Amour et sentiments par temps de confinement
17 janvier 2020
Pressentiments de Nouvel An : Prenez soin de vous, les chéris
Les chéris ? Quels chéris ? Au début, quand cette appellation est apparue sur le Net, j’ai eu du mal à m’y faire. Utiliser ce terme à propos de n’importe qui, j’ai trouvé cela trop familier. Mais si familier soit-il, cela ne l’a pas empêché de croître en popularité, et de s’imposer en un clin d’œil dans tous les milieux, que cela vous plaise ou non. Pas un chat sans qu’on vous donne du chéri : les librairies, les banques, les boulangeries, les salons de coiffure, les pharmacies, les parfumeries, et jusqu’aux publicités indésirables. Il a bien fallu en prendre son parti. Heureusement quand les poux sont trop nombreux on ne les sent plus. Peu à peu je m’y suis habituée et étrangement j’ai vu ce mot d’un autre œil : tout d’abord, c’est un mot commode, un seul caractère en chinois. Et puis vous n’avez pas à hésiter sur le terme d’adresse à utiliser, le même mot convient pour tout le monde, cela simplifie la vie. En outre, jusqu’ici, on ne connaissait pas les formules de politesse, quand on se rencontrait on se contentait d’un « Avez-vous mangé ? ». Même si son apparition a été brutale, ce mot affable est venu opportunément combler un manque. Au besoin, on peut d’ailleurs lui donner un tour ironique. C’est un mot léger qui peut s’appliquer à tout le monde.
Les chéris, donc, écoutez-moi. Aujourd’hui, du fond du cœur, je veux m’adresser à vous, que vous soyez des miens ou que nous ne soyons pas liés par le sang, en ce début de printemps 2020 je vous dis à tous avec gravité : « Prenez soin de vous, les chéris. »
J’ai été malade toute l’année dernière. Une fois en particulier j’ai fait une chute malencontreuse et me suis gravement blessée. Moi qui m’étais toujours crue peu sujette aux maladies, quoique de constitution frêle, voilà que de mauvais pressentiments m’ont assaillie lentement, comme des ombres noires, jusqu’à ce que tout à coup la maladie arrive et me terrasse. Quand vous êtes ainsi terrassé, vous ne pouvez pas compter sur la chance, et ce n’est pas une question de volonté. Le corps est le corps, de la matière pure. Et dès lors que la matière commence à lâcher, vous vous retrouvez brusquement sans défense, comme un nouveau-né. Pendant plusieurs mois, je n’ai rien pu faire au quotidien, je dépendais entièrement des soignants, des parents et des amis qui s’occupaient de moi jour et nuit. Tous se sont dépensés sans compter, et plusieurs mois durant ils n’ont pas réussi à faire une nuit entière. J’en avais le cœur brisé, je craignais qu’ils ne tombent malades de fatigue. Ils pouvaient bien me dire de ne pas m’inquiéter, comment pouvais-je les croire ? Plus ils donnaient de leur personne, plus la malade que j’étais s’en désolait. Certes un malade réclame des soins, mais il est contraire à toute logique que des gens bien portants tombent malades à leur tour pour s’être épuisés physiquement et psychologiquement à le soigner : la maladie d’un seul ne devrait pas entraîner celle des autres. C’était la première fois de ma vie que j’étais confrontée à la question des soins prodigués aux malades.
Au cours de mes réflexions le film de Haneke, Amour, a ressurgi devant mes yeux. C’est l’histoire d’une vieux couple resté uni dans la vieillesse. Or voilà qu’un jour l’épouse contracte la maladie d’Alzheimer. Son époux ne la quitte pas une seconde et lui prodigue des soins attentifs. Mais à la longue, à force de ne plus s’alimenter correctement, de ne plus dormir correctement, à force de stress et d’angoisse, l’époux sombre dans la dépression, il ne peut plus supporter de voir souffrir son épouse et ne peut plus supporter non plus sa propre vie de souffrance. Il finit par étouffer son épouse avec un oreiller et s’enfuit de la maison, sans qu’on sache ce qu’il advient de lui. Le dénouement de ce mariage parfait est déchirant, et tout cela par la faute de la maladie. Et les détails ! Devant tous les détails cruels donnés par Haneke, j’ai dû à de multiples reprises fermer les yeux, mais je savais qu’ils étaient vrais. À présent que j’étais moi-même malade, ce film qui, quelques années auparavant, quand je l’avais vu pour la première fois, m’avait profondément bouleversée, prenait pour moi une résonance toute particulière. Et cette expérience m’a ouvert les yeux. Le moment est venu pour que nous affrontions cette question : comment faire pour que les soins qu’on prodigue à un malade ne ruinent pas la santé de ses proches ?
Amour illustre parfaitement le « syndrome du stress des soignants ». Un problème de santé auquel on prête une certaine attention aujourd’hui dans les milieux médicaux en Europe et aux États-Unis. Des experts estiment que lorsqu’un malade a perdu toute autonomie, il faudrait constituer autour de lui une chaîne de soins, autrement dit inclure dans le périmètre médical non seulement le malade lui-même, mais aussi les parents qui s’occupent de lui. C’est sans doute le seul moyen d’éviter aux gens sains qui s’occupent d’un malade de s’écrouler d’épuisement. Bien sûr, c’est une solution idéale, et malheureusement aujourd’hui encore cela reste un idéal. En Chine, surtout quand un malade réclame des soins constants et une surveillance de tous les instants, même si l’on fait appel à un garde-malade, le poids qui pèse sur la famille est considérable, et leur stress extrême. Quant au malade qui reçoit les soins, il est en proie à des sentiments contradictoires et teintés de culpabilité. Pour tous ceux qui ont vécu cette expérience les souffrances éprouvées sont inexprimables !
C’est pourquoi je vous dis : prenez soin de vous, les chéris !
Cela commence par une prise de conscience : la maladie est une épreuve qui vous tombe du ciel, on ne peut pas la raisonner. Les proches doivent absolument s’en convaincre, de gré ou de force, car c’est la vie !
La vie est imprévisible et inconstante, la maladie peut arriver tout doucement ou éclater d’un seul coup. Tout le monde peut être malade, et tout le monde peut se trouver dans la situation d’avoir à soigner un malade. C’est pourquoi, les chéris, ne vous laissez pas aller à vos sentiments en accompagnant le malade jour et nuit sans penser à rien d’autre, n’ayez cure de ce qu’on dira de vous, n’ayez pas peur qu’on vous accuse d’être sans cœur et de faillir à vos devoirs. Il ne faut pas vous laisser prendre en otage par quelque considération morale que ce soit. Il faut prodiguer des soins lorsque c’est nécessaire, mais aussi se nourrir quand il le faut, dormir quand il le faut. Et surtout ne pas présumer de ses forces. Retenez bien cela, les chéris : vous ne pourrez continuer à vos occuper de vos proches qui sont malades qu’aussi longtemps que vous serez vous-mêmes en bonne santé. Face à la maladie, tout un chacun, aussi bien les malades que les gens bien portants qui s’occupent d’eux, doit s’appliquer à mener une vie régulière et à rester optimiste. Au fond c’est cela le véritable amour, un amour banal et douloureux. C’est un objectif extrêmement difficile à atteindre et qui exige un effort de tous les instants.
2 février 2020
Amour et sentiments par temps de confinement
En cette nuit du 22 janvier 2020, dans la conurbation de Wuhan, il était écrit que personne ne dormirait ou que personne du moins ne trouverait facilement le sommeil.
Ce fut une nuit exceptionnelle. Peu avant 23 h 00, j’ai reçu un appel urgent de mon unité de travail : à partir du lendemain, les habitants de Wuhan seraient confinés. Confinés à l’intérieur de leur propre logement, et cela pour une durée de quatorze jours, soit pendant la période d’incubation maximale du coronavirus, afin qu’on puisse déterminer s’ils avaient été ou non infectés, et qu’on puisse en conséquence identifier les gens malades.
Enfin ! Enfin ! Enfin le confinement était décrété !
L’angoisse que j’éprouvais depuis le début de l’épidémie était enfin un peu calmée. Les principes de base en matière de prévention se résument dans la formule dite des « quatre tôt ». Moi qui ai exercé comme médecin spécialiste de la prévention des maladies infectieuses, je me les récitais sans cesse quand j’étais étudiante. Des quatre, « confiner tôt » est d’une importance capitale pour bloquer les maladies infectieuses virulentes. En dépit des progrès de la science contemporaine, le confinement précoce reste à l’heure actuelle la méthode traditionnelle la plus efficace. Pour une raison simple et très triviale : ce nouveau coronavirus veut nous manger et nous devons nous cacher pour qu’il ne nous mange pas ! Il se sert de chacun de nous pour se transmettre aux autres, il nous faut donc nous isoler pour qu’il ne se serve pas de nous ! C’est seulement si on le bloque de la façon la plus stricte possible qu’on a une chance d’interrompre la chaîne de transmission du virus, ce qui conduira à son inactivation.
Le bouclage de la ville a commencé et les jours se sont écoulés. Un jour, trois jours, six jours, onze jours. Au fur et à mesure que le temps avançait, l’angoisse m’a reprise. Peut-être parce que mon ancien métier m’y a aidée, j’ai compris très rapidement ce que signifierait le confinement et j’ai appris très vite à l’appliquer strictement pour moi-même. J’ai aussitôt divisé en portions pour quatorze jours les vivres dont nous disposions à la maison. Nous avons mangé un peu moins chaque jour, et le plus simplement possible, de façon à ne pas avoir à sortir pour faire des commissions. La raison là encore en est simple est triviale : si une seule personne compte sur la chance pour tenter une sortie sans qu’il ne lui arrive rien, tout le monde voudra l’imiter. Et si, dans cette ville gigantesque, avec cette population gigantesque, tout le monde sort de temps en temps pour faire ses commissions pendant la période de confinement, la contamination peut reprendre à plus grande échelle encore et les résultats obtenus antérieurement seront réduits à néant. Pire encore, c’est au nom d’un amour mal compris que les gens ruinent les effets du confinement. Pendant un temps, ils ont été un nombre incalculable à publier un nombre incalculable de messages bourrés de bons sentiments sur WeChat, Douyin et Weibo : les supermarchés continuent à vendre, c’est une énorme preuve d’amour ; les petits commerçants continuent à sortit leurs étals, c’est aussi une façon de préserver le lien social ; sortir soi-même et faire les courses pour toute la famille, c’est une courageuse manifestation d’altruisme. Encore plus nombreux ont été les matamores sans cervelle qui ne se sont pas contentés de follower, mais sont sortis faire des courses. Certains d’entre eux ont été contaminés dès leur première sortie et à lui tout seul chacun en a contaminé plusieurs autres. Les chiffres d’aujourd’hui sont sans appel : après 11 jours de blocage l’épidémie continue à s’aggraver ! Quand je vois toutes ces manifestations publiques d’amour et tous ces gens qui, se croyant malins, ont montré qu’ils n’avaient rien compris au confinement, tous ces gens qui étalent leur prose sur le Net et se répandent en déclarations enflammées j’en ai les larmes aux yeux. Le clair de lune, telle une eau claire, baigne ma robe sombre[1].
L’amour et les sentiments sont de bonnes choses, mais il ne faut pas en faire un mauvais usage. Surtout à cette heure où sévit une maladie contagieuse virulente, où ce nouveau coronavirus féroce a déjà englouti sans crier gare tant de vies. Réveillez-vous donc ! Pour votre sécurité et celle de votre famille, pour la survie du groupe, ne pouvez-vous pas vous taire et vous tenir tranquilles ? Ne pouvez-vous pas tempérer votre enthousiasme et vous abstenir de le répandre autour de vous pour aider concrètement à prévenir la maladie ? Par exemple, contactez vos comités de quartier et vos syndics, groupez-vous pour faire vos commandes et faites-les vous livrer directement par véhicules désinfectés : une fois ceux-ci repartis, chaque famille à tour de rôle viendra récupérer sa part, et pour payer il suffira de scanner un code. Une désinfection soigneuse en guise de protection, des achats sans contact, voilà qui est réalisable si tout le monde collabore. Le confinement, c’est la guerre ! Cette guerre exige que nous nous débarrassions de l’amour et des sentiments sans valeur parce que fondés sur l’ignorance ! Ce n’est qu’en appliquant le confinement dans sa plus grande rigueur que l’humanité a une chance de remporter la victoire !
11 février 2020
Pardon pour le souci qu’on vous cause !
La première période de confinement de 14 jours est passée, et l’épidémie ne fléchit toujours pas à Wuhan. La réalité est froide et cruelle, et la théorie est grise : la période maximale d’incubation est-elle bien de 14 jours ? Apparemment nous n’avons pas compris ce qu’était cette nouvelle maladie infectieuse. Apparemment nous ne pourrons pas nous contenter de nous appuyer sur notre expérience antérieure en matière de prévention et de traitement des maladies infectieuses. Apparemment nous ne pouvons plus conserver la moindre parcelle d’illusions. Face à la propagation violente et insidieuse du nouveau coronavirus, nous ne pouvons que poursuivre le confinement ! Appliquer un confinement de fer ! Un confinement total sans le moindre contact d’homme à homme est une urgence absolue, d’une importance extrême. Oui mais, il n’y a plus rien à manger à la maison.
L’être humain doit manger, c’est aussi un principe contre lequel on ne peut aller. Il faut aller faire ses courses au supermarché, et pourtant il ne faut pas aller au supermarché ! Si dans chaque famille une personne sort tous les trois jours pour s’approvisionner, dans cette métropole où la population se compte en dizaines de millions d’habitants, combien de personnes vont se retrouver ensemble au supermarché ? Qu’un seul porteur asymptomatique du virus se trouve parmi la foule des clients, et je préfère ne pas imaginer l’ampleur que l’épidémie prendra ! En tant qu’habitante d’une zone très touchée, c’est ce qui m’inquiète vraiment. Ces jours derniers, je me suis épuisée à lancer des appels aux responsables concernés, par l’intermédiaire des nouveaux médias et des médias traditionnels de tout le pays, en envoyant depuis mon téléphone portable des messages par WeChat et des SMS, ou bien directement par téléphone, en appelant le Q.G. de la prévention et du contrôle et la hotline du maire. Mais, mais ! si tous m’ont assuré de leur compréhension, mes appels sont restés lettre morte. La livraison sans contact de nourriture sous forme de plateaux repas était difficile à mettre en œuvre. Sur les vidéos je voyais des flots de gens jouer des coudes dans les supermarchés, et de temps en temps on assistait à des tragédies, à moins que ce ne soient des comédies : des gens se disputaient des produits, en arrivaient aux mains, s’arrachaient mutuellement leurs masques. Je ne pouvais que soupirer.
Chez moi, c’était pareil. Les provisions pour 14 jours étaient épuisées. Mais quoi qu’il arrive, je resterais inflexible ! Nous n’irions pas nous mêler à la foule du supermarché ! Soyons honnête cependant, si nous nous étions trouvés totalement sans ressources, je ne suis pas certaine que nous aurions pu continuer à nous confiner.
Mon courage et mon assurance ne sont pas venus de ma force d’âme, mais de l’aide désintéressée de mes proches et du soutien désintéressé de l’ensemble de la société. Alors que nous étions sur le point de manquer de vivres, des proches de Chine et de l’étranger ont aussitôt traqué inlassablement, jour et nuit, les liens de sites de vente en ligne de produits alimentaires pour nous les envoyer. Ce sont ensuite des habitants de ma résidence que je ne connaissais pas, et dont je n’avais jamais vu que les alias sur WeChat, qui se sont empressés de diffuser des adresses de magasins en ligne. Mieux encore, des voisins que nous n’avions jamais fréquentés nous ont envoyé spontanément des codes QR à flasher pour effectuer une commande groupée, de sorte que nous puissions atteindre un montant suffisant pour être livrés en priorité. Parmi nos voisins, certains qui partageaient mon point de vue sur la nécessité d’un confinement strict sont immédiatement passés à l’action, ils ont mobilisé leurs réseaux personnels, contacté à droite et à gauche des entreprises vendant des légumes pour qu’elles nous préparent des paniers, nous permettant ainsi de faire des achats sans contact. Lorsque nous avons reçu les paniers, nous nous sommes envoyé des smileys sur WeChat, nous nous sommes remonté le moral mutuellement : On peut tenir encore 14 jours, il n’y a plus de problème ! C’était une phrase tellement banale, c’étaient des sites et des applis tellement secs, et pourtant, en cet instant exceptionnel, ils rayonnaient et réchauffaient le cœur, et j’en ai eu les larmes aux yeux.
L’épidémie à Wuhan a ému tout le monde. Des amis, anciens ou nouveaux, qui n’avaient pas donné signe de vie depuis des années, se sont manifestés : certains ont envoyé par courrier express des masques et des médicaments, certains nous saluent tous les jours, et tous les soirs ils affichent une petite lumière porte-bonheur, tandis que d’autres nous envoient de temps en temps de la musique et des histoires drôles, de peur que nous ne nous ennuyions trop à la maison. Bien sûr, je sais qu’en réalité, chacun dans sa ville est confronté de la même façon à la menace de l’épidémie, que chacun est plus ou moins en danger. Mais c’est ainsi, tout le monde à chaque instant nous accompagne et nous aide. Qu’est-ce que l’entraide ? Pour la première fois de ma vie, j’en fais l’expérience. Il y a aussi cette maison d’édition chinoise qui a voulu d’urgence republier mon Chaos au temps du choléra[2] et l’a sorti en un temps record, tandis que les éditions Himalaya en fabriquaient un livre audio, en un temps record également. Les cercles d’édition étrangers ou basés à Hong Kong ou à Taïwan, les traducteurs étrangers, qui, jusqu’ici, restaient discrets en dehors des périodes où un ouvrage doit paraître, se manifestent eux aussi, ils m’envoient sans arrêt des mails pour prendre régulièrement de mes nouvelles et me souhaiter bonne santé. Qu’est-ce que l’amitié entre frères d’armes ? Pour la première fois de ma vie, j’en fais l’expérience.
Et surtout il y a ces équipes médicales et ces unités médicales de l’armée venues des quatre coins du pays, qui ont accouru par vagues pour soutenir Wuhan. On ne dira jamais assez la somme de difficultés et de fatigue qu’elles ont eu à subir à Wuhan et au Hubei. Ce n’est pas un jeu d’enfant, elles risquent tout bonnement leur vie ! Hier on a vu des équipes médicales arriver à l’aéroport, le comité d’accueil était en retard. Les images ont défilé soudain en direct sur mon téléphone portable. À cet instant, je ne suis pas la seule à m’être sentie coupable et honteuse. Les quelque deux cents habitants de ma résidence étaient bouleversés. L’un après l’autre ils ont tous exprimé leurs regrets et leur sentiment de culpabilité. Ils s’en voulaient amèrement pour eux-mêmes et pour notre ville, qu’on n’ait pas été capable d’accueillir correctement ces gens formidables. Aujourd’hui je voudrais, avec ces voisins que je ne connais pas, dire à la face du monde : pardon pour le souci qu’on vous cause, nous vous saluons bien bas, nous vous exprimons notre respect éternel, nous vous présentons nos plus humbles excuses. Pardon pour le souci qu’on vous cause à tous !
Face à la catastrophe, chacun de nous devrait prendre conscience de ses responsabilités. Le ciel en soit témoin : nous avons reconnu nos fautes, nous sommes humbles, nous sommes respectueux, nous nous repentons.
Pardon, amis et voisins, pour le souci que je vous cause à tous !
Pardon, sociétés de livraison et petits livreurs, personnel dévoué de la résidence, pour le souci que je vous cause à tous !
Pardon à tous ceux, en Chine ou dans le monde, qui s’inquiètent pour moi et qui m’aident, pour le souci que je vous cause à tous !
Pour cette raison, le moins que je puisse faire pour vous exprimer ma gratitude, c’est de rester à la maison, c’est de rester confinée.
Pour cette raison, je dois mobiliser le silence et la ténacité que je néglige habituellement, et dans le silence et la ténacité, me confiner et aider les autres : l’agitation et l’arrogance stupides et aveugles ont duré trop longtemps, trop longtemps, pardon !
19 février 2020
À cet instant, nous en sommes à 28 jours de confinement !
À cet instant, le ciel est en train de s’assombrir, le crépuscule approche. Je me tiens debout devant la fenêtre et je regarde en souriant le bâtiment d’à côté. Si je continue à sourire, c’est de peur qu’il n’arrive quelque chose. Dans le bâtiment d’à côté, un vieil homme a ouvert sa fenêtre et il a crié vers l’extérieur d’une voix tremblotante : « Quand est-ce que ça va finir ? Quand est-ce que ça va finir ? » Je l’ai entendu, et je me suis précipitée à la fenêtre. Je l’ai ouverte et j’ai cherché le regard du vieil homme, je lui ai fait un signe de la main : « Eh, pépé. » J’ai pris ma voix la plus douce et la plus posée pour l’interpeller. L’angle est trop fermé pour que je puisse être certaine qu’il m’a vue. Alors je m’efforce de faire durer mon sourire jusqu’à ce qu’il finisse par se tourner vers moi. Puis le vieil homme arrête de crier, il referme la fenêtre et s’en éloigne. Mais je ne suis toujours pas tranquille et je m’empresse de composer le numéro d’urgence du syndic pour demander qu’on monte à l’étage et qu’on aille frapper à sa porte pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’un vieillard isolé. Qu’on lui demande si tout va bien, s’il n’a pas besoin de quelque chose qu’on pourrait lui procurer. Le syndic prend les choses au sérieux et accepte d’aller voir aussitôt. Sur ces entrefaites la nuit est tombée. À cet instant nous en sommes au 28e jour du confinement. L’inquiétude et l’impatience commencent à gagner le cœur de tous, nous avons de plus en plus d’ennemis à affronter, y compris les ombres qui s’élargissent peu à peu en nous-mêmes.
À cet instant, le nouveau coronavirus fait toujours rage et à Wuhan on s’est enfin résolu à mettre en place les mesures de confinement et de contrôle les plus strictes depuis le début de l’épidémie : tous les cadres et les employés ont été dépêchés dans les quartiers, le nombre de lits d’hospitalisation augmente tous les jours, et le personnel soignant en première ligne risque sa vie pour porter secours aux malades. La lutte entre l’homme et le nouveau coronavirus a atteint son paroxysme : aucun des adversaires ne parvient à prendre la main. À cet instant, on ne peut pas se permettre le moindre relâchement. Mais voilà, au bout de 28 jours de confinement, il y a des gens qui n’en peuvent plus de devoir rester chez eux, il y a des gens qui cherchent par tous les moyens à s’échapper, il y a des gens qui n’en peuvent plus des plats trop simples qu’on leur livre et qui voudraient manger du poisson frais, de la viande fraîche et des nouilles sèches[3] fumantes. Il y a même des gens qui sortent faire un tour avec leurs enfants en prétextant : « Il n’y a pas de raison d’avoir peur, il suffit de faire un peu attention. On va devenir dingues si on reste enfermés à la maison. » Sincèrement, ce type de comportement a de quoi vous taper sur les nerfs et vous mettre en colère ! Les faits sont pourtant clairs : si on ne bloque pas complètement la transmission d’homme à homme, les conséquences risquent d’être terribles. J’ai été interviewée par un journaliste de mes amis, et j’ai déclaré pour rire que si cela ne tenait qu’à moi, tous ces gens qui ne sont pas conscients des dangers, je les assommerais, je les traînerais jusque chez eux, je leur laisserais de quoi manger pendant huit jours et je scellerais leur porte. C’était une plaisanterie, mais ce qui n’en est pas une, c’est qu’à cet instant, si certains ne tiennent pas à la vie et menacent en même temps celle des autres, la seule solution est de les contraindre à tenir à la vie. Quoi qu’il en soit, je n’ai bien entendu assommé personne, au contraire, à cet instant je continue à sourire à un vieil homme que je ne connais pas et à lui faire signe de la main, en espérant que cela le réconfortera.
À cet instant, la vie quotidienne n’est plus la vie quotidienne au sens ordinaire du mot, il ne s’agit plus que de préserver la vie. À cet instant, quand nous voyons une petite fille dont la mère a été emportée par le virus courir derrière l’ambulance en sanglotant, ce n’est plus un accident ordinaire de la vie, il nous faut nous précipiter vers elle sans attendre, la prendre dans nos bras, lui mettre un masque et arrêter au plus tôt ses cris et ses pleurs de peur que le virus n’en profite pour s’introduire dans sa gorge ouverte et dans ses poumons. À cet instant, nous sommes tous la mère de cette enfant, nous ne sommes pas simplement en train d’enregistrer une vidéo.
À cet instant, il n’y a qu’un principe suprême, c’est de protéger la vie, et pour cette raison il nous faut agir autant que nous le pouvons, aider autant que nous le pouvons. La base de tout, c’est d’adopter un bon comportement. À cet instant, l’heure est venue que j’existe pour les autres, et les autres pour moi. Il faut que les forces de tous convergent dans la puissante volonté commune de l’humanité afin que nous reconquérions nos vies ! Que nous reconquérions l’honneur de l’humanité ! Que les vies perdues ne l’aient pas été en vain !
À cet instant, la sérénité est notre salut, la raison, notre force, le courage, notre nécessité, et la résistance, notre lot. Une nouvelle aube arrive, j’ouvre les rideaux, l’est a blanchi et le soleil se lève comme à son habitude. À cet instant, nous devons supporter la tristesse, surmonter la peur et attendre l’espoir du dehors.
15 mars 2020
Un cinquantième : une journée-type
Ce n’est pas le pire jour, dans ce confinement qui dure déjà depuis une cinquantaine de jours.
Ce n’est pas le meilleur jour, dans ce confinement qui dure déjà depuis une cinquantaine de jours
Ces cinquante jours vont bientôt en devenir soixante, quel jour sortira-t-on du blocage ? Encore une variable. Dans les hôpitaux il y a encore plus de dix mille cas confirmés. Heureusement, le nombre de nouveaux cas se réduit progressivement. « Nouveaux cas » est devenu l’expression qui vient en tête des commentaires pour les dizaines de millions d’habitants que compte Wuhan. Chaque jour, à peine ont-ils ouvert les yeux qu’ils vont voir les chiffres. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi Wuhan ? Pourquoi moi ? Pourquoi subitement ce nouveau coronavirus est-il apparu ? Pourquoi cette terrible épidémie a-t-elle commencé à envahir le monde ? Des pourquoi à n’en plus finir !
L’épidémie a d’ores et déjà dépassé notre compréhension de la contamination et des maladies. La vie a d’ores et déjà dépassé notre expérience de la vie. Le monde a d’ores et déjà dépassé également notre vision du monde. Repliés entre nos quatre murs, les membres entravés, notre cerveau s’agite et si l’on n’y prête pas attention on risque de se poser trop de questions. Mais quel sens cela a-t-il de se poser des questions ? Aucun. Nos questions, le plus souvent, se heurtent aux murs et retombent à terre l’une après l’autre. Mieux vaut rester confiné dans son petit espace. Un brin de paille de riz emporté dans un tourbillon immense n’a aucune idée ni de la profondeur, ni du diamètre de celui-ci. Il se contente de tourbillonner, soumis à la puissance de cette force obscure. En définitive que s’est-il passé ? Comment ce virus, ce simple petit assemblage de molécules de protéine qu’on ne peut même pas considérer comme un être vivant, peut-il être aussi redoutable ? Pourquoi ? L’humanité n’a-t-elle pas d’autre solution que de battre en retraite, de s’enfermer dans son cocon, de se soumettre sans résistance ? C’est inconcevable !
S’il est difficilement supportable de rester confiné pendant plus de cinquante jours, le plus difficile est d’ordre psychologique.
Tout comme de nombreuses personnes à Wuhan, je me suis inventé une formule magique contre l’épidémie, mais la mienne est sans doute parmi les plus faibles : elle s’apparente à la politique de l’autruche. Puisque les moteurs de recherche sur Internet s’entendent à exploiter les tendances naturelles des gens pour capter le plus de clics possible — les gens sont naturellement attirés par ce qui est le plus tapageur, les émotions fortes, les paroles exagérées, les propos alarmistes et les conclusions sensationnelles —, je fais le maximum pour ne pas flooder. Comme je ne contrôle pas l’exactitude ou la fausseté de ce flot d’informations, ce sont mes doigts que je contrôle. Je supprime directement certaines informations et je sélectionne celles sur lesquelles je clique. Je n’accorde pas ma confiance d’emblée à une information, mais j’y regarde à deux fois pour ne pas réagir trop fortement et trembler du matin au soir. Je me refuse aussi à forwarder des scènes sanglantes afin de ne pas aggraver le mal : les êtres humains sont faits de chair et de sang, la grande majorité d’entre eux ne supportent pas de voir ou d’entendre des choses horribles. Ils risquent d’avoir des réactions négatives qui se retourneront contre eux, affecteront leur santé ou agiront sur eux par autosuggestion : ils auront l’impression que le nouveau coronavirus est partout autour d’eux, ils se croiront malades même s’ils ne le sont pas. S’il est pénible de rester confiné depuis plus de cinquante jours, il y a encore plus pénible : avoir à regarder sans arrêt son téléphone portable en tremblant, les doigts crispés. Il y a beaucoup d’informations que sur le coup on voudrait s’empresser de partager, mais qu’à la réflexion on préfère ne pas forwarder telles quelles. Je m’applique toujours autant que possible à préserver les autres, mais qui sait si ce faisant je ne me voile pas la face, si je ne me fais pas illusion à moi-même ? Au cours de la journée, je passe par toutes les émotions, tout se brouille dans mon esprit.
Ce n’est pas le meilleur jour, ce n’est pas le pire non plus, c’est un jour type.
Le matin. – Le matin je me réveille d’un cauchemar. Il me faut un long moment pour reprendre mes esprits. Dans les fragments de mon cauchemar, il y a généralement des images noires liées aux effets dévastateurs du nouveau coronavirus sur les humains. Il faut que je m’en délivre, que je les chasse. Je dois mettre en mouvement mes bras et mes jambes, allez ! Du nerf ! Je me masse aux points d’acuponcture, depuis le point yongquan jusqu’au champ de cinabre, et plus haut encore jusqu’au point yamen et au point yintang[4]: j’utilise la médecine traditionnelle pour me tenir en forme et la médecine occidentale pour me soigner.
Ensuite. – J’allume mon téléphone portable. Il faut absolument que je le consulte, même si je n’en abuse pas. Ne serait-ce que parce que toute ma famille, mes proches et mes amis sont là. J’efface directement un tas d’informations, mais celles qui restent suffisent à mettre mon cerveau en ébullition, et il me faut à nouveau un moment pour reprendre mes esprits. Allez, on y va, je me secoue en frappant fort dans mes mains, comme je le faisais autrefois pour appeler mon chien.
Ensuite. – Achat groupé de nourriture et achats en ligne. Plongeons-nous dans la vie et activons-nous ! Ce terme de « groupe » n’a jamais été autant employé, et il peut faire fonction à la fois de nom et de verbe. Il s’emploie comme nom dans « groupe d’achat de légumes », « groupe d’achat de fruits » ou « groupe d’achat de côtelettes ». Comme verbe, dans « constituer un groupe d’achat », « le groupe d’achat a-t-il réussi » ? Comme on manque de tellement de choses, il y a donc toutes sortes de groupes d’achat. Un groupe pour ceci, un groupe pour cela. On s’inscrit les uns après les autres, on scanne les codes, on paye, on envoie la capture d’écran, on vérifie. Encore et encore. Jusqu’à en avoir la tête qui tourne. Merci la faim ! S’il n’y avait pas ce mobile plus fort que tout qui pousse à manger quand on a faim, s’il n’y avait pas ce travail forcé auquel on est contraint si on veut avoir quelque chose à manger, s’il n’y avait pas ces trois repas quotidiens qui vous occupent une grande partie de votre temps, détournent efficacement votre attention et consomment une partie de vos forces, comment supporterait-on ce confinement interminable à la maison ? Merci à la faim qui nous oblige à manger !
Ensuite. – Les achats groupés de l’avant-veille sont arrivés. Un grand sac, plus de cinq kilos, cinq ou six sortes de légumes. Je me trouve confrontée à une épreuve terrible : je n’ai qu’un seul réfrigérateur, pas si grand que cela. Comment trier et entasser les légumes pour que tout tienne ? Comment ranger et emballer autrement les différents légumes pour qu’ils se conservent plus longtemps ? Zut, les pommes de terre ont commencé à germer ! Il faut prendre le mal à la racine, arracher les germes, passer les pommes de terre au feu, les envelopper une par une dans du film alimentaire et les placer dans la zone à 7 degrés du réfrigérateur. Si cette fois-ci, j’ai appris quelque chose, c’est à quel point la nourriture est précieuse. La ville de Wuhan est à l’arrêt. Beaucoup de denrées proviennent de l’aide et des dons d’autres provinces. C’est le résultat des efforts et de la générosité d’innombrables personnes. Aucun grain ne saurait être gaspillé. Il serait désolant de gaspiller. Gaspiller serait un crime.
Ensuite. – Désinfecter. Je prépare du désinfectant en injectant au moyen d’une seringue une dose précise de produit pur dans de l’eau. Je le pulvérise partout, à la porte d’entrée, aux portes intérieures, dans les escaliers de l’immeuble et dans l’ascenseur. Bien que la résidence soit désinfectée tous les jours, je repasse soigneusement derrière. Je ne suis tranquille qu’après l’avoir fait moi-même. J’insiste sur la salle de bain et la cuvette des toilettes. Il paraît que les matières fécales peuvent être une source de contamination, pour autant je n’ai jamais vu procéder à une inspection de la fosse septique et des canalisations. Je fais donc ma propre inspection, en bouchant chez moi les grilles d’évacuation d’eau quand je soupçonne qu’il n’y a pas de siphon dessous. J’ai encore en tête la façon dont, il y a 17 ans, le SRAS avait contaminé Amoy Gardens, à Hong Kong. Je me répète malgré moi : on ne sait jamais.
L’après-midi. – C’est le moment où l’on répond aux gens qui prennent des nouvelles de vous et où l’on demande de leurs nouvelles aux autres. J’appelle mes parents tous les jours, je chatte avec mes amis et mes proches, je recommande à mes amis médecins qui sont en première ligne de bien se protéger. J’encourage mes amis hospitalisés, je leur souhaite de se rétablir bien vite. Il y a aussi ceux qui sont au loin ou à l’étranger, ceux avec qui je n’ai pas généralement de relations suivies. À présent je les salue presque tous les jours, je ne me sens pas rassurée tant que je n’ai rien reçu d’eux, on se donne rendez-vous même sur l’espace virtuel.
Ensuite. – Assise tranquillement dans le soir qui tombe je regarde au loin, et des vœux silencieux montent dans mon cœur. Depuis tous ces jours il y a trop de malheurs, trop de méchanceté, trop de haine, trop d’ignorance, trop de méfiance, trop de polémiques, trop de propos absurdes, et pour cette raison j’ai à contrecœur blacklisté des amis de longue date. On est bombardé de toutes sortes d’informations, ce qui conduit à de constants déferlements d’injures : con par-ci, con par-là. Il faut que je me calme, que je me calme, que je me calme. Je veux aujourd’hui de tout mon être m’ouvrir à ce qu’il y a de bon en l’homme et vous l’offrir, je veux faire de toutes mes actions de ce jour une prière au ciel et vous l’offrir : Portez-vous bien ! De grâce, portez-vous bien – @ chers tous !
Le soir. – J’éteins mon portable avant 22 h 00. Je me sépare de mon portable, je me coupe de sa lumière bleue. J’écoute encore un peu de musique, je prends quelques notes, je lis un peu et je m’efforce de trouver le sommeil. J’espère qu’il n’y aura plus de cauchemars. Si seulement la sagesse revenait avec l’aurore.
12 avril 2020
À la Terre : je pense à toi
Autrefois, lors de la fête de la Pure Clarté[5], j’achetais toujours un peu de monnaie de papier. Quand le soleil déclinait et que la nuit tombait, je descendais de mon logement, et je cherchais un endroit à ciel ouvert, un endroit où l’on a les pieds sur terre, comme on le dit dans le langage courant. Je dessinais par terre quelques cercles en fonction du nombre de proches décédés et je faisais brûler quelques liasses de monnaie de papier. Tout en activant le feu, je joignais les mains en signe de respect et je psalmodiais. C’était comme si les morts étaient devant moi. Je leur tenais des propos banals : Tout va bien de l’autre côté ? Il ne te manque rien ? Tu as assez d’argent ? Et je terminais invariablement par une prière fervente pour que nos ancêtres, depuis l’au-delà, protègent nos enfants afin qu’ils grandissent en bonne santé et nous protègent tous afin que nous soyons sains et saufs. Je restais près du feu qui s’éteignait lentement, je regardais le vent nocturne qui soufflait par vagues, emportant les cendres tourbillonnantes de la monnaie de papier, et je me sentais soulagée et rassérénée, comme si, entre les générations passées et la vie présente, il y avait une symbiose et un dialogue ininterrompus. C’était là un rite simplifié tel que le pratiquent les habitants des villes d’aujourd’hui, lorsqu’ils vivent trop loin des tombes de leurs ancêtres ou lorsque celles-ci ont été déplacées. Un rite certes extrêmement simple, mais qui n’en constitue pas moins un modeste témoignage d’affection.
Cette année, pour la fête de la Pure Clarté, comme le blocage de la ville de Wuhan n’a pas été levé et que les quartiers sont toujours bouclés, il n’y avait aucun endroit où acheter ou bien brûler de la monnaie de papier. La différence, surtout, c’est que depuis le début de l’hiver et jusqu’à aujourd’hui, le nouveau coronavirus vole des vies tous les jours. À la fête de la Pure Clarté de cette année, un seul jour n’a pas suffi pour contenir tous ces flots de souffrance et de larmes. Cette année, nous avons eu une saison de la Pure Clarté, et pendant cette saison de la Pure Clarté, j’écris tous les jours. Je veux chaque jour faire de ce que j’écris un sacrifice de la Pure Clarté, pour les générations successives de mes ancêtres, pour mes amis morts dans la pandémie, pour les dizaines de milliers de victimes du virus, hommes et femmes, jeunes et vieux, qui ont vécu à Wuhan, dans tout le pays et même dans le monde entier. Pour eux j’écris cette oraison : Partez tranquillement ! Reposez dans les bras du Seigneur !
Que les morts reposent en paix, et que les vivants prennent soin d’eux. Quand je dis ici « prendre soin », ce n’est pas une formule de politesse banale. Il faut donner à ces mots tout leur poids : tous les vivants de ce monde sont arrivés au moment critique où ils doivent prendre soin d’eux dans le strict respect des règles. En réalité la pandémie continue à s’étendre. La catastrophe se poursuit. Des vies se perdent encore. Le 8 avril, on a levé les barrages sur les voies qui permettent de quitter Wuhan, mais les quartiers d’habitation sont toujours étroitement surveillés. Actuellement, certaines expressions sont employées à haute dose : asymptomatique, réinfection, contact rapproché, importation, rebond, etc. Cela suffit à démontrer qu’il ne faut pas crier victoire trop vite, que l’optimisme béat n’est pas de mise, que nous ne devons pas nous enflammer et agir à la légère, sortir pour acheter des nouilles sèches chaudes, pour voyager ou pour rencontrer des amis. Ce dont il faut prendre soin avant tout, c’est de notre monde spirituel, et de notre état d’esprit au sein de ce monde. À cet égard, Bai Yansong[6] a eu des mots très justes. Je vais me permettre de citer un SMS qu’il m’a envoyé. Yansong compte parmi les personnes les plus obstinément réfractaires à WeChat. Aujourd’hui encore il persiste à envoyer des SMS sur son portable : « … En ce moment, nous n’avons jamais été aussi près de la victoire, et pourtant c’est le moment le plus difficile. Prenons soin de nous. Il est possible que parfois nous n’ayons pas réussi à améliorer les choses, mais au moins avons-nous essayé de ne pas les rendre plus mauvaises, aussi… prenons soin de nous ! » Si les propos de Yansong sont justes, c’est parce qu’il voit les choses de haut. Je prends toujours connaissance de ses messages avec profit. Si j’ai rendu public ce message privé, c’est dans l’espoir que davantage de gens en tireront bénéfice comme moi. À l’heure où nous souffrons et où tous les êtres humains sur terre souffrent avec nous, il faut garder un état d’esprit sain, ne surtout pas oublier que les vies de tous les êtres humains sont reliées entre elles, que quand une est touchée elles le sont toutes ; ne surtout pas oublier que nous ne devons pas, par négligence, rendre les choses pires qu’elles n’étaient. C’est à cette condition que nous serons dignes de cette terre qui nous porte, qui nous nourrit, et des espoirs ardents que nos ancêtres ont placés en nous, leurs enfants et leurs petits-enfants.
Finalement que va-t-il advenir de cette pandémie ? Je préfère ne pas trop y penser. En cette saison de la Pure Clarté, je me tiens souvent la tête baissée, et mes larmes tombent dans la poussière. Je pense à toi, Terre, à laquelle sont retournées tant de générations d’êtres humains. Terre magique, puisque tu me flagelles, accepte mes remords, accepte et console mon chagrin, accueille ma mort et soutiens ma renaissance. Je pense à toi, Terre, continue de nous offrir de la terre fertile et de la nourriture, des fleurs fraîches et du bon vin, à nous offrir les joies du travail, la gaieté et les rires. Je suis prête à graver dans mon esprit la douleur térébrante de cette terrible catastrophe. Je suis prête à redevenir un enfant, à connaître la peur, à étudier dur, à entretenir la bonté de l’innocence et à grandir pas à pas jusqu’à devenir quelqu’un de bien. Je t’en prie, Terre, aie confiance de nouveau en l’humanité.
Supplément « La Coupe de jade » du « Xinmin Evening News » (Shanghai), rubrique spéciale de Chi Li.
Traduit du chinois par Angel Pino & Isabelle Rabut.
La publication de ce texte de Chi Li prend place dans le cadre du partenariat d’AOC avec les Assises internationales du roman organisées par la Villa Gillet (Lyon), du 11 au 17 mai 2020. Contribuant à la réinvention numérique du festival, AOC a commandé à des auteurs internationaux un texte sur la thématique 2020 : « Le temps de l’incertitude. » Chaque jour sera publié un texte différent.