Politique

Ce que devient le politique – mi-temps de la crise 1/3

Philosophe

Alors que la pandémie continue son expansion, Étienne Balibar propose de revenir sur le concept de crise en trois temps. Pour commencer, le philosophe se demande ce que devient la politique dans la crise, en prenant pour témoin le surgissement inattendu des manifestations contre le racisme d’État aux États-Unis et ailleurs, et le sens qu’on peut conférer au fait que le mot d’ordre « Black Lives Matter » résonne ainsi à travers le monde en proie à la pandémie.

Le temps pour comprendre
Jacques Lacan

 

Crise : tel est donc le nom généralement admis pour ce que nous sommes en train de vivre. Mais que veut-il dire ? Est-ce que, d’ailleurs, il peut avoir le même sens pour tous, indépendamment de nos professions, de notre âge, de notre sexe ou de notre race, du pays où nous vivons et finalement de notre place dans le monde ? Est-ce qu’il conserve aujourd’hui le sens que lui avaient conféré ses usages historiques antérieurs, constamment renouvelés depuis que la pensée grecque classique a fait de la krisis une grande catégorie de la médecine et de la politique ?

Rien n’est moins sûr mais – il est intéressant de le noter ici d’emblée – les deux usages originels, entre lesquels régnait une analogie liée à l’idée d’une urgence appelant une décision, semblent aujourd’hui devoir en quelque sorte fusionner en une figure unique. Un des objectifs de cette conférence sera de remettre en jeu la signification de ce que nous appelons une « crise », en tirant avantage (mais aussi en courant le risque) de ce qui est essentiellement une expérience incomplète, donc intrinsèquement équivoque. Le « moment de conclure », comme disait Lacan, n’est évidemment pas arrivé, bien qu’il nous importe essentiellement, vitalement, de chercher à penser ce qui nous arrive. Je ne veux pas, cependant, disserter abstraitement sur ce point, et j’essayerai plutôt d’en dégager quelques déterminations qui me semblent incontournables en effectuant les détours nécessaires pour y parvenir.

J’examinerai successivement trois points, associant chaque fois une question générale et le rappel d’un trait saillant de notre expérience actuelle, singulière et contingente. Je commencerai par la fin : savoir ce que devient la politique dans la crise, en prenant pour témoin le surgissement inattendu des manifestations contre le racisme d’État aux États-Unis et ailleurs, et le sens qu’on peut conférer au fait que le mot d’ordre « Black Lives Matter » résonne ainsi à travers le monde


[1] Adam Tooze : « We’ve never seen a shock like this on this scale, of this suddenness, of this sharpness, and this generality across the entire world economy. » (interview pour The Bridge, 01/06/20).

[2] Dans une étude très intéressante, publiée peu après le début de la pandémie, Jérôme Baschet (spécialiste de l’histoire du Moyen-Âge et compagnon fidèle des « Zapatistes » du Chiapas), a aussi évoqué les effets génocidaires sur les populations du continent américain des germes « européens » apportés par les conquistadores : « Qu’est-ce qu’il nous arrive ? Beaucoup de questions et quelques perspectives par temps de coronavirus », paru dans Lundimatin, le 13 avril 2020.

[3] Voir les propositions volontairement « utopiques » de Monique Chemillier-Gendreau : Pour un Conseil mondial de la Résistance, éditions Textuel, 2020.

[4] Bernard Harcourt, The Counterrevolution: How Our Government Went to War Against Its Own Citizens, Basic Books, 2018.
Il y a des degrés d’un pays à l’autre, mais la tendance à la militarisation de la police est omniprésente, elle se manifeste aussi en France au niveau des armements et des tactiques de répression des manifestations.

[5] Expression que je détourne de Lacan dans son commentaire d’Antigone : cf. Jacques Lacan, Le Séminaire (VII) : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), éditions du Seuil, 1986.

[6] Je n’aborderai pas ici la question, qui a été chaudement débattue (et le demeure) de savoir si les procédures informatisées de contrôle des déplacements et des contacts individuels pour « tracer » les contagions possibles, instituées ou annoncées ici ou là (en France, elles ont, semble-t-il, été passivement refusées par la majorité des citoyens, pour des raisons qui tiennent peut-être autant à la facilité qu’à l’objection de principe) constituent ou non une menace durable pour les libertés fondamentales. En deux mots cependant, je récuse les comparaisons hyperboliques avec les systèmes concentrationnaires, mais je prends très au sérieux l

Étienne Balibar

Philosophe

Rayonnages

Politique

Mots-clés

Black Lives Matter

Notes

[1] Adam Tooze : « We’ve never seen a shock like this on this scale, of this suddenness, of this sharpness, and this generality across the entire world economy. » (interview pour The Bridge, 01/06/20).

[2] Dans une étude très intéressante, publiée peu après le début de la pandémie, Jérôme Baschet (spécialiste de l’histoire du Moyen-Âge et compagnon fidèle des « Zapatistes » du Chiapas), a aussi évoqué les effets génocidaires sur les populations du continent américain des germes « européens » apportés par les conquistadores : « Qu’est-ce qu’il nous arrive ? Beaucoup de questions et quelques perspectives par temps de coronavirus », paru dans Lundimatin, le 13 avril 2020.

[3] Voir les propositions volontairement « utopiques » de Monique Chemillier-Gendreau : Pour un Conseil mondial de la Résistance, éditions Textuel, 2020.

[4] Bernard Harcourt, The Counterrevolution: How Our Government Went to War Against Its Own Citizens, Basic Books, 2018.
Il y a des degrés d’un pays à l’autre, mais la tendance à la militarisation de la police est omniprésente, elle se manifeste aussi en France au niveau des armements et des tactiques de répression des manifestations.

[5] Expression que je détourne de Lacan dans son commentaire d’Antigone : cf. Jacques Lacan, Le Séminaire (VII) : L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), éditions du Seuil, 1986.

[6] Je n’aborderai pas ici la question, qui a été chaudement débattue (et le demeure) de savoir si les procédures informatisées de contrôle des déplacements et des contacts individuels pour « tracer » les contagions possibles, instituées ou annoncées ici ou là (en France, elles ont, semble-t-il, été passivement refusées par la majorité des citoyens, pour des raisons qui tiennent peut-être autant à la facilité qu’à l’objection de principe) constituent ou non une menace durable pour les libertés fondamentales. En deux mots cependant, je récuse les comparaisons hyperboliques avec les systèmes concentrationnaires, mais je prends très au sérieux l