Savoirs

Au jardin des raisons adverses – de l’attention retrouvée au détail des choses

Historien

Durant ces deux mois où nous avons vécu repliés sur d’infimes territoires, nous nous sommes faits ornithologues à la petite semaine et botanistes du dimanche – et qu’importe, puisqu’il n’y avait plus de lundis ? Nous avons senti ce désir incandescent de donner de la nature une description exhaustive, de tenir un minutier de la réalité où tout se trouve dit sitôt que vu, consigné sitôt que contemplé. Alors, nous avons constaté ce point limite où les mots font tout bonnement défaut pour dire les êtres naturels. La Nature est, dans les termes de Francis Ponge, le « Jardin des raisons adverses » : le langage ne peut que plier devant ses élans.

Durant des semaines, nous avons été confinés : assignés à des confins. Sommés d’habiter un territoire-limite, astreints à faire de nos paliers des zones frontalières et de nos balcons des avant-postes. Rendus par la force des choses au détail de ces dernières, nous avons réappris à les observer au fil du cycle de leurs apparitions. Une jardinière, un pot de fleurs, la trouée arborée entre deux immeubles se sont transformés, jour après jour, en petits théâtres du monde. La ramille du peuplier de la cour, le cotylédon d’une courge plantée dans une boîte en fer pour l’ébahissement et l’instruction des tout-petits, le vol d’un verdier, le bourgeon charnu d’une glycine : tout est devenu objet de notre attention – et de nos attentions.

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Nous avons scruté – consigné parfois – le déploiement des tiges, le mûrissement des baies, l’éclosion des petits êtres de sève. Nous nous sommes essayé, ne serait-ce que mentalement, à décrire ce qui germait et croissait devant nous – et nous avons peiné à trouver nos mots pour dire le tumulte des feuillaisons.

Cet art de l’observation du monde en ses surgissements, de l’inventaire chose par chose du réel, avait autrefois – il y a longtemps, mais pas si longtemps – rang de savoir. Les plus grands esprits s’abîmaient dans la contemplation du minuscule : l’élytre du scarabée, un éclat de quartz, l’épillet d’une graminée décidaient de vocations savantes et présidaient à de hautes carrières académiques. Voyez Darwin qui, sitôt installé dans ses douillets appartements de Christ’s College, à Cambridge, s’en va courir les bois en quête de panagées et de cicindèles – et qui écrit dans son autobiographie, un demi-siècle plus tard : « Chaque fois que j’entends parler de la capture d’espèces rares de scarabées, je me sens comme un vieux cheval de guerre au son du clairon ». Et voyez celui qui est alors son héros : Alexandre de Humboldt, dont les voyages en Amérique du Sud et au Mexique, de 1799 à 1804, eurent des décennies durant, pour tout


[1] Rousseau confond ici deux textes prophétiques vétérotestamentaires : le Livre d’Habacuc et le Livre de Baruch. C’est en vérité pour le second que La Fontaine s’enthousiasmait.

[2] Fernando Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos avec le Gardeur de troupeau et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, NRF Gallimard, trad. A. Guibert, 1987

Romain Bertrand

Historien, Directeur de recherche au CERI

Notes

[1] Rousseau confond ici deux textes prophétiques vétérotestamentaires : le Livre d’Habacuc et le Livre de Baruch. C’est en vérité pour le second que La Fontaine s’enthousiasmait.

[2] Fernando Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos avec le Gardeur de troupeau et les autres poèmes d’Alberto Caeiro, NRF Gallimard, trad. A. Guibert, 1987