisance avec le monde, ce même monde est aussi le support d’une autre projection, qui est elle capable d’aller bien au-delà du simple faire avec.

En souhaitant un autre monde plus pratique, plus heureux, les Shadoks font société autour de la communauté d’un désir. Ils veulent aller sur la terre. Et s’il faut pomper pour refuser les états de fait, alors ils pomperont sans relâche. À partir de cette simple image (animée), il se dresse cet espace de spéculation théorique que recherchaient les théoriciens du contrat social à travers leurs fictions singulières : l’endroit où développer des analogies, des expériences de pensées, des variations expérimentales.

Il est tout à fait intéressant de penser notre société dans ses similitudes et ses différences avec celle des Shadoks. Mais plus encore, ne nous revient-il pas, plus qu’aux Shadoks, de vouloir habiter la terre, et de refonder notre communauté et nos sociétés dans ce seul désir, de nous faire avec la terre ?

 

Les Shadoks, série animée de Jacques Rouxel, 1968-1973 (trois premières saisons) et 2000 (saison 4).


Rose Vidal

Critique, Artiste

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