Vivre distancément
La France, à l’instar de plusieurs autres pays du monde entier, a été plongée, à partir du 17 mars 2020, dans un confinement quasi total en raison de la pandémie de COVID-19 (coronavirus) occasionnant, outre une désertion sans précédent notamment des entreprises, des lieux et espaces publics – en parfaite asymétrie avec la sur-fréquentation des commerces de première nécessité –, un recours (magnarum) intensif aux pléthores d’outils et moyens de télécommunication actuels, combinant les « nouveaux » (appels visio, vidéoconférences, tchats, réseaux sociaux de tous types, etc.) et les « anciens » (tel le bon « vieux » téléphone), en vue, déjà, de tenter d’assurer une sorte de « continuation », de « prolongation » des échanges et relations familiaux et professionnels à distance.
Fort de ce contexte, chacun s’est employé, entre deux télé-correspondances, à aménager les cadres et situations pratiques (souvent séquencées à la journée) d’une vie tout spécialement écartée, cantonnée à domicile (claquemurée au sein de ce qui s’apparentait dès lors à un confinarium domestique) regroupant possiblement enfants, parents et parfois grands parents.
Etaient en vue, primo, l’adaptation (immanquablement précaire) de la domus ou logement d’insula [1] – les villae étant, pour ainsi dire, moins sujettes à transformation – aux contraintes ici spécifiques d’habitation, de fonctionnement, au sens large (réinstallation, réagencement, réarrangement), deusio, le maintien, pour chacun, d’une existence aussi active que permis, pour la sauvegarde d’une vie proprement relationnelle non par unique convenance ou agrément personnel (celui du simple plaisir de se retrouver), cela s’entend, mais bien par nécessité, tenant plus que jamais autrui comme « pièce maîtresse de [son] univers », comme l’exprime Michel Tournier.
Ainsi, s’avançaient les conditions, que l’on se figurera momentanées, d’une vie manifestement autre, se devant donc de respecter de la distance entre toutes et tous sans, pour cela, devenir réclusionnaire, condamnant à l’isolement, au retirement. Momentanée, temporaire ou encore provisoire, c’est bien, en effet, ainsi qu’était présentée, par nos instances dirigeantes comme par la presse ou les médias, la période mortifère et anxiogène que nous traversons.
Mais c’est sans considérer d’assez près, sans doute, certains des rapports et études émanant d’experts, notamment de scientifiques de l’INRA, de l’OMS joignant ceux ayant contribué à la rédaction des rapports de la CIA (2009 et 2017), lesquels semblent admettre un risque d’intensification des « attaques [2] » et « flambées épidémiques » à l’avenir (en particulier de type zoonotique), une menace d’une criticité ou sévérité non impérativement supérieure à celles connues récemment (Ebola, H5N1, Zika, Nepah, présentement le COVID-19) mais dont la fréquence d’apparition, plutôt la probabilité de survenance pourrait bel et bien se révéler croissante.
Aussi, dans l’éventualité que de telles prévisions tendraient à se confirmer, revient-il, sans attendre, de se préparer à faire front, soit à résister (ou à obvier) à leurs plus probables effets et conséquences, à commencer par celui (celle) de l’habitalité en foyer confiné ainsi que celui (celle) relatif(ive) à la perte de la socialité : pour la préservation (ainsi que le renforcement et développement) du lien social lequel s’en trouverait menacé de rupture ou tout au moins d’affaiblissement, d’alanguissement, du fait de cette distension, de cette élongation physique/spatiale prolongée.
Si, à quelque chose malheur est bon, comme il se dit communément, faisons [3] de tous ces jours durant à l’écart, l’occasion d’inventer, d’esquisser ensemble des formes de l’habiter confiné et du vivre espacé, distancé : des formes et formations que nous imaginons plus densément connectées, maillées, avantageusement cohésives, comme « archipelisées » qui (re)joignent, resserrent, (ré)unissent et, subséquemment, nous sauvent de la réclusion, de la désunion (…) Pour/vers une nouvelle manière d’être-et-de-vivre « distancément ».
Serait-ce là affaire d’existentiel ou d’existential, selon la terminologie heideggérienne ? Il y aurait lieu, me semble-t-il, de reconsidérer certaines des réflexions du philosophe portées particulièrement sur l’herméneutique de la spatialité, travaillant les distinctions entre notamment « rapprochement » et « éloignement » (Die Entfernung, en allemand) en faveur d’une abolition du lointain, un effacement des écartements (à contresens de l’écartèlement), un ménagement de nouvelles proximités : du proche qu’importe le recul, le champ, la distance – cette dernière se plaçant ici sur le plan ontique.
Distancément, un néologisme pour qualifier des modes de « résidence » et d’« existence » à la faveur, pourrait-on dire, et non contre, contraire ou à la disgrâce de la « distanciation » ; plus qu’un concept, un signal ou appel à ne pas courber sous le poids de la résignation, à ne pas céder au fatalisme et conclure à l’irrémédiable privation, disparition ou « dégradation » du social, pour que subsiste du commun.
Chaque épisode pandémique de notre histoire – ceux jadis marqués par des infections bactériennes et virales aiguës ayant durement (et parfois durablement) atteint l’espèce humaine – eut obligé l’engagement d’initiatives et tentatives, non toujours couronnées de succès, en vue de contrer les ricochets funestes de la maladie. Nombre d’entre elles sont aujourd’hui révisées et retentées’ afin de venir à bout, notamment, du COVID-19.
Isolement
L’invention et mise en application du principe de quarantaine ainsi que de ce qui s’est appelé des « cordons sanitaires » remontent, en réalité, au Moyen-Âge, à une époque où sévissaient de terribles épidémies telles que celles de la vérole (la syphilis), du typhus, du « mal des ardents » (l’ergotisme) appelé aussi « feu sacré » (ignis sacer), de la dysenterie, également de la rougeole, de la grippe, sans oublier bien sûr celles de la lèpre ou encore de la peste. La mesure appliquée fut celle de l’isolement (alors primitif), c’est-à-dire de la claustration des malades en des lieux coupés, extraits du reste du monde.
Dans le cas de la lèpre – laquelle fut en réalité peu contagieuse et de faible endémicité –, des « léproseries » (« maladreries » spécialisées) furent installées pour l’accueil médical, plutôt l’exclusion ou retraite des parias. Ces derniers furent-ils ainsi détachés de la vie publique avant de pouvoir espérer la réintégrer sainement. De source ou origine orientale, la lèpre, réputée incurable, s’étendit assez largement au cours du IXe siècle lors des croisades. Elle sévit en Europe jusqu’au XIVe siècle avant de disparaître vers 1430. On comptait en France, sous le règne de Louis IX [Saint Louis] (circa 1260), pas loin de 340 léproseries ; 450 furent dénombrées à peine deux siècles plus tard. Toujours au Moyen-Âge (entre les XIVe et XVe siècles), lorsqu’il se savait que l’équipage d’un navire regagnant son port d’attache avait foulé des terres contagieuses, comme à Dubrovnik en Croatie (circa 1377) et à Venise (circa 1423), l’isolement était alors de rigueur ; la chose était documentée et encadrée, surveillée : intégration d’un « lazaret » sinon isolement de l’embarcation aux abords ou à quai.
Rien de très différent de nos jours. En effet, à l’heure où nous écrivions ces lignes, un vaisseau de croisière supposé en proie au coronavirus, comptant pas moins de 17000 passagers à son bord, stationnait dans le port du Cap en Afrique du Sud. Le même sort fut réservé au Diamond Princess en février dernier, un paquebot de luxe de 3711 personnes resté amarré 14 jours à Yokohama au Japon (630 eurent contractés le coronavirus) ; idem (courant janvier) pour le transatlantique de 6000 croisiéristes (compagnie italienne Costa) ancré au port de Civitavecchia, près de Rome.
Avec l’arrivée de la peste « noire » (circa 1460) – en référence aux plaques gangréneuses noirâtres qui recouvraient l’épiderme des malheureux – se multiplièrent les dispositifs de quarantaine. La méthode s’essaya, s’affina d’abord à Raguse dans le sud-est de la Sicile, puis dans les villes portuaires de l’Adriatique : les premiers tests d’isolement furent fixés à 30 jours ; puis, à Venise, on expérimente les 40 jours. Au-delà, c’est la mort ou le salut.
Deux options se présentaient alors aux présumés : la « serrade », isolement à domicile (synonyme d’esseulement, d’abandonnement), portes et fenêtres cadenassées (« cadenaqués », se disait-il), ou isolement (groupement, séquestrement, internement) au sein de « sanitats » (maisons de santé) hospitalisant aussi (non très loin) les pestiférés. Les affaiblis ainsi contraints à l’isolement étaient alités partageant souvent une couche pour trois. Ce n’est que plus tard (circa 1520) qu’il fut bâti des serrades dédiées aux « pesteux ».
Y officiaient des « personnels de peste » équipés de masques semblables à de long bec blanc recourbés lesquels étaient garnis d’épices, d’herbes aromatiques imprégnant un textile qui couvrait leurs voies respiratoires. Ils se protégeaient, de cette façon, des miasmes et de l’air putride. Les médecins étaient, quant à eux, munis de longues baguettes pointues servant à l’examen des malades ainsi qu’à la réalisation de saignées.
Encore naguère, l’isolement était à rapprocher du sacrifice. Le souffrant modestement pensionné, égaré, refusé au monde plus qu’en marge, ne pouvait que se livrer (sauf une combativité [une foi et croyance aveugle] et puissance de caractère exceptionnelles) à la veulerie, au découragement (sorte d’acédie) ainsi qu’à la déréliction. Reste que le caractère toujours ostracisant de l’isolement en fait, à certains égards, l’une des formes les plus délétères de confinement.
Parquement
En France (circa 1720), à Marseille, s’illustra une forme de confinement quelque peu distincte, ne serait-ce que du point de vue « scalaire » (variation d’échelle). Un bateau du nom du Grand Saint-Antoine, en provenance du Levant (la région de la Syrie), y accosta le 25 mai 1720 ; à bord, une cargaison constituée d’étoffes et balles de coton contaminées par le bacille de Yersin (Yersinia pestis), l’agent pathogène de la peste. S’ensuivirent, au cœur même de la cité phocéenne, des dégâts humains considérables : près de la moitié de la population fut décimée (entre 30000 et 40000 décès recensés sur un équivalent de 80000 à 90000 habitants).
Le fléau (du latin, pestis) finit par gagner toute la Provence. C’est alors que pour endiguer la propagation, il se décide (circa 1721) de monter des « murs de la peste » dans le Vaucluse sur environ 27 kilomètres. Ainsi se conçut l’un des tout premiers parquements : ceinturer les régions, les contrées (selon les superficies) au sein desquelles s’étend la maladie afin de ne pas corrompre la « sanité » du territoire (souvent national) restant – sont conservées encore aujourd’hui les ruines de ces remparts bâtis de pierre sèche devant lesquels se tint la garde armée.
Rappelons, à toutes fins utiles, que nos aïeux pensaient que la maladie avait pour origine les exhalaisons putrides flottant, stagnant dans l’air corrompu des villes ; leur provenance était rapprochée de la décomposition des détritus, rogatons et autres déchets organiques (ou non), soit de la malpropreté en tout genre qui envahissait les espaces urbains. C’est pourquoi, les soignants et hygiénistes d’autrefois recommandaient de débarrasser la cité de ses odeurs méphitiques, impures qui auraient fait se répandre le mal.
L’assainissement consistait, d’une part, à désodoriser : aération, ventilation et saturation de l’atmosphère en parfums ou senteurs prétendus désinfectants – fumées dérivant de la combustion de poudre à canon humide, de poix, de goudron, de soufre, de tabac, d’encens, également de baies de genièvre et laurier. Il était évacué, d’autre part, les eaux usées, souillées et raccordé de nouveaux circuits d’eau pure. De plus, on étanchéifiait les chaussées, on empêchait la stagnation, on plantait des arbres et végétaux, des parcs et jardins. Un urbanisme nouveau, réel, se faisait ainsi jour ; l’enceinte citadine délimitant l’endroit du « bien et salubrement vivre », dixit François Rabelais.
L’échelle ou périmètre (urvo) de la ville définit aujourd’hui encore une surface relativement courante de parquement. De sorte à contenir l’expansion du coronavirus, d’importantes agglomérations chinoises sont actuellement parquées : Wuhan, métropole de 11 millions d’habitants en plein centre du pays, Huanggang à seulement 70 kilomètres à l’est de Wuhan, également Ezhou, Chiba ou encore Xianning. Toutes les voies de circulation (entrées/sorties) y sont condamnées. Des parquements qui resserrent les « aires » de vie et de mobilité aux contours métropolitains, des villes (et conurbations) qui acquièrent, en quelque sorte, une forme d’insularité artificielle.
Notons que, par le passé, les îles eurent composé des lieux de parquement cette fois naturels. Au XIXe siècle, alors que l’épidémie de choléra faisait rage en Occident, le gouvernement du Bas-Canada fit de Grosse Île, une île du Québec située au milieu du fleuve Saint-Laurent, le poste de quarantaine des immigrants. Ces derniers devaient y demeurer 40 jours, le temps de départager les bien-portants des malades, avant d’espérer gagner le continent. Des milliers d’irlandais y périrent, certains également des suites du typhus. Entre 1832 et 1937, 8339 exilés (toutes nationalités confondues) furent inhumés dans les cimetières de l’île.
Distancément
Face à ce qui nous infecte et nous affecte dès lors (et peut-être encore davantage à l’avenir) et dans la perspective d’un être-et-vivre distancément (qui ne pourra tirer satisfaction des « dispositions » classiques que nous avons rappelées), que peuvent, entre autres, l’architecture, le design ? [4] Si, alors tous confinés en nos logis, a contrario de ce que déclarait Pierre-Albert Birot, « le monde [ne] bat [désormais plus] de l’autre côté de [nos] porte[s] », il nous faudra former de nouveaux mi-lieux de vie, d’habitation (et de pensée).
Ceux-ci trouveront à se détacher d’une multitude d’interrelations, d’échanges et de participations à distance dont le Numérique aura fonction d’en dresser les ponts ; des habitats raccordés, comme proposés à une constellation de liaisons, de jonctions (non exclusivement « écraniques [5]») entre intérieur et extérieur, « déloignant » les êtres (de l’être-avec, Mitsein en allemand) et les choses et traçant d’autres lignes d’horizon. Au sein de ces espaces ainsi nouvellement habités, devra y fleurir une nature riche et variée.
L’air filtré ainsi que la lumière du soleil y devront pénétrer abondamment ; l’intérieur abritant dorénavant l’extérieur, patio et atrium pourront se voir revisités. Les activités physiques et sportives y tiendront bonne place, sans doute en toutes pièces ainsi qu’en diverses occasions. Il pourrait être regardé plus avant les façons dont s’acclimatent de la restriction les astronautes, les sous-mariniers, les chercheurs en terrains confinés (notamment dans les pôles Nord et Sud) afin d’y apprendre comment ils développent des contournements, des évitements… Il y aurait, évidemment, encore mille autres éléments, paramètres à évoquer.
Que le lecteur ne se méprenne pas, les résolutions et déterminations à entrevoir autant qu’à forger du possible, du faisable (également du bien aisé) ne renverseront jamais les périls. Rien de ce que le design et l’architecture seront en capacité de produire, en la prospective (certes non réjouissante) de confinements réguliers, ne brillera d’idéal, de mirifique. Nous pouvons choisir de s’en préoccuper ou préférer attendre et voir venir. N’en déplaise à certains esprits, penser, autant que concevoir, créer, c’est aussi contrarier une forme d’inertie, d’insouciance.