Littérature

Au moment où l’on se parle

écrivaine

« J’écoute mon fils parler et cette observation est une promesse. Je lui crois un pouvoir consolatoire voire merveilleux, à la fois par rapport à la situation sanitaire et sociale mais aussi sur un plan personnel et littéraire. Il y a tant de handicaps accumulés à être une mère-écrivaine, malgré tout. Outre le caractère profondément malcommode de la chose, une gestion du temps passablement catastrophique, il y a aussi toute une suspicion de niaiserie que je peine à lever. Où a-t-on vu ça, une mère-écrivaine ? Pourtant je suis convaincue que voir les mots naître a quelque chose à voir avec pourquoi j’écris. »

J’écoute mon fils parler. C’est une des plus belles choses qui m’arrivent en ce moment. Peut-être une des rares choses qui m’arrivent, en ce moment. Ces premiers mois de la parole, celle d’un enfant d’une vingtaine de mois, coïncident avec la pandémie, avec une période où la sociabilité habituelle m’a cruellement manquée – les rencontres, mais aussi, le hasard des rencontres, saisir des conversations au vol, parler à des inconnus, tout cela que j’aime dans la ville.

Ces premiers mots, je ne sais pas si j’en éprouve un intérêt accru par le contexte, par mon isolement et par un désir de beauté dans un moment amer, ou si entendre le langage se former dans la bouche de mon enfant n’est pas tout simplement la grande affaire de ma vie de mère et d’écrivaine. Il se peut que je m’y accroche à cause d’un sentiment panique de disparition d’un monde, de dégradation de l’environnement social qui m’est cher ainsi que de dégradation de mes propres capacités créatives, tétanisées par ces bouleversements.

Mais il se peut aussi que je ressente pour l’apparition du langage de mon enfant l’attirance élémentaire que j’aurais eue dans des circonstances normales pour cet événement de sa vie et plus que ça, l’impression d’un rendez-vous extraordinaire entre ma vie d’écrivaine et ma vie de mère – l’occasion d’apprendre quelque chose sur moi-même, sur ce qui me trame, en le prenant à sa source, tout en apprenant sur lui, dans ce moment où il trouve de plus en plus de moyens de me dévoiler ses pensées.

J’écoute mon fils parler : j’ai pris des notes sur son langage toutes ces dernières semaines et j’en ai éprouvé une impression conjointe de plaisir et de trahison – car dès qu’ils sont notés, classés, ces sons, ces mots, semblent tout de suite plus ternes, formes, couleurs, rythmes perdus, alors qu’ils existent avec une force matérielle inouïe entre lui et moi, entre lui et tous ses interlocuteurs, et autour de lui, dans l’air, lors de ces incroyables tirades d’enfants qu’on appelle « babil », quand il se parle à lui-même, qu’il parle aux choses ou à un auditoire imaginaire.

Les mots semblent exister au même titre que tous les objets physiques qu’il appréhende, qu’il essaye d’agencer entre eux par essais et tâtonnements plus ou moins farfelus, il ne les prononce et ne les assemble pas de la même façon d’une fois sur l’autre, et l’entendre (j’allais écrire : le voir) essayer tel mot avec tel autre ou le poser sur telle situation, avec sérieux et aplomb, me fait penser aux moments où il emporte une pomme, un rouleau de papier WC et une pomme de pin dans le panier de son tricycle, où il se met à arroser ses petites voitures une à une sous le jet de la baignoire, ou bien s’empare d’un mouchoir en papier pour astiquer les meubles du salon.

Il n’y a souvent pas de commentaire avec le mot qui est posé là, juste une désignation brute, « clef », « lapin », « bâton », qui le fait exister sans ornement. Les mots sont dans le paysage, parmi les choses, et aucune chose n’est inerte, toutes se présentent comme de possibles interlocuteurs – manifestant une vision clairement animiste du monde, il dit « au revoir » à une personne qui quitte la pièce pour cinq minutes mais aussi aux fourmis de la fourmilière que nous avons fini d’observer, « au revoir le l’eau » si on s’éloigne du ruisseau au bord duquel nous avons joué, et il peut dire aussi au revoir à des chaussures, à un arbre.

Les mots ont une existence physique puissante qui se mesure sans doute dans la difficulté à les produire, bien plus forte que leur compréhension intellectuelle : on se rend compte au contact d’un enfant que le fait de parvenir à émettre certaines sonorités, et surtout certaines suites de sons, s’acquiert beaucoup plus lentement que le fait de les reconnaître, le nombre de mots effectivement prononcés restant longtemps bien en-deçà des choses que l’enfant peut identifier et pointer sur une image par exemple quand on les lui nomme. Cette différence peut rappeler le hiatus entre vocabulaire actif et passif, mais ne la recouvre pas tout à fait, le mot pouvant être tout à fait disponible mentalement mais rester hors de portée à cause de ses contours sonores.

L’enfant tout neuf est avec le langage comme avec une de ces tortues aux visages extraordinairement ridés, aux pattes figées de corne.

Les mots sont des choses physiques et vivantes, et en me lançant dans cette observation, je me rends compte que l’écriture les trahit – elle les rive au sol, leur fait perdre un certain éclat. À la poursuite des mots de mon fils, je suis rendue à un sentiment ordinaire de l’écriture : c’est vain – je pense à ces contes où l’on attrape la lune dans un puits, dans un seau d’eau, en se leurrant. C’est vain, pourrais-je dire, comme d’habitude, ni plus ni moins que d’habitude, et me voilà une fois de plus habitée par une obsession photographique, le complexe de ne pouvoir attraper sur le vif. Ce que je cherche, les mots d’enfants, se modifie en permanence, d’un jour sur l’autre il ne les prononce pas de la même façon, il en met un en veilleuse, il le remplace par un autre.

Ça change trop vite mais peut-être pas plus, pas moins que l’intensité d’un rayon de soleil entre les arbres, qu’une conversation surprise à une terrasse de café, que ce visage aperçu dans le métro et dont j’ai voulu me remémorer les traits, pour les faire figurer dans une histoire, alors que le croquis est toujours en retard sur la sensation. Je me rappelle les jours qui ont suivi la naissance de mon fils : je notais des impressions sur un carnet, dans un grand désordre, au milieu de remémorations plus pragmatiques sur les besoins et urgences du moment, de listes de courses, parfois un seul mot sur la page du carnet, l’émotion étant trop forte pour développer les idées ne serait-ce qu’en phrases mais cet éparpillement n’a jamais cessé et se poursuit aujourd’hui dans l’observation de son langage.

Je confie sans doute à ce texte une ambition démesurée, mais n’est-ce pas un tic qu’on développe habituellement à l’égard de ses enfants ? Je pourrais admettre qu’un des mots qu’il utilise le plus et le plus à propos est « caca ». Il y a de l’exagération dans ce projet, qui m’amène à confier à un individu de vingt-deux mois la capacité de prouver que les mots sont intéressants, que leur adresse a du sens, que leurs agencements dans les phrases, dans les histoires sont des splendeurs capables de nous sauver.

C’est effectivement un dur métier que d’écrire ces temps-ci, pour moi, et pour beaucoup d’autres, pour des raisons conjoncturelles allant de nos isolements respectifs à la crise de la librairie, difficile à cause des annulations de festivals et autres occasions d’exister, sans compter les nouvelles nous parvenant d’un milliardaire américain qui investit des montants astronomiques, propres à sauver l’hôpital public et à ouvrir des écoles, dans la fin du langage et son remplacement « par une puce électronique ». Tout ça rend un peu sentimentale, un peu susceptible. Cela incite parfois à réduire son regard sur le monde extérieur, sur l’actualité, cela incite au repli sur le foyer, à écouter son enfant. Ou bien non, à se replier sur la fiction. Ou plutôt, sur la réalité de notre désir de fiction, de notre désir d’ailleurs, de création.

J’écoute mon fils parler et cette observation est une promesse. Je lui crois un pouvoir consolatoire voire merveilleux, à la fois par rapport à la situation sanitaire et sociale mais aussi sur un plan personnel et littéraire. Il y a tant de handicaps accumulés à être une mère-écrivaine, malgré tout. Outre le caractère profondément malcommode de la chose, une gestion du temps passablement catastrophique, il y a aussi toute une suspicion de niaiserie que je peine à lever. Où a-t-on vu ça, une mère-écrivaine ? Elles existent certes en grand nombre, mais je ne vois pas que ce soit une identité très revendiquée, plutôt un concours de circonstances un peu navrant.

Ce n’est pas comme écrivain-voyageur, écrivain-diplomate, écrivain·e engagé·e… On ne dit d’ailleurs pas écrivaine-mère, pas plus qu’écrivain-père – cet alliage ne fait pas carte de visite, pas dans ce sens-là, en indiquant une spécialité qui augmenterait la compétence de l’écrivain, elle viendrait plutôt la menacer. Ces différents titres supposent qu’une expérience nourrit l’autre, or mère-écrivaine, c’est en outre un peu présomptueux : l’idée d’être aux premières loges de l’invention du langage pour en nourrir mon travail est clairement immodeste, c’est tirer fierté et savoir de ce que font toutes les autres sans faire tant de manières.

Pourtant je suis convaincue que voir les mots naître a quelque chose à voir avec pourquoi j’écris. Ce langage d’enfant n’invente pas plus, pas moins, que la littérature. Comme elle, il vient de naître dans l’instant, tout en étant intensément archaïque. Capter son apparition, recueillir le « premier mot » : où se placer pour cela ? On voudrait être là quand il se forme pour la première fois, quand le premier nom sera posé sur le premier objet – mais comment distinguer ce nom des autres sons, des chantonnements, des rythmes, des syllabes, esquissés depuis longtemps et qui sont adressés aussi bien à ses parents qu’à lui-même ? Ça commence à l’infini – on ne sait quand, et on se rend vite compte qu’il n’y a pas de premier mot, qui donnerait le la.

De même cela continue aussi, quelque chose de beaucoup plus ancien que lui, que moi. Car le langage ne m’engage pas seule face à lui, ni même l’ensemble des personnes qui lui parlent, cela nous précède et cela nous suivra, quand nous n’y serons plus. L’enfant tout neuf est avec le langage comme avec une de ces tortues aux visages extraordinairement ridés, aux pattes figées de corne, ou à un autre animal à la longévité préhistorique. Préhistorique au sens littéral : ce langage qui naît est oral, il se produit d’abord comme celui des hommes d’avant l’écriture.

Il est infiniment archaïque et tout aussi récent, et l’enfant n’apprend bien sûr pas les mots dans l’ordre de l’invention des choses par les hommes, dans son apprentissage le pain ne précède pas la voiture, le feu ne précède pas le téléphone : un des premiers mots de cet enfant, comme de centaines de milliers de gentils extraterrestres qui sont ses contemporains est « Allo », c’est se saisir d’un téléphone portable et dire avec le plus grand naturel ces deux syllabes qui conjurent la distance.

Un téléphone, un vélo, des clefs, un chapeau, un lapin… Une des premières joies à observer le langage enfantin est de constater quels sont les univers qui composent son imagination. Se rendre compte que les choses de la fiction sont aussi présentes que l’univers matériel immédiat – que « bateau », pour ce petit garçon qui ne vit pas à la mer, est aussi vite acquis que « balle », que « crocodile » ou « ours » sont aussi sûrement reconnus dans le livre d’images que « chien » ou « fourmi ». L’univers de ses mots accueille à la même vitesse les choses de l’expérience directe et celles des livres. C’est une preuve inestimable de notre capacité à nous mouvoir dans un environnement aussi virtuel que réel, un signe heureux de notre usage des signes.

Ce texte est celui d’une mère et d’une écrivaine, de façon indémêlable. Observer le langage de mon enfant est une expérience que je soustrais d’emblée à toute autorité hors de la mienne, en décidant par exemple que les résultats de mes observations, en dépit de toute doctrine scientifique, suffisent à être généralisés à partir d’un seul individu. Il suffit que je sois une mère suffisamment bonne d’un enfant suffisamment débrouillard.

De plus, à l’instar de « la mère suffisamment bonne » de Winicott, déclarée meilleure experte internationale de son enfant en ce qui concerne l’allaitement, les premiers soins – j’estime faire partie des personnes les plus à même de comprendre ce qu’il veut dire quand il le dit, je n’ai pas besoin pour cela de demander à des savants. Posture utile et rare, ressource intérieure extraordinaire dans l’atmosphère actuelle, où les discours d’autorité, les rhétoriques d’intimidation, la confiscation du libre-arbitre sur la scène démocratique m’inquiètent.

Ce que pose Winicott comme une ressource vis-à-vis du corps médical, à l’encontre des sachants en tout genre susceptibles de malmener et la mère et l’enfant par leurs intrusions, se rejoue dans le développement du dialogue verbal avec l’enfant. Il ne s’agit pas pour moi de dire « je suis seule à savoir » et d’exclure le monde de cette conversation, nous ne sommes pas une île, bien au contraire, mais cet enfant-là, je le comprends, je le nourris de mon langage comme je l’ai nourri de mes soins, et tout un monde d’interprétations, de compassion, de responsabilités et de joie en découle.

Mère suffisamment bonne d’un enfant suffisamment débrouillard : voilà un puits d’expérience et de légitimité aussi immense qu’ordinaire, aussi simple, aussi largement partagé que subversif puisqu’il s’agit de n’attendre la validation d’aucune hiérarchie, de faire acte de connaissance à travers un dialogue souvent très riche, très nourri avec les autres adultes qui entourent l’enfant, mais en ne sollicitant pas d’expertise supérieure à la mienne – c’est goûter à une forme de liberté susceptible d’irriguer bien d’autres domaines de la vie et sans doute ma vie d’écrivaine, mon désir d’être une écrivaine suffisamment bonne.

Je dis que ce monde langagier est profus, accueillant aussi bien le proche que le lointain, l’expérience directe que celle des livres, des représentations.

« Et ça ? Et ça ? » L’univers connu et reconnu est d’abord animal, mais c’est aussi une singularité du français que de rendre aussi proches les mots « chat » et « ça ». Nous avons vécu de longues semaines pendant lesquelles tout ce qui se déplaçait sur terre était appelé chat. Puis vint un moment de distinction entre la terre et le ciel, où apparurent les « ca » c’est-à-dire les canards, c’est-à-dire toutes les formes d’oiseaux. Aujourd’hui, nous en sommes à un monde de « chats » et d’« azeaux », qui deviennent progressivement « oiseaux » (difficulté insensée des diphtongues qui rendent longtemps le « non » beaucoup plus accessible que le « oui », de sorte que « non » sert très longtemps à dire aussi bien « non » que « oui »).

 « Et ça ? Et ça ? » C’est la question qu’il pose en permanence, ces jours-ci. Le dialogue avec l’enfant consiste d’abord à nommer les choses. C’est même l’essentiel de toute histoire racontée : devant les livres illustrés, l’enfant écoute certes l’histoire qu’on lui lit mais il nous interroge surtout sur le nom des choses, il pointe et dit ce qu’il voit. Désigner les choses par le bon mot est la grande affaire, les événements, ce sont les mots. À ce stade du langage, la dénotation et le récit (« montre-moi la petite fille » et « tu as vu le loup ? ») se confondent.

Cela me rappelle les premières blagues qu’il faisait : arriver quelque part, dire « coucou » et éclater de rire. Tout le ressort comique, l’intégralité du sketch tenait dans le fait d’être là – sans même s’être préalablement caché, sans faire la moindre clownerie supplémentaire au moment de se montrer. Apparaître, disparaître, quelque chose est là, quelque chose n’est plus là : on pourrait résumer ainsi tout ce qui fait la pulsation narrative.

Il y a quelques jours, il m’a appelée pour me dire qu’il y avait un « oiseau » devant la maison, il m’a conduite à lui et j’ai découvert au pied du mur un petit corps inerte qu’il continuait de pointer en disant « dodo, l’oiseau ». Je lui ai expliqué en quoi ce n’était pas tout à fait exact et ensemble, nous avons porté le mort un peu à l’écart dans le jardin : « au revoir, l’oiseau », fut sa conclusion. Je pense qu’on pourrait aisément traduire toute la littérature narrative en apparitions et en au revoirs plus ou moins dramatiques, plus ou moins définitifs : les audiences longuement sollicitées, chèrement acquises auprès d’une dame aimée chez Madame de La Fayette, ou chez un riche banquier balzacien ? Apparition-bonjour-au revoir. Gavroche sur la barricade ?

Le voilà, est-ce que vous voyez qui est là ? Il n’est plus. L’angoisse tropicale chez Marguerite Duras : attente de l’inondation, matérialisation du flot, évanouissement, champ de bataille dans l’Iliade, attente d’Achille, le voilà, le voilà plus, l’art du récit consiste amplement à scander l’entrée en scène, puis la disparition, à régler des effets de condensations et d’effacements – reproductions en grand ou en petit de nos attachements et de nos exils, de nos deuils personnels ou collectifs.

Je dis que ce monde langagier est profus, accueillant aussi bien le proche que le lointain, l’expérience directe que celle des livres, des représentations. Mais au fond cette structure-là est plus riche que le répertoire qu’elle contient, que j’ai essayé de lister au seuil de ce texte et qui n’est pas si vaste. Je crois que je pourrais encore à ce stade faire une liste finie des mots que mon enfant connaît : je ne sais pas combien de temps cela dure, cet état du langage qu’on peut appréhender d’un seul coup d’œil. Pourtant je m’attends du jour au lendemain à ce que son lexique devienne aussi incalculable qu’un sous-bois, plein de ramifications, de racines, qu’il passe soudain au-delà de tout décompte.

Et ce basculement se dessine déjà si je considère sa profondeur en variant les angles de vue, en considérant l’existence des mots sous des régimes variés. Ainsi, il y a les mots qu’il sait dire en montrant la chose mais il y a aussi, je l’ai évoqué, tous les mots qu’il reconnaît sans savoir les dire – par exemple « crocodile » ou « fenêtre », qu’il peut pointer, ou les possessifs, la différence qu’il peut mimer entre « ma bouche » et « ta bouche ». Il y a toutes les phrases qu’il comprend également très bien alors qu’il ne les produit pas encore – « est-ce que tu peux m’apporter ton pantalon pour qu’on t’habille ? »

À côté des mots qu’il sait reconnaître sans savoir les dire, il y a des mots qu’il sait dire sans les reconnaître, qu’il peut s’amuser à répéter pour leur musique – si je lui dis « tracteur » ou « sapin », je ne suis pas sûre qu’il fasse la différence avec « voiture » ou « arbre », mais il saura les prononcer. À côté des mots qu’il sait sans les reconnaître, il y a ceux qu’il reconnaît sans les voir, par exemple quand il dessine : à l’endroit où il a fait des boucles et des gribouillis il me désigne un chat, un bateau, une abeille, un seul et même gribouillis pouvant servir à illustrer chacun de ces différents mots.

À côté des mots qu’il dit sans les comprendre, il y a ceux qu’il prononce avec beaucoup de certitude, des ensembles de syllabes très précis, mais que moi je ne reconnais pas du tout – des suites entières de sons, de phrases qu’il murmure et chantonne mais dont n’émerge aucun vocabulaire officiel. Il y a aussi des mots à la fois parfaitement compréhensibles et décalés, si utiles que nous les avons intégrés au vocabulaire familial par exemple « pa’tout » qui sert à désigner une bêtise, avoir renversé quelque chose, s’être sali (« oh !! pa’tout, pa’tout ») ou « l’est pas » pour signifier que quelque chose de désiré n’est pas là – ainsi, les prénoms de ses camarades de crèche qu’il n’a pas revus depuis le début du confinement : – Elsa ? – L’est pas. – Ismaël ? – L’est pas. – Léandre ? – L’est pas… Et disant cela : haussement d’épaules, paumes au ciel, hochements de tête, expression consternée. Il y a des mots inventés dont la polysémie est mystérieuse : un « chocho » sert à désigner tout repas servi dans son assiette (qu’il soit chaud ou froid) mais aussi le fait de prendre son bain (l’eau chaude ?)

Ainsi son vocabulaire, très restreint si je le limite aux critères « compris/prononcé » est bien plus grand si j’intègre ces différents cas de figures. Mais s’en tenir à la première de ces définitions du langage serait un peu absurde, elle reviendrait à dire par exemple d’une personne analphabète ou étrangère qu’elle ne sait pas du tout parler, ce serait une définition totalitaire qui voudrait que les mots recouvrent une fonction exacte et ne soient jamais en doublons, approximations, nuances, musique.

L’art de l’imitation est musical, de longues sentences, commentaires, anecdotes peuvent se déployer sans user d’un seul mot du langage commun.

L’enfant qui ne sait pas encore parler sait déjà parler. Il faut toujours quelque chose de déjà là pour commencer – un déjà-là qui est compréhension intellectuelle de mots qu’on ne sait pas prononcer, coexistant avec un déjà-là sonore, une profusion de syllabes rythmées qui ressemblent à des phrases, à des histoires, sans que le sens soit clair. L’art de l’imitation est musical, de longues sentences, commentaires, anecdotes peuvent se déployer sans user d’un seul mot du langage commun, et dans sa mimésis de comic-strip le répertoire des interjections est incroyablement riche, « oh hisse » sur un chemin qui monte, « hop ! », « bah ? » (variante beckettienne : « oh… bah ! »), « chut » et « alalala… ».

L’illusion sonore sait faire usage de la couleur des voyelles, « papapon » pour « papillon », des intonations (l’envolée finale de l’interrogation est très vite acquise) ou du rythme des syllabes, ainsi lors d’un récent petit-déjeuner le mot « confiture » fut simplifié en « tatata ». La mimesis porte aussi sur les principes d’organisation du langage, dont il semble comprendre qu’il consiste en familles de mots : par exemple la nourriture est composée de « pain » et de « poum » (pommes), les consommations les plus désirables étant « le lo » (l’eau), « le lé » (le lait), et « le la » (le chocolat) – « encore le la ! » sans doute une phrase vitale, est une des premières répertoriées.

Les familles peuvent aussi exister en fonction d’une ressemblance physique ou d’une fonction, comme certaines déclinaisons d’idéogrammes chinois : le mot « bâton » désigne un bout de bois, un tronc d’arbre, un bâton de randonnée ou bien une ventouse avec son manche. Le mot « bavoir » quant à lui désigne aussi son tablier de peinture ou le tablier des adultes qui font la cuisine.

En écoutant mon fils parler, j’apprends quelque chose de ce qu’est la maladresse – il suffit de l’entendre pour se rendre compte que la sienne est immense, pour se rappeler que ses doigts ne savent pas très bien se désynchroniser, que ses mains sont gourdes, il semble tenir certains objets avec des moufles, les crayons à l’envers avant de les remettre à l’endroit, trébuche et tombe dix fois par jour – et que pourtant la maladresse, c’est ce qui n’a d’égal que l’adresse, l’art et la ruse, la faculté à contourner les obstacles, à faire fi du handicap, à produire de l’illusion par tous les moyens, illusion qui dans le dénuement s’amplifie d’une émotion, d’un effort vers l’autre qui est « l’adresse ».

La mémoire s’approfondit en même temps que le langage – de sorte qu’il m’est impossible de savoir qui j’étais quand j’avais l’âge de mon enfant. Mais je me souviens de la première fois où j’ai rencontré certains mots, des mots plus tardifs, je me rappelle d’une émotion époustouflante un jour où mon père m’apprit le mot « ironie » en me fournissant à peu près cette définition : « pour dire une chose, tu dis le contraire de la chose, pour blaguer » – ce vertige… Je me souviens aussi, en classe de maternelle, lors d’une initiation aux « aventures d’Ulysse » d’avoir découvert le mot « carquois » : l’objet qui permet de rassembler des flèches pour les garder à disposition, sur son dos, mot pointant un monde loin de deux millénaires à travers la réalité d’un objet qui sert à « mettre à portée de main » quelque chose.

Ces deux mots sont des expériences de mise à disposition par le langage de lieux reculés – siècles enfouis, moeurs guerrières, abstraction. À leur image, je me demande quels mots se présenteront à l’esprit de mon fils telles des portes cachées, voies d’accès à des mondes parallèles, preuves de rivages lointains. Ce sera aussi le langage d’un monde qui disparaît, qui disparaît à la manière de n’importe quel autre monde, au moment où l’on se parle.


Cloé Korman

écrivaine