Au moment où l’on se parle
J’écoute mon fils parler. C’est une des plus belles choses qui m’arrivent en ce moment. Peut-être une des rares choses qui m’arrivent, en ce moment. Ces premiers mois de la parole, celle d’un enfant d’une vingtaine de mois, coïncident avec la pandémie, avec une période où la sociabilité habituelle m’a cruellement manquée – les rencontres, mais aussi, le hasard des rencontres, saisir des conversations au vol, parler à des inconnus, tout cela que j’aime dans la ville.

Ces premiers mots, je ne sais pas si j’en éprouve un intérêt accru par le contexte, par mon isolement et par un désir de beauté dans un moment amer, ou si entendre le langage se former dans la bouche de mon enfant n’est pas tout simplement la grande affaire de ma vie de mère et d’écrivaine. Il se peut que je m’y accroche à cause d’un sentiment panique de disparition d’un monde, de dégradation de l’environnement social qui m’est cher ainsi que de dégradation de mes propres capacités créatives, tétanisées par ces bouleversements.
Mais il se peut aussi que je ressente pour l’apparition du langage de mon enfant l’attirance élémentaire que j’aurais eue dans des circonstances normales pour cet événement de sa vie et plus que ça, l’impression d’un rendez-vous extraordinaire entre ma vie d’écrivaine et ma vie de mère – l’occasion d’apprendre quelque chose sur moi-même, sur ce qui me trame, en le prenant à sa source, tout en apprenant sur lui, dans ce moment où il trouve de plus en plus de moyens de me dévoiler ses pensées.
J’écoute mon fils parler : j’ai pris des notes sur son langage toutes ces dernières semaines et j’en ai éprouvé une impression conjointe de plaisir et de trahison – car dès qu’ils sont notés, classés, ces sons, ces mots, semblent tout de suite plus ternes, formes, couleurs, rythmes perdus, alors qu’ils existent avec une force matérielle inouïe entre lui et moi, entre lui et tous ses interlocuteurs, et autour de lui, dans l’air, lors de ces incroyables tirades d’enfants qu’on appelle « babil »