Grégory Doucet : « L’écologie politique est la seule matrice intellectuelle qui aujourd’hui permet de penser l’inclusion »
Le 4 juillet dernier, Grégory Doucet, candidat des écologistes pour les élections municipales, qui avait rassemblé au deuxième tour l’ensemble des partis de gauche, devenait officiellement maire de Lyon. Âgé de 46 ans, il n’avait jusque-là jamais exercé de mandat politique, mais ses engagements en faveur de l’écologie et de l’économie sociale et solidaire sont anciens. On peut même considérer son parcours comme marqué par des expériences professionnelles qui sont autant d’engagements personnels intenses. Étudiant à l’École de commerce de Rouen, il préside l’association Genepi qui intervient dans les prisons, puis il travaille dans le secteur humanitaire, au sein de l’association « Planète Enfants et Développement » (qui aide les enfants et les familles vulnérables), ce qui le conduira à exercer à Manille, de 2002 à 2006, puis à Katmandou de 2006 à 2008. Il rejoindra ensuite l’ONG « Handicap International », comme responsable des opérations en Afrique de l’Ouest, ce qui le conduira à s’installer à Lyon en 2010.
Choisi par les militants écologistes pour mener la liste aux élections municipales, il a mené avec Bruno Bernard, candidat EELV à la métropole de Lyon, lui aussi victorieux (dans le cadre d’un scrutin unique en son genre en France puisqu’il est direct), une campagne rigoureuse et cohérente, prenant le parti de développer des idées sur un mode assez particulier. Il a en effet manifesté dès le départ sa volonté d’être un élu capable de proposer une pensée et une démarche coopératives, plus qu’un programme-catalogue sur le mode traditionnel de la plupart des personnes en lice. Il a maintenu cette orientation pendant toute la période étrange de suspension électorale ouverte par la pandémie : il a utilisé le confinement pour approfondir avec son équipe l’analyse de la situation lyonnaise au regard des enjeux écologiques et pour se préparer à une prise de fonction qui paraissait hautement probable après le premier tour.
Il a semblé intéressant de rencontrer cet homme discret et peu connu du grand public, désormais aux commandes de la troisième commune française, centre de la deuxième métropole nationale, c’est-à-dire dans une position de responsabilité éminente. La taille de Lyon et de son agglomération, le dynamisme démographique, économique, universitaire et culturel de cette ville à l’incontestable rayonnement international (mais paradoxalement souvent ignorée de bien des élites parisiennes) en fait ipso facto le terrain d’une épreuve qualifiante majeure pour les écologistes et leurs alliés.
Cet entretien, mené le mercredi 22 juillet dans les bureaux de l’Hôtel de Ville, a été réalisé, à la demande d’AOC, par le géographe Michel Lussault, professeur à l’ENS de Lyon et directeur de l’École urbaine de Lyon, avec le souci de proposer à Grégory Doucet non pas un passage en revue de son programme, mais une discussion sur des idées qui lui paraissent décisives pour orienter son action. Il s’agit donc d’un témoignage particulier, celui d’un moment où un nouvel élu pose les premiers fondements intellectuels de sa mandature.
Une question, pour commencer, sur votre parcours : vous n’êtes pas un professionnel de la politique, vous accédez à une charge importante en nouveau venu. Or, en regardant votre biographie, votre engagement politique semble s’être forgé dans votre expérience professionnelle au sein du champ de l’humanitaire ; vous avez travaillé à Manille, Au Népal, en Afrique de l’Ouest, etc., ce qui vous donne un « profil » très différent de beaucoup d’autres élus. Comment ces expériences ont-elles compté dans la façon avec laquelle vous avez consolidé votre référentiel écologique ?
Le jeu d’une campagne électorale, c’est aussi de construire un personnage. Ce personnage n’est pas factice, il me correspond, toutefois je ne m’y réduis pas. Quand j’étais jeune adulte, j’oscillais entre l’envie de m’investir dans les questions environnementales et celle de m’impliquer dans les questions sociales. J’ai d’ailleurs commencé mon parcours professionnel par l’économie sociale et solidaire. J’ai occupé des fonctions qui étaient presque celles d’un travailleur social, tout en ayant très tôt un intérêt marqué pour l’environnement. À l’époque, dans les années 1990, on parlait déjà d’écologie, mais peu d’écologie politique au sens actuel du terme. La conscience environnementale était encore en général très limitée et vague dans la société. J’étais déjà sensible à cette cause, notamment à l’extinction de la biodiversité. Mon parcours d’humanitaire est venu nourrir et renforcer une conscience que j’avais déjà, mais qui restait un peu flottante, me donner une lecture basée sur des observations personnelles que d’autres avaient déjà, en parallèle, théorisées.
Je me souviens notamment de mes premiers mois à Manille. J’étais choqué de découvrir que les habitants de bidonvilles vivaient sur une montagne d’ordures essentiellement constituée de plastiques. La société de consommation avait réussi à tout envahir, même chez les plus pauvres. Les grandes entreprises leur vendaient des dosettes de savon puisqu’ils ne pouvaient pas s’acheter des flacons. Cela générait une quantité astronomique de petits déchets plastiques sur lesquels les gens résidaient littéralement. Cela m’a fait prendre conscience des interconnexions entre différentes problématiques : ici, comment des stratégies économiques « rationnelles » pouvaient être génératrices d’inégalités et de pollution massives et inacceptables, et d’un dérèglement de l’espace de vie. Oui, voir des gens subsister sur des montagnes d’ordures m’a bouleversé. J’ai réalisé que les logiques économiques et sociales du monde qu’on a créé, soi-disant de l’opulence, expliquaient que tous ces déchets locaux et importés servent de milieu à des êtres humains que la société de consommation est pourtant censée servir si l’on en croit ses promoteurs.
Il me semble que ce type d’expérience vous donne une vraie singularité dans le paysage des acteurs de l’écologie. Vous établissez d’emblée une liaison entre l’injustice environnementale et l’injustice sociale, et de façon encore plus singulière, vous portez un regard sur l’environnement qui s’est construit à l’extérieur du territoire français, depuis les pays du Sud. Alors que les responsables écologistes français et européens se sont en général, ces dernières années, surtout occupés de ce qui se passe en Europe, en France, ou dans leur milieu proche. Il y a quelque chose de particulier dans ce double décadrage qui fonde votre approche…
Oui, le lien entre l’injustice environnementale et l’injustice sociale s’illustre bien à Manille. Le fait d’en être témoin à l’autre bout du monde a nourri mes réflexions sur le caractère global de tous ces phénomènes. Même si en France, on pouvait déjà observer de tels liens, les voir à l’œuvre personnellement dans plusieurs endroits du monde enracine ce constat : on est tous sur la même planète et toutes les problématiques que nous craignons un jour de rencontrer en France existent déjà ailleurs. Un autre exemple : comme beaucoup de gens, j’ai lu de nombreux ouvrages, de Jared Diamond à Pablo Servigne, sur la question de l’effondrement planétaire. Or dans ma carrière récente d’humanitaire, j’ai travaillé sur des terrains situés en Afrique de l’Ouest, et ce que j’ai pu observer dans la bande sahélienne, c’est un véritable effondrement qui est lié notamment à l’accroissement des contraintes environnementales. La plus grande fréquence des épisodes de sécheresse et ses conséquences sur la production agricole, sur les habitats, sur les mouvements de populations, génère des situations d’embrasement social. Vous y ajoutez des paramètres politiques et/ou religieux avec l’arrivée d’imams très rigoristes en provenances d’Arabie Saoudite, plus le laissez-faire de la circulation des armes, et c’est comme si vous jetiez de l’essence sur une étincelle. Voilà donc une zone dans le monde qui s’effondre d’ores et déjà. Aucun État de droit ne peut être établi : les populations sont en insécurité permanente, elles n’ont aucun moyen de se projeter. Constater que le pire des maux que certains ont pu craindre est déjà là, ou en voie d’arriver, n’a fait que renforcer chez moi cette conscience écologique.
Mon engagement dans l’humanitaire explique que je me suis aussi beaucoup intéressé à la géopolitique et aux interactions géographiques entre groupes humains. Cela m’a fait m’inquiéter ou prendre conscience que des phénomènes qui sont en cours peuvent avoir des « effets rebonds » au-delà de leur espace d’origine. L’exemple du Sahel est très parlant : pression environnementale, circulation des armes, facteurs religieux, délabrement politique se relient, un embrasement local advient et une généralisation régionale est alors possible. Est-ce que ce genre de circonstances nous pend au nez, si je puis dire ? Je ne l’espère pas et je suis convaincu qu’on peut inverser la tendance, créer des cercles vertueux là où cela semble impossible. Pour cela, il faut du politique, mais renouvelé. Car, j’ai pris peu à peu conscience que le personnel politique, en particulier en France, avait une facilité déconcertante à manipuler un certain nombre d’analyses et de concepts vertueux et une incapacité criante à les incarner et à les déployer. Face à ce constat, j’ai cherché à mettre mes expériences au service d’un projet situé, là où je réside désormais. Et avec une conviction : même si ma conscience politique est bien forgée, je ne suis spécialiste que de très peu de choses. En revanche, je suis persuadé que le regroupement de personnes engagées autour d’un projet politique commun peut donner des résultats importants. Aujourd’hui, ce qui manque, ce sont des gens qui sont prêts à assumer le leadership et qui savent mettre ensemble des gens brillants au service du même objectif. Et c’est cela que j’ai souhaité faire.
Vous semblez avoir une conscience de ce que l’effondrement est déjà là, mais également que le pire n’est jamais certain. Cela vous place dans une position qu’on pourrait rapprocher de celle de Jean-Pierre Dupuy, dans Pour un catastrophisme éclairé, qui met en avant l’idée qu’il n’y a pas à vouloir se protéger de la catastrophe puisqu’elle est déjà là, en nous : selon lui, « l’impossible est certain ». C’est un élément qui semble aussi très mobilisateur pour vous. Nous sommes déjà capables de constater partout dans le monde que des effondrements sont en cours. La vraie question est plutôt de réfléchir à comment on peut construire une forme de résilience.
Sommes-nous dans un processus général d’effondrement ? Je ne suis pas capable de répondre à une telle question, mais je constate simplement qu’il y a aujourd’hui des territoires où l’on peut bel et bien constater des effondrements. Je pense qu’on est encore capables d’éviter des généralisations, que cela devienne un phénomène global. On peut empêcher ces effondrements de se développer en comprenant ce qui a conduit à ces situations. On peut établir des sociétés humaines qui sont plus résilientes.
Beaucoup de gens se sentent pourtant rassurés d’habiter en Europe, éloignés de ces zones de catastrophes. N’est-ce pas à tort ? Pensez-vous que cette situation devrait nous pousser plutôt à penser la vulnérabilité généralisée c’est-à-dire le fait que tout territoire est vulnérable, quel qu’il soit, où qu’il se trouve ? Selon vous, le territoire de Lyon est-il aussi exposé à une possible catastrophe ? Est-ce que vous avez le souci (au sens philosophique) de cette vulnérabilité du territoire local ?
Le vivant est par définition vulnérable. Les grandes fortunes de ce monde qui pensent aujourd’hui qu’il est préférable d’inscrire leurs enfants dans les universités suédoises pour les prémunir à terme des effets du changement climatique se trompent parce que la Suède ne sera pas épargnée non plus. Le problème est que, si l’on peut mesurer les « rétroactions positives » de notre impact anthropique sur le système-terre (c’est-à-dire, rappelons-le, les effets qui perturbent et déséquilibrent le fonctionnement du système), ce que les scientifiques modélisent à partir des données des sciences naturelles, on ne parvient pas à le faire, ni même à l’imaginer, pour ce qui relève des sciences sociales : c’est trop complexe et soumis à l’appréciation des croyances culturelles et idéologiques. Par exemple, on ne sait pas mesurer les perturbations à l’échelle du système géopolitique mondial d’un éventuel effondrement généralisé du continent africain ou d’une de ses parties.
Prenons le cas du Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique : une étude de l’observatoire des migrations internationales montrait que 50% des personnes interrogées déclaraient vouloir quitter le pays. Quand une population souhaite à ce point partir, cela amène nécessairement à se poser la question de la réaction des êtres humains face à l’affaiblissement voire l’effondrement de certains territoires qui deviennent pour eux invivables. Comment vont-ils réagir ? Où vont-ils aller ? Dans le pays voisin ? Plus loin ? Assistera-t-on à un accroissement massif des réfugiés climatiques ? On peut les penser abstraitement mais difficilement les anticiper géographiquement, socialement, économiquement. Ces mouvements de populations peuvent même générer un phénomène d’effondrement dans des pays hôtes qui ne peuvent pas les accueillir. On ne sait pas ce que vont produire ces mouvements massifs de populations, s’ils arrivent, même si on a pu en observer des exemples locaux.
Je ne suis pas pessimiste pour autant, mais j’ai appris à anticiper les risques. Face à un risque inévitable, être optimiste ou pessimiste n’a aucun sens. La seule réaction possible est la mise en mouvement, la réaction, via l’anticipation et la préparation. Je n’ai pas la prétention de préparer à moi seul cette ville aux épreuves liées au changement global. Par contre, m’entourer, mobiliser toutes les forces de la ville mais aussi au-delà, c’est mon ambition, pour aller dans le sens de la préparation. Et en se préparant, on contribue à atténuer les effets indésirables du changement global et on améliore la vie de nos concitoyens. L’un de nos opposants politiques au conseil municipal disait que la ville de Lyon ne pesait rien sur la planète et que dire qu’on allait contribuer à atténuer les effets du changement climatique, c’était vouloir éponger l’océan. C’est une vision erronée selon moi. Nous avons un rôle à jouer, ici et maintenant, on doit à Lyon prendre notre part et ainsi engager un mouvement qui aura de l’effet localement et globalement. Et si on a une pratique dans l’exercice du pouvoir qui est cohérente avec la mission qu’on s’est donnée, il y a ce que j’appellerai une résonance. On donne une puissance à son action qui dépasse le cadre où on la réalise, ce que beaucoup de responsables politiques semblent avoir oublié.
Cette résonance sur laquelle vous insistez, ne renvoie-t-elle pas aussi à l’idée que l’action politique impose de trouver les mots justes pour désigner des phénomènes qu’on a longtemps refusé de dénommer, donc de prendre en considération et de penser. Il faut d’abord trouver les bons mots pour dire les choses telles qu’elles sont. Sans cela, l’exemplarité n’est pas possible et rien ne résonne. Pour vous, le travail d’élu n’est-ce pas aussi celui de désigner clairement ce qu’il y a à faire et la façon de le faire.
Oui, et j’ajouterais que la résonance en physique, c’est quand les fréquences se calent et se démultiplient. Quand on arrive à mettre en résonance les discours et les actes, cela leur donne une puissance d’exemplarité et de mobilisation. Les Lyonnaises et les Lyonnais ont conscience des enjeux mais ils ont envie qu’on passe à l’action avec authenticité. Si l’engagement est authentique, quelque chose est possible et là on se met en mouvement. Et c’est là où l’exemplarité donne envie de s’engager.
Plus qu’une simple exemplarité, ne serait-ce pas une éthique politique, qui vise la justesse de ce que l’on fait en une situation donnée ?
Certes, mais on court parfois le risque que l’éthique politique se cantonne au seul champ de la déclaration, du discours programmatique. Pour moi, ce n’est pas qu’une question de discours, mais aussi de mise en acte. D’où l’importance à la fois de choisir les mots pour ne pas faire croire n’importe quoi mais également de faire des choix de vocabulaire qui peuvent se traduire concrètement. Quand, lors de la campagne électorale, j’ai parlé de l’objectif de viser une ville de Lyon apaisée, j’ai voulu montrer la richesse et l’ambition de cela. Une ville apaisée, c’est une ville avec moins d’automobiles, où l’on va rouler moins vite en privilégiant les mobilités douces et les transports publics, donc avoir moins de bruit, moins de pollution, mais aussi une ville où les relations sociales seront plus conciliantes, les conditions de vie plus « calmes », les inégalités réduites, le rapport à la nature régénéré avec l’implantation de forêts urbaines et le renforcement de la biodiversité, etc. Le mot apaisé est très important pour moi et il est structurant de notre démarche, c’est un mot d’action.
Dans votre campagne électorale, vous avez fait le choix de termes et d’un style sobres. Vous avez notamment refusé le champ lexical belliqueux, guerrier, pour privilégier un double registre : celui du diagnostic rigoureux d’un état social, économique et environnemental de la ville, mais aussi de la conciliation et de l’apaisement.
Hier, lors d’un séminaire de travail de la majorité municipale, j’ai parlé d’une « démarche politique inclusive » : ce n’est pas simplement une rhétorique mais définit une méthode. La transition écologique, la construction d’habitudes de vie qui soient compatibles avec les limites de la planète, c’est l’affaire de tous, pas de quelques-uns. On doit s’assurer d’embarquer le plus grand nombre en tant qu’acteurs réellement impliqués dans ce mouvement-là. Ce qui peut paraître contradictoire avec la politique traditionnelle, puisque lorsqu’on fait de la politique, on clive, on joue sur les différences pour pouvoir exister. Mais la particularité du moment présent, c’est qu’on a besoin de se réconcilier pour aller tous ensemble dans la même direction, parce que si on n’est pas ensemble, on ne pourra pas avoir cet effet de résonance qui nous permettra de faire face à l’ampleur des dangers. Il y a une nécessité de réconciliation qui implique de sortir des habitudes et des réflexes de clivage. Alors oui, on passe parfois pour des OVNI politiques, on fait de la politique sans en faire vraiment, puisqu’on n’est pas dans ces logiques de clivage.
Est-ce votre manière d’interpréter la proposition de Bruno Latour de redevenir terrestres, c’est-à-dire de devenir des êtres humains qui prennent conscience de leur condition de terriens et concilient leurs idées et sensibilités et même se réconcilient dans la mesure où sans cela, rien ne sera possible ?
Oui, et cela implique de repenser non pas seulement les institutions, mais d’abord et avant tout la façon dont on exerce le pouvoir. J’en suis encore, en cette phase d’installation de mon équipe, à essayer de trouver les espaces pour qu’on promeuve dès le départ la conciliation. Je cherche tout de suite dans ma façon d’être maire la démarche qui consiste à recueillir le consentement, plutôt que d’aller vers la voie formelle du consensus qui parfois ne sert qu’à sauver la face. Je cherche plutôt le consentement actif puisqu’il est plus impliquant pour chacun. Et je crois que la question de l’implication, de la participation, de l’exercice de la responsabilité est absolument indispensable pour le projet politique que l’on sert. On ne réussira à aller vers la transition écologique qu’à la condition de faire système et que chacun prenne sa part. Il est essentiel pour moi que chacun trouve sa place. J’ai été militant dans l’association Genepi qui intervient en milieu carcéral, et j’en ai été le président pendant un an. En fréquentant les détenus et en préparant leur sortie, on voit à quel point une société qui ne se prépare pas à accepter le retour d’une personne qu’elle a momentanément exclue, une société qui n’est pas prête à faire sa place à quelqu’un, est une société extrêmement violente. Cette idée que chacun ait sa place est pour moi fondamentale.
On pourrait même penser que de ne pas savoir préparer le retour de ceux qu’on a mis momentanément de côté est le pendant de notre incapacité à penser la place des non-humains dans nos conciliabules. Cette incapacité à accorder à chacun et à toutes les entités vivantes ou non vivantes leur place n’est-ce pas un symptôme de plus de l’étrange façon qu’on eut les « modernes » (i.e. la pensée occidentale dominante) de concevoir le rôle historique de l’être humain (masculin et blanc) sur la Terre.
Oui et c’est pour cela que l’écologie politique en ce qu’elle s’appuie sur la science des écosystèmes est la seule matrice intellectuelle qui aujourd’hui permet de penser – en théorie et en pratique – l’inclusion. Un écosystème tient par sa composition multiple de formes de vie qui ne répondent pas nécessairement à un modèle unique, mais un équilibre se crée. À vouloir nous faire croire qu’il faut répondre à un certain modèle exclusif de normalité, alors que la normalité n’existe nulle part, on finit par créer des systèmes qui sont extrêmement générateurs d’inégalités et d’exclusion. On pourrait refaire ainsi tout un historique de l’avènement de la mondialisation et de la financiarisation qui est génératrice de ces inégalités. On n’a jamais créé des sociétés aussi excluantes alors qu’on n’a jamais eu autant de richesses à partager. C’est bien qu’on a un problème de conception politique d’articulation, de répartition des richesses, de rapport aux autres. La meilleure référence pour repenser des systèmes humains résilients et inclusifs, c’est la référence du vivant. C’est plusieurs centaines de millions d’années de recherches d’équilibre, d’homéostasie. Nous aujourd’hui, nous sommes dans un système qui n’est pas du tout à l’équilibre.
Une des difficultés de l’écologie comme science et comme théorie politique, c’est de faire en sorte qu’on puisse passer de cette problématique du vivant, du système, à cette problématique du socio-éco-système qui est un système composé de vivant mais pas uniquement. Comment arrive-t-on à concilier la vision de l’écosystème avec la vision du social qui parfois n’est pas réductible à la seule pensée de l’écosystème ?
Selon moi, elle fait partie du système. Les interactions sociales sont un des éléments des écosystèmes.
Oui, mais ces pensées politiques qui modélisent la société sur l’écosystème sont parfois suspectées de dépolitiser la relation à autrui. Si on reprend la pensée d’Hannah Arendt, ce qui constitue le politique, c’est la relation entre les êtres humains, qui résulte de l’existence d’un « espace qui est entre les hommes », une stase qui doit être régulée. Le politique se forge dans la gestion de cette relation. N’y-a-t-il pas un risque alors à modéliser la société à partir des termes du vivant, de dépolitiser et déculturaliser les relations et d’en faire des relations naturelles ?
Mais selon moi, l’écologie politique n’est pas une pensée politique centrée sur les seuls écosystèmes naturels, elle pense aussi les interactions entre les individus et elle renvoie également à une interrogation fondamentale sur l’individu, sur l’écologie individuelle. La relation à soi-même c’est d’abord la compréhension de ce qu’on est en tant qu’individu – pas tant au niveau de l’identité mais qu’en tant que forme de vie. D’ailleurs, un certain nombre de sciences nous donnent aujourd’hui à réinterroger ce que nous sommes au sens kantien du terme, grâce à tout ce qu’on a pu apprendre sur notre cerveau, nos organes, notre physiologie, sur ce qu’on appelle notre deuxième cerveau, le système digestif, etc. Tout cela permet de dresser le constat qu’en tant qu’individu, nous sommes un assemblage de milliards d’entités. J’aime bien prendre cet exemple, parce qu’il montre à quel point le vivant est avant tout une affaire de coopération avant d’être une affaire de compétition. Or notre société d’humains, telle qu’on l’a construite et théorisée en Europe, s’est fondée sur l’idée que la concurrence devait être le moteur de toute chose, de toute activité. Et je fais là le lien avec Hannah Arendt : la relation entre deux êtres peut ne pas être nécessairement basée sur une compétition, mais plutôt sur l’échange de regards différents et c’est cela qui crée du politique renouvelé.
Moi, j’aspire à créer une société de la coopération. Cette coopération nous est intrinsèque, c’est presque un réflexe naturel de coopérer. Pourtant, la façon dont on s’est organisé, les référentiels auxquels on s’attache pour construire nos relations nous incitent sans cesse à être en compétition en permanence. Le monde économique (mais aussi, on le voit bien en France, le monde scolaire) est organisé autour de cet esprit compétitif qui s’est même renforcé dans les dernières décennies. Pour autant, c’est bien vers la direction d’établir comme référentiel principal la coopération entre les êtres, avant la compétition, que je souhaite aller. Bien sûr que la compétition existe aussi dans le vivant, je ne suis pas naïf. Mais construisons d’abord des références de coopération et acceptons qu’il y ait une part de compétition mais plutôt dans un souci d’émulation. Aujourd’hui, la norme globale, c’est la compétition, je pense qu’il faut proposer d’autres normes.
Et cette coopération, vous la voyez d’abord à l’échelle de l’individu et de son immédiate proximité, c’est-à-dire que l’individu ne doit plus être considéré comme une citadelle souveraine qui devrait décider de tout mais privilégier les relations de coopération avec son entourage. C’est une coopération que vous essayez également de prôner à l’intérieur de l’équipe municipale, et c’est aussi une coopération que vous essayez d’étendre à l’ensemble de la société lyonnaise…
La manière dont vous posez la question sous-entendrait que coopérer, c’est effacer l’individu. Ce n’est surtout pas le cas.
Disons alors que c’est sortir d’une certaine idéologie de l’individu utilitariste souverain en permanence dans tous ses désirs. Puisque coopérer, c’est aussi parfois consentir à ne pas aller jusqu’au bout d’un désir.
Consentir, c’est quand même un exercice de la volonté : les individus restent souverains mais éclairés. Vous évoquiez mon expérience humanitaire : je me suis régulièrement posé la question si le fait d’avoir vécu en Asie et donc d’avoir approché certaines formes d’organisation sociales, certaines références spirituelles différentes de celles dans lesquelles on baigne en Europe occidentale ne m’ont pas influencé. Je crois beaucoup à la prise de conscience, à l’élévation – pas au sens religieux mais au sens de celui qui s’élève par le savoir, comme on le fait à l’école – de la conscience de ce qu’on est, de ce qui nous entoure. Cela ne nous empêche pas d’être souverain dans nos choix.
Certes, mais devenir écologiste, c’est aussi prendre conscience de l’existence de limites. Et il s’agit alors de reconnaître qu’il existe des limites à ses propres aspirations et à ses désirs, alors qu’une partie de la philosophie politique occidentale a construit l’individu souverain comme une entité autogène et autoréférentielle, en quelque sorte, qui se décrète en elle-même et qui se définit en elle-même, et ne se pose aucune limite. C’est l’individu de la société de consommation : tout ce qu’il désirera devra être satisfait. Or l’écologie, dans une certaine mesure, est déceptive : elle rappelle la nécessité d’accepter des limites.
Oui, ainsi précisé, je suis d’accord. L’une des premières choses que l’on apprend en tant que parent, c’est à fixer des limites à ses enfants. Les limites permettent une confrontation qui peut leur donner l’opportunité de dépasser leurs propres limites. Les enfants ont besoin de limites pour grandir, pour s’élever. Or, ce qui peut paraître étonnant dans cette société de consommation, c’est qu’alors qu’on sait la nécessité de poser des limites aux enfants, dès lors qu’on devient adulte et consommateur, tout disparaît. Comme si nous étions encore moins bien armés qu’un enfant une fois adulte. Est-ce que cela expliquerait une grande part du mal-être qu’on voit poindre chez beaucoup d’individus? En tout cas, l’écologie politique dit la nécessité de l’acceptation des limites, c’est aussi une exigence de lucidité. D’où l’importance, on y revient, de bien choisir les mots et de tenir un discours sur les raisons qui nous poussent à porter un tel projet politique. En réunion de la majorité, j’ai partagé ce qui relevait pour moi des éléments fondamentaux qui permettent d’engager la transition écologique : c’est un processus de changement exigeant, cela implique de savoir d’abord pourquoi on change. Donc de choisir les mots et en permanence de rappeler pourquoi on fait les choses, redire les risques, les enjeux, les constats scientifiques, etc., pour que les gens n’oublient pas d’où l’on part.
S’agit-il vraiment d’une transition ou n’est-ce pas déjà trop tard ? La transition présuppose que l’on sache d’où l’on part et où l’on va, ce qui ne me paraît pas garanti ! N’est-ce point une mutation que nous devons engager ?
Tout à fait, mais il faut aussi accepter un minimum de jeu politique. On n’est pas arrivé là par hasard. Parler de transition permet d’éviter de donner l’impression qu’on va tout casser en arrivant, cela permet une conciliation. Mais il est certain qu’en parlant aujourd’hui de transition, on ne définit pas où l’on va. J’avoue ne pas avoir encore trouvé les bons mots pour expliciter cela. Voilà pourquoi je dis, faute de mieux, que nous sommes dans une période de transition, qui peut nous permettre de progresser vers des sociétés humaines dont le fonctionnement permettra non seulement de respecter les limites planétaires mais aussi de participer de la régénération de la planète. En vérité, ces sociétés nouvelles, je ne sais pas encore vraiment à quoi elles vont ressembler, mais je sais que c’est bien cela qu’on cible. Pour moi, il est certain que Lyon ne doit plus être un « poids », ne doit plus peser sur l’écosystème planétaire, mais doit prendre sa part dans cette régénération et dans l’épanouissement de la biodiversité pour permettre à des formes de vie de pouvoir exister en coopération avec nous.
C’est aussi cela qui justifie votre attention à la prospective, à laquelle vous consacrez une partie d’une délégation ? La prospective ne serait pas une manière de répondre de façon péremptoire à des questions, mais une capacité scénaristique pour définir les voies de passage vers une société réconciliée avec elle-même et avec les non-humains ?
Oui et j’y mets aussi un besoin de se mettre en situation d’identifier des risques qu’on ne cerne pas encore suffisamment : cela passe par la scénarisation mais aussi par la réflexion sur la résilience. Il s’agit de réfléchir et d’agir pour faire de Lyon une ville résiliente, au sens d’être capable d’anticiper autant que possible des contraintes à venir. Il importe de ne pas subir, de seulement s’adapter tant bien que mal à une crise qui nous prendrait de cours, mais de construire des systèmes agiles dans d’autres configurations. Il y a nécessité d’imaginer le temps long, mais aussi de regarder le temps court et d’intégrer ces risques à venir. J’ai discuté récemment avec le directeur des HCL (Hospices civils de Lyon), notamment au sujet de la pandémie actuelle et je lui disais la nécessité qu’on se prépare à d’autres formes de crises sanitaires. Si demain, la centrale nucléaire de Bugey (NDLR, située à 30 kilomètres de Lyon) connaît un accident, ni vous ni moi n’avons la garantie d’avoir notre pastille d’iode dans les 24 heures. Je ne veux pas faire peur, mais il y a un certain nombre de risques qui nous entourent, qui peuvent faire système et auxquels nous ne sommes absolument pas préparés. De même, sur la question de l’hébergement d’urgence, j’ai glissé récemment à Emmanuelle Wargon, ministre déléguée auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée du logement, qu’il fallait développer une pensée prospective de court et de long terme. Toutes ces questions prospectives, notamment celles qui permettent de se préparer aux crises, il faut les intégrer dans nos politiques locales. On ne peut pas s’en remettre au seul préfet ou à l’Agence régionale de santé. On a besoin de s’emparer de ces sujets qui sont politiques.
Selon vous, un élu comme le maire de Lyon, entouré de la Métropole, du Conseil départemental du Rhône, du Conseil régional, etc., doit s’emparer de sujets « chauds » et travailler ces sujets pour que son territoire puisse tenter des choses. Il y a cette volonté chez vous de ne pas laisser sur le côté un sujet à partir du moment où vous estimez qu’il est politiquement important à la fois pour les Lyonnais et pour tous les « terrestres ».
Je dois le considérer. Cela ne veut pas dire que nous devons être l’acteur exclusif ou principal mais que nous devons oser aborder des sujets qui ne sont pas dans nos prérogatives institutionnelles. Et de le faire en privilégiant la transversalité de l’action et la coopération. J’ai ainsi demandé à tous les adjoints d’identifier les autres adjoints avec lesquels ils ont besoin de travailler sur des dossiers stratégiques. Quelles sont les autres personnes qui doivent être contributrices ? Croiser les regards, faire travailler les gens ensemble, pour moi, c’est cela la transversalité et la coopération dans les actes. J’ai très vite voulu montrer cette volonté de nous saisir de questions importantes comme celle par exemple de la nouvelle ligne à grande vitesse Lyon/Turin et prouver que la ville peut être une possible contributrice, qu’elle a des choses à dire et proposer. Par exemple, concernant cette nouvelle ligne à grande vitesse, c’est plus globalement la question de l’investissement dans le rail qui se pose. Est-ce qu’on construit une énième ligne à grande vitesse pour rejoindre deux villes qui peuvent être reliées par d’autres façons ? Est-ce que c’est vraiment du temps qu’on a besoin de gagner ? Je ne pense pas. En revanche, des dizaines de milliers de personnes ont très certainement intérêt à gagner du temps pour aller sur leur lieu de travail tous les jours, entre Ambérieu et Lyon, entre Saint-Étienne et Lyon, etc. Là, si on met bout à bout le temps qu’on peut faire gagner à tout le monde, si on met en place des lignes plus fréquentes, plus confortables sur ces trains du quotidien, on répond bien mieux aux vrais besoins de la population, de notre ville et de son économie. Les huit milliards qu’on veut investir dans le Lyon/Turin vont bénéficier à quelques grandes entreprises qui creusent des tunnels et posent des rails, mais moi ce qui m’importe, c’est que cet argent bénéficie à tous les habitants de Lyon et à toutes les entreprises installées sur le territoire parce que leurs salariés pourront venir travailler plus facilement.
Cet exemple montre comment au-delà des prérogatives d’un élu, un maire doit se saisir des sujets qui lui paraissent être d’intérêt majeur pour les Lyonnais mais au-delà pour l’ensemble des habitants d’un bassin de vie.
Oui, on doit avoir un regard sur tout cela. La prospective c’est aussi cela : s’intéresser à un tas de sujets qui ne sont pas dans notre viseur institutionnel, mais qui nous obligent à penser ce que l’on fait maintenant à l’aune de ce qui pourrait arriver demain.
Une question pour terminer : dans la délégation de votre troisième adjointe, il y a le terme de « redevabilité ». On ne peut pas considérer que l’apparition de ce mot soit purement décorative. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est un terme fondamental. Pour moi, c’est une traduction simple quoique peu courante du mot anglais « accountability » qui exprime parfaitement la notion du « rendre-compte », dire ce qu’on a fait. C’est le minimum qu’on attend d’un élu, il est normal qu’il rende compte de ce qu’il fait. Mais souvent, la manière de rendre compte se confond avec une communication politique qui n’est plus un véritable compte rendu, mais un acte publicitaire. Ou alors cela prend le tour d’un processus purement formel et réglementaire. Par exemple, tout le monde a accès aux délibérations des conseils municipaux, mais personne ne les lit vraiment, ce n’est pas de la redevabilité comme je l’entends c’est-à-dire une action vers les habitants, qui implique de se sentir véritablement responsable de ce que l’on a produit et de le donner à voir. C’est un moteur dans cette transition que l’on veut opérer. La mesure des progrès est un élément essentiel pour engager un changement : créer de la confiance et alimenter l’envie de faire-ensemble puisqu’on montre que le changement est possible. Sinon on finit par tuer l’espoir que les gens ont placé en nous.
N’est-ce pas particulièrement utile mais aussi difficile dans un contexte où vous, en tant que maire de Lyon, vous proposez une évolution qualitative de la ville de Lyon ? Vous n’avez pas abordé votre projet à travers les batteries classiques d’indicateurs de croissance, de développement d’équipement, de nombre de logements, etc. Vous avez beaucoup plus voulu travailler sur une forme de réconciliation, on l’a entendu, et aussi de réparation d’un territoire abîmé par une logique de développement à court terme. Comment assure-t-on le porter à connaissance de quelque chose qui est qualitatif ?
La difficulté est surtout de rendre compte de façon authentique. Et la meilleure façon qu’on a trouvé de le faire, c’est en se proposant d’établir ce qu’on nomme aujourd’hui faute de mieux un baromètre de bien-être et de la qualité de vie avec des citoyens. Probablement tiré au sort, des habitants vont définir et nous dire ce qui est important pour eux et sur quoi ils vont nous évaluer. Pour nous, ce sera un indicateur précieux qui nous permettra aussi d’objectiver, de faire atterrir ces notions qualitatives qui doivent être un minimum mesurables et évaluables. Cette démarche se rapproche de celle de la Convention citoyenne pour le climat mais dans l’optique de production d’un véritable outil politique qu’on s’engage à utiliser, pas simplement de recommandations. Il s’agit de toujours être capable de rendre compte des succès comme des résultats qui ne sont pas au rendez-vous. Il faut pouvoir accepter de regarder en face un certain nombre d’éléments de manière objective, même s’ils ne sont pas bons pour l’équipe municipale. Et se rappeler ce que disait Mandela : je n’échoue jamais, soit je gagne, soit j’apprends.